« Garde-moi comme la prunelle de l’œil, à l’ombre de tes ailes, cache-moi »
(Psaume 17,8)
Les deux lectures proposées pour ce dimanche illustrent deux moments de la consolidation de la foi dans la résurrection apparue au sein du monde juif au cours du 2e siècle avant l’ère commune. Le passage du livre des Martyrs d’Israël (ou livre des Maccabées) est l’une de ses premières expressions bibliques.
Espérance de vie (2e livre des Maccabées 7,1-2.9-14)
OU : quand notre censeur réduit une femme au silence…
Sept frères avaient été arrêtés avec leur mère. À coups de fouet et de nerf de bœuf, le roi [Antiochus] voulut les contraindre à manger du porc, viande interdite par la loi. L’un d’eux se fit leur porte-parole et dit : « Que cherches-tu à savoir de nous ? Nous sommes prêts à mourir plutôt que de transgresser les lois de nos pères. » […]
Au moment de rendre le dernier soupir [le 2e frère] lui dit : « Tu es un scélérat, toi qui nous exclus de cette vie présente ! Mais parce que nous mourons par fidélité à ses lois, le Roi du monde nous ressuscitera pour une vie éternelle. » Après lui, le 3e fut mis à la torture. Il tendit la langue aussitôt qu’on le lui ordonna et il présenta les mains avec intrépidité, en disant avec noblesse : « C’est du Ciel que je tiens ces membres, mais à cause de ses lois je les méprise, et c’est par lui que j’espère les retrouver. » Le roi et sa suite furent frappés de la grandeur d’âme de ce jeune homme qui comptait les souffrances pour rien. Lorsqu’il fut mort, le 4e frère fut soumis aux mêmes sévices. Sur le point d’expirer, il dit : « Mieux vaut mourir par la main des hommes, quand on attend la résurrection promise par Dieu, car pour toi, il n’y aura pas de résurrection pour la vie. »
Les livres des Maccabées sont liés à une crise importante survenue durant le deuxième quart du 2e siècle. Ils en racontent divers épisodes, parfois enjolivés à la façon d’une hagiographie. Cette crise fut provoquée par le roi de l’époque, Antiochus IV, dit Épiphane, qui voulut contraindre le peuple juif à adopter les usages et les cultes du monde grec, et cela, à coup de persécutions (en 167-164). À l’appel du prêtre Mattathias, des juifs fidèles se rebellent. Après sa mort, son fils Judas surnommé « le marteau » (maqqèbèt en hébreu[1]) lui succède. Prenant les armes, il organise la résistance. C’est dans ce contexte que va se développer la croyance en la résurrection. En effet, pendant ces années noires, des justes meurent à cause de leur foi : le récit du martyre des sept frères et de leur mère, d’où est tiré l’extrait ci-dessus, en est une illustration, au-delà de ses traits hagiographiques évidents. Dieu, qui est juste, peut-il laisser dans la mort celles et ceux qui sont morts prématurément pour lui et n’ont donc pas vu leur fidélité récompensée de leur vivant par une existence pleine et heureuse ? Non : dans sa justice, il rendra la vie à ces justes, il les relèvera de la mort et les comblera éternellement.
Comme à son habitude, le censeur liturgique a sorti ses ciseaux, et d’une façon très significative – un condisciple de jadis, Michel Clincke, me l’a fait remarquer tout récemment, ce dont je le remercie plus que vivement[2]. Notre censeur donne en effet la parole aux quatre premiers frères, dont trois, chacun à sa façon, se disent prêts à mourir parce qu’ils croient ou espèrent qu’ils seront relevés de la mort. Or, dans ce long récit de 41 versets, le personnage qui est le plus long et le plus explicite sur la résurrection, c’est la mère. Elle est d’ailleurs introduite par un éloge qui dépasse de loin celui que l’auteur réserve à ses fils : « Spécialement admirable et digne d’une glorieuse mémoire fut la mère, qui voyait mourir ses sept fils en l’espace d’un seul jour et le supportait avec sérénité, parce qu’elle mettait son espérance dans le Seigneur. Elle exhortait chacun d’eux dans la langue de ses pères, son cœur de femme galvanisé par une mâle ardeur… » (v. 20-21). Les paroles que cette femme prononce témoignent d’une vision théologique remarquable, tandis que son choix de parler en hébreu, « la langue de ses pères » mais aussi de la Loi, révèle à la fois sa fidélité à son peuple et son mépris du tyran sanguinaire qui ne comprend rien à ce qu’elle raconte (il pensera d’ailleurs qu’elle se moque de lui et l’outrage, v. 24a). Voici ce qu’elle dit à ses fils tandis qu’on les torture :
« Je ne sais comment vous êtes apparus dans mes entrailles ; ce n’est pas moi qui vous ai gratifiés du souffle et de la vie, et ce n’est pas moi qui ai organisé les éléments dont chacun de vous est composé. Dès lors, le Créateur du monde, qui a modelé l’être humain à sa naissance et qui est à l’origine de toute chose, vous rendra-t-il dans sa miséricorde et le souffle et la vie, parce que vous vous oubliez vous-mêmes à cause de ses lois. » (v. 22-23)
Son second discours suit l’invitation d’Antiochus, qui la prie de chercher à convaincre son plus jeune fils – le dernier encore en vie – de se détourner de la tradition de ses pères pour échapper au sort que ses frères ont subi et obtenir en plus la faveur du roi.
