Toussaint

Temps liturgