30ème dimanche ordinaire

Temps liturgique: Temps ordinaire
Année liturgique: C
Date : 23 octobre 2022
Auteur: André Wénin

« Le Seigneur entend ceux qui l’appellent : de toutes leurs angoisses, il les délivre.
Il est proche du cœur brisé, il sauve l’esprit abattu. »

(Psaume 34,18-19)

Un juste juge (Ben Sira 35,15b-22a)[1]

Le Seigneur est un juge qui se montre impartial envers les personnes. Il ne défavorise pas un pauvre, il écoute la demande d’un opprimé. Il ne méprise pas la supplication d’un orphelin, ni la plainte répétée d’une veuve. [Les larmes d’une veuve ne coulent-elles pas sur sa joue, et son cri, sur celui qui les provoque ?] Celui qui sert avec plaisir sera accueilli, sa demande parviendra jusqu’aux nuées. La prière d’un pauvre traverse les nuées, et tant qu’elle n’a pas atteint son but, il reste inconsolable. Il persévère tant que le Très-Haut n’a pas jeté les yeux sur lui, ni prononcé la sentence en faveur des justes pour rendre justice.

Au début de ce bref passage, le fils de Sira prend le contre-pied de la réalité expérimentée par bien des pauvres et des opprimés : le plus souvent, leurs cris, leurs appels au secours restent vains ; leur situation a même plutôt tendance à empirer. L’actualité le montre tous les jours, tout comme les dénonciations auxquelles les prophètes de l’Ancien Testament se livrent volontiers. La seconde partie du texte de Ben Sira l’admet d’ailleurs indirectement : Dieu fait souvent la sourde oreille quand un pauvre crie vers lui. Aussi peut-on penser qu’il n’est pas vraiment impartial, qu’il défavorise le pauvre quand il ne l’écoute pas, qu’il méprise l’orphelin et la veuve qui réclament justice. Dans ce texte, le sage ne cherche-t-il pas à sauver Dieu, contre les apparences ?

Peut-être. Mais s’il le fait, c’est à la lumière de sa foi. Une foi nourrie de l’expérience que l’Israël biblique a faite de Dieu au cours de son histoire, et dont il témoigne en racontant comment son seigneur a agi pour libérer les esclaves de Pharaon, ou en conservant les oracles prophétiques annonçant la fin de l’exil à Babylone et le retour des déportés au pays. Ce dieu n’est pas celui des grands de ce monde, il ne légitime pas les tyrans mais se tient au côté de ceux qu’ils tyrannisent. Aussi, malgré les évidences d’une réalité cruelle envers les pauvres et les écrasés, le sage croit que Dieu n’y est pas indifférent. Comme avec les fils d’Israël criant du fond de leur esclavage égyptien, le Très-Haut entend leur cri qui « traverse les nues », le poussant à y répondre en juge impartial.

Un tel discours cherche à amener les croyants à persévérer dans la fidélité à leur dieu, à continuer à « servir » ou à « prendre soin » (en grec, therapeuô) avec plaisir, comme le dit le verset central. La phrase est souvent interprétée dans le sens du service de Dieu, du culte « agréable à Dieu », le « plaisir » étant alors celui du Seigneur qui, en retour, agréera la demande du fidèle. Mais le texte est beaucoup moins précis, et cette imprécision permet de comprendre qu’il s’agit aussi de servir le prochain, de mettre son plaisir à prendre soin de lui, ou de lui faire plaisir de cette façon. En ce sens, le sage ne suggère-t-il pas que ces gens qui servent ainsi les pauvres sont le signe tangible que le Seigneur écoute la demande de l’opprimé, et répond à la supplication de l’orphelin et de la veuve dont il recueille les larmes ? C’est ainsi que le Très-haut jette les yeux sur eux et leur rend justice. La réponse de Dieu, source d’espoir, ne passerait-elle pas par la solidarité et la générosité de ceux qui se font proches des défavorisés, que Dieu ne peut défavoriser lui aussi ?

Deux postures en contraste (Luc 18,9-14)

À certains qui, mettant leur confiance en eux-mêmes, étaient convaincus d’être justes et méprisaient les autres, Jésus dit cette parabole : « Deux hommes montèrent au temple pour prier. L’un était pharisien, et l’autre, un collecteur d’impôts [publicain]. Debout, le pharisien priait en lui-même : “O Dieu, je te rends grâce parce que je ne suis pas comme le reste des gens, voleurs, injustes, adultères, ou encore comme ce publicain. Je jeûne deux fois par semaine et je paie la dîme de tout ce que j’acquiers”. Restant à distance, le publicain ne voulait même pas lever les yeux vers le ciel ; mais il se frappait la poitrine, en disant : “O Dieu, montre-toi favorable au pécheur que je suis”. Je vous le dis : celui-ci descendit chez lui en homme juste, mais pas l’autre. Car quiconque s’élève lui-même sera abaissé ; qui s’abaisse lui-même sera élevé. »

La parabole « du pharisien et du publicain » opère à la manière d’une caricature, dont la clé est fournie par Luc dès l’introduction. La petite histoire cible des gens qui, persuadés d’être des justes, regardent les autres avec dédain[2]. Une telle entrée en matière jette le soupçon sur la prière du pharisien avant même qu’il l’ait entamée. La mise en scène le favorise, pourtant. Le temple est en effet le lieu où Dieu se fait proche de ses fidèles. L’observant de la loi y est donc a priori plus à sa place qu’un homme que tous voient comme un pécheur.