Elle se pencha donc vers lui et, se gaussant du cruel tyran, elle dit dans la langue de ses pères : « Mon fils, aie pitié de moi qui t’ai porté dans mon sein neuf mois, qui t’ai allaité trois ans, qui t’ai nourri et élevé jusqu’à l’âge où tu es – et qui ai pourvu à ton entretien. Je te conjure, mon enfant, regarde le ciel et la terre, contemple tout ce qui est en eux : reconnais que Dieu les a faits de rien et que la race des humains est faite de la même manière. Ne crains pas ce bourreau, mais te montrant digne de tes frères, accepte la mort, afin que je te retrouve avec tes frères au temps de la miséricorde. » (v. 27-29)
En parlant comme elle le fait, la femme montre sur quoi se fonde sa foi en la résurrection. D’abord, sur sa foi au Dieu créateur. Elle le reconnaît : l’agir de celui-ci échappe totalement, même à elle quand il tissait la vie en son sein (seule une femme peut témoigner d’une expérience aussi intime). Pourtant, les effets de cet agir sont évidents ! La déduction de la femme est imparable : puisque, sans que nul ne sache comment, Dieu crée le monde « à partir de rien » et donne naissance aux humains, il est capable de recréer la vie en la tirant de la mort, même si l’on ignore comment. Mais elle n’est pas seulement convaincue que Dieu a ce pouvoir. Elle est sûre aussi qu’il va le mettre en œuvre. Cette seconde conviction repose sur un autre appui : sa foi en la miséricorde de Dieu. C’est celle-ci qui le poussera à mettre en œuvre sa puissance créatrice, car il ne peut pas ne pas avoir pitié des humains qui préfèrent ses lois de vie à la vie elle-même.
Remarquable femme qui se dresse ainsi contre la barbarie avec dignité et courage… et se risque à renouveler la théologie de « ses pères » au nom de la miséricorde divine. Sa réaction est bien différente de celle d’un théologien contemporain, un scribe vertueux et courageux qui, s’apprêtant lui aussi à mourir par fidélité à la Loi, n’entrevoit la mort que comme descente dans l’Hadès, loin de Dieu et de sa lumière (voir ch. 6, v. 23). Imposer le silence à cette femme au cœur de l’assemblée chrétienne est le signe d’un mépris inqualifiable. Et malheureusement c’est surtout révélateur d’une situation ecclésiale qui, chez les catholiques du moins, n’en finit pas de se prolonger.
J’en viens à présent au commentaire du passage qui a échappé à la censure…
La finale de l’extrait introduit une distinction importante. Selon l’auteur de ce texte, seuls les justes qui ont vécu selon la loi ressusciteront. Les méchants, au contraire, resteront dans la mort. Sur ce point, une divergence apparaît très tôt. Daté de cette époque, le livre de Daniel témoigne, en effet, d’une autre conception : tous ressusciteront, puis, jugés selon leurs actes, ils seront voués, les uns à la vie éternelle, les autres à une honte et une horreur sans fin (voir Dn 12,2). Cette conception acceptée par les pharisiens était aussi celle de Jésus et des premiers chrétiens. Elle n’était cependant pas partagée par l’élite sacerdotale de Jérusalem, les sadducéens. C’est ce qu’illustre la lecture du passage de Luc (ci-dessous).
Cela dit, il peut paraître étonnant que la résurrection et la vie éternelle soient promises à des gens qui préfèrent mourir que de manger du porc. Car c’est bien la raison pour laquelle les frères défient le roi, et non la nécessité d’éviter de commettre de graves fautes morales qu’il leur imposerait, ou d’abjurer leur foi en vue d’embrasser l’idolâtrie. Mais dans les propos qu’ils adressent à leur bourreau, ils invoquent en permanence la Loi, celle du Roi du monde et des ancêtres. L’interdiction du porc semble donc être au cœur de la Loi. Comment comprendre cette idée incongrue ?
Pour tenter de répondre à la question, je pars de ce qui est dit de la nourriture dans la Torah qui interdit de manger du porc, entre autres viandes « impures ». Dans la dernière parole qu’il prononce au ch. 1 de la Genèse, le créateur accorde une nourriture exclusivement végétale aux humains. Il les invite ainsi à exercer leur pouvoir sur la terre et sur les bêtes sans violence – ce qui suppose qu’ils se donnent les moyens de se mettre des limites, de rester maîtres de leur force. Ils contribueront ainsi à maintenir le monde dans la paix et l’harmonie instaurées par Dieu (Genèse 1,28-31). Mais les humains se révèlent rapidement incapables de faire leur le désir du créateur. Cédant à la convoitise et à l’envie, ils sombrent dans une violence qui ramène la terre au chaos (toute ressemblance avec des événements ou personnes existant ou ayant existé est purement fortuite). Après avoir éliminé cette gangrène par le déluge, Dieu autorise une certaine violence sur les bêtes : il permet à Noé et à ses fils de manger de la viande, offrant une sorte d’exutoire à la violence humaine. Mais cette concession ne va pas sans limite. En particulier, un humain ne peut en tuer un autre, en raison de la fraternité qui les unit et du danger d’escalade inhérent à la violence (Genèse 9,1-7).
Dans un monde où la violence a continué à se déchaîner en semant la mort, Dieu s’entête à vouloir instaurer la concorde et l’harmonie en vue de promouvoir la vie. C’est ce qui l’amène à mettre Abraham puis Israël à part, pour qu’au cœur de l’humanité, ils soient témoins de ce projet initial et qu’ils s’en fassent les promoteurs. En ce sens, il donne à ce peuple – en lien étroit avec son élection – des instructions pour limiter la nourriture carnée (Lévitique 11 et Deutéronome 14,2-21). L’effet de ces interdits apparemment arbitraires est de rappeler à Israël que manger des animaux n’est pas un droit, mais une concession, une sorte d’édit de tolérance vis-à-vis de la violence. C’est donc aussi un rappel permanent que l’idéal est de renoncer à toute violence, car elle est un chemin de mort. Ces lois renvoient Israël à sa vocation à témoigner du rêve de vie et de douceur que Dieu s’obstine à nourrir pour les vivants et pour la terre. L’enjeu n’est autre que son identité même.
Après ce détour, j’en reviens aux personnages du récit du 2e livre des Martyrs d’Israël. Que font-ils, sinon résister à la violence d’un tyran en lui opposant, sans peur aucune, une Loi supérieure, la Loi de Dieu reçue de leurs ancêtres. Ces lois alimentaires qu’ils se refusent à transgresser, ils les mettent en pratique aussi par leur façon non violente de faire face au roi. Fidèles à la vocation de leur peuple, ils attestent que la violence mène le violent à une impasse, et que son refus est le seul chemin susceptible de conduire à l’épanouissement de la vie, même à travers la mort. Et face au puissant qui fait tout[3] pour les contraindre à renoncer à l’identité singulière qui est la leur, ils réaffirment l’un après l’autre que refuser de transgresser les lois alimentaires c’est être fidèles, et à eux-mêmes, et à Dieu qui, à travers eux, tend la main au violent dans l’espoir qu’il comprenne qu’il choisit la mort. Leur « martyre » est en ce sens un véritable « témoignage » (en grec, marturia).