Debout dans une attitude ostentatoire, le pharisien prie. Sa prière est typique des traits que Luc prête aux pharisiens : ils prient, jeûnent, versent la dîme et sont soucieux de leur image de justes (16,15). Sa prière est une action de grâce. Mais il ne remercie pas Dieu pour ses bienfaits. Il lui rend grâce pour ce qu’il est lui-même, avant tout par comparaison avec les autres, tous ces transgresseurs du cœur même de la loi, le décalogue (l’adultère peut viser l’idolâtrie). Au passage, il jette un regard de mépris sur le pécheur qui est entré au temple avec lui. Poursuivant son propre éloge, il fait état de son zèle : il ne se contente pas d’observer les préceptes de la loi, jeûnant bien au-delà de ce qui est requis et versant la dîme de ce qu’il achète, alors qu’elle est due par ceux qui gagnent de l’argent en vendant. La prière du pharisien montre qui il est : plein de lui-même, sûr de sa supériorité, il se pose en parangon de vertu. Dès lors, il n’attend rien de Dieu qu’il remercie, certes, mais dont il semble surtout attendre qu’il admire tant de vertu. (Il faut préciser avec C. Focant qu’il n’est pas représentatif des pharisiens de l’époque. « ll est la figure symbolique du danger moral d’orgueil spirituel et de mépris », danger qui « peut atteindre n’importe qui » [p. 234].)

L’attitude du publicain est radicalement différente. Loin de s’afficher fièrement en position debout, il reste à distance, prostré. N’osant pas lever les yeux vers Dieu, il se frappe la poitrine en signe du repentir que sa prière exprime indirectement. Beaucoup plus brève que celle du pharisien, elle est une demande de faveur. Cette faveur, il ne la mérite pas puisqu’il se reconnaît pécheur. Il espère en être l’objet malgré tout, montrant ainsi qu’il croit en la miséricorde du dieu qu’il supplie tout en reconnaissant la vérité de ce qu’il est.

En conclusion, Jésus exprime le point de vue de celui que les deux hommes ont invoqué en disant « O Dieu ! ». Témoin de la scène, un juif de l’époque de Luc aurait pensé que Dieu approuve l’homme pieux de lui rendre grâce pour ce qu’il est, et réprouve celui qui ne mérite en rien sa faveur. La conclusion est surprenante en ce sens. Elle est néanmoins cohérente avec l’introduction : celui qui se croit vertueux sur la base de ses prestations religieuses n’est pas celui qui sort justifié aux yeux de Dieu. Persuadé d’être juste, le pharisien ne l’est ni envers Dieu, dont il n’attend rien sinon qu’il l’admire, ni envers les autres qu’il dédaigne. Juste par rapport à lui-même, le publicain l’est aussi aux yeux d’un dieu qui, dans sa bienveillance, est prêt à faire au pécheur la faveur de son pardon, comme l’histoire de Zachée l’illustrera bientôt (Luc 19,1-10). Cette conclusion dit aussi quelque chose du dieu que Jésus annonce. Il n’est pas un admirateur inconditionné de la vertu et du zèle religieux, mais est proche des personnes qui cherchent à être vraies par rapport à elles-mêmes parce qu’elles croient en son regard miséricordieux.

Luc se méfierait-il donc de la religion ? Probablement pas. Mais il se méfiera du piège qu’elle représente. Si elle conduit à se sentir supérieur et donc aussi à juger autrui et à le mépriser jusqu’à se faire redresseur de torts, alors elle devient toxique. Elle aura beaucoup moins de chance de l’être si elle amène à la lucidité sur soi-même et donc à la véritable modestie, et si elle conduit à pratiquer le « ne jugez pas… ne condamnez pas… » cher à Jésus (Luc 6,37).

[1] Ce passage (auquel j’ai ajouté un verset « oublié ») aurait mieux convenu pour faire écho à la parabole de la veuve et du juge, lue dimanche dernier. Surtout si l’on ajoute la fin du v. 22 (non reprise dans la lecture ci-dessus), une phrase que Luc cite en partie et de façon déformée à la fin de la parabole (18,7-8) : « Le Seigneur ne tardera pas, il ne prendra pas patience avec eux, jusqu’à ce qu’il ait brisé les reins des êtres sans pitié ».

[2] Les premiers mots présentent une difficulté de traduction en raison de la forme du verbe utilisé. Je reprends la solution proposée par Camille Focant dans Des parables évangéliques (Lire la Bible 197), Paris, 2020, p. 228-229. Son analyse de la parabole est très bien faite, et ce commentaire s’en inspire beaucoup.

 
Bible et liturgie

Commentaires des lectures du dimanche par André Wénin

L’Église ne sait pas ce qu’elle perd à négliger le Testament de la première Alliance…

Les textes qu’on lira sous cette rubrique ne sont pas des homélies. J’y propose plutôt un commentaire, à mi-chemin entre une analyse exégétique et une lecture attentive à la fois au texte biblique et à la réalité humaine qui est la nôtre.
La traduction des textes commentés (le plus souvent les passages de l’Ancien Testament et de l’évangile) est très souvent corrigée. La version liturgique est globalement insatisfaisante, en effet. Elle lisse le texte au point d’en gommer les difficultés, c’est-à-dire précisément les points où peut venir "s’accrocher" le commentaire parce qu’ils posent question. Quant au texte de l’Ancien Testament, il est fréquemment amplifié de manière à restaurer le passage dans son intégralité en vue du commentaire. 

André Wénin