Vie nouvelle (Luc 20,27-38)
Quelques sadducéens – ceux qui soutiennent qu’il n’y a pas de résurrection – s’approchèrent de Jésus et l’interrogèrent : « Maître, Moïse nous a prescrit : “Si le frère de quelqu’un meurt” en laissant une épouse mais pas d’enfant, “que son frère épouse la femme et suscite une descendance à son frère”. Or, il y avait sept frères : le premier se maria et mourut sans enfant ; de même le deuxième, puis le troisième épousèrent la veuve, et ainsi tous les sept : ils moururent sans laisser d’enfants. Finalement la femme aussi mourut. Eh bien, à la résurrection, la femme, duquel d’entre eux sera-t-elle l’épouse, puisque les sept l’ont eue pour épouse ? » Jésus leur dit : « Les enfants de ce monde prennent femme et mari. Mais ceux qui ont été jugés dignes d’avoir part au monde à venir et à la résurrection d’entre les morts ne prennent ni femme ni mari, car ils ne peuvent plus mourir : ils sont semblables aux anges, ils sont enfants de Dieu, étant enfants de la résurrection. Que les morts ressuscitent, Moïse lui-même le fait connaître dans le récit du buisson, quand il dit “le Seigneur le dieu d’Abraham, dieu d’Isaac, dieu de Jacob”. Il n’est pas le dieu de morts, mais de vivants. Tous, en effet, vivent pour lui. »
Arrivé à Jérusalem – plus exactement au Temple – au terme d’un long voyage (Luc 19,28-41.45), Jésus débarrasse la « maison de prière » des vendeurs qui en font « une caverne de bandits ». Il se heurte ensuite aux autorités religieuses : les grands prêtres et les scribes, d’abord (20,1-26), puis les sadducéens (v. 27-38). Attachés à la seule Torah écrite (= le Pentateuque), ces derniers n’acceptent pas la croyance en la résurrection, ébauchée par les prophètes (par ex. Osée 6,1-2 ; Ézéchiel 37,1-14 ; Daniel 12,2-3) et les sages (par ex. Job 19,25 ; Sagesse 16,13), et assez généralement admise par les juifs du 1er siècle. Ils testent Jésus pour savoir comment il se situe sur ce sujet qui les oppose aux scribes. (Le censeur liturgique a ôté au récit sa finale qui souligne cela : « Prenant la parole, quelques scribes dirent : “Maître, tu as bien parlé !” », v. 39.) Pour montrer l’absurdité de cette croyance, ils imaginent une situation sur la base d’une loi tirée de la Torah (Deutéronome 25,5-10).
Jésus répond en deux temps. Le premier consiste à montrer que l’idée que ses adversaires donnent de la résurrection pour s’en moquer est une caricature. Ils présentent en effet la vie des ressuscité comme une reprise ou une poursuite pure et simple de la vie terrestre. Une telle conception est absurde, pour Jésus. Les ressuscités partagent en effet l’immortalité de Dieu, à l’image des anges. Impossible donc d’imaginer les contours précis de leur vie. L’unique chose que l’on puisse en dire est négative : elle ne sera plus liée aux contingences de l’existence ici-bas. Ayant ainsi démonté le simplisme de la question des sadducéens, Jésus en vient à la croyance en la résurrection, dont ils entendaient démontrer qu’elle ne tient pas debout. L’argument auquel il recourt est tiré des seules Écritures auxquelles ses adversaires reconnaissent une réelle autorité, la Torah. Au moment où Dieu s’adresse à Moïse dans le buisson ardent, les patriarches Abraham, Isaac et Jacob sont morts depuis longtemps. En se présentant comme leur dieu, le Seigneur affirme implicitement qu’ils sont vivants. Comment, en effet, pourrait-il être le dieu de personnes dont la vie est retournée au néant ?
Cet argument de Jésus, qui cloue apparemment le bec aux sadducéens (v. 40 : « Ils n’osaient plus lui poser aucune question »), n’est pas inconnu de la tradition juive ancienne. Le 4e livre des Maccabées[4] revient longuement, aux ch. 8 à 16, sur le martyre des sept frères et de leur mère, raconté dans le 2e livre au ch. 7 (voir la première lecture). L’auteur conclut ainsi ses réflexions : les frères « savaient fort bien que ceux qui meurent pour Dieu vivent avec lui, comme Abraham, Isaac et Jacob et tous les patriarches » (16,25). Il fait écho en cela à ce qu’il écrit juste avant son développement : les justes sont « persuadés que, en Dieu, ils ne meurent pas, comme ne sont pas morts nos patriarches Abraham, Isaac et Jacob, mais qu’ils vivent pour Dieu » (7,19).
[1] Le terme Maccabî pourrait aussi être un acronyme pour Mî Kamôka Ba’èlohîm, Yhwh (Qui est comme toi parmi les dieux, Adonaï ?)
[2] Par ailleurs, il m’a partagé son homélie qui m’a inspiré pour rédiger les paragraphes qui suivent.
[3] Malheureusement omise par le censeur, l’évocation aux versets 3 à 5 des sévices que le roi fait subir à ceux qui résistent fait froid dans le dos.
[4] La traduction française de ce livre se trouve dans la Traduction Œcuménique de la Bible, édition 2010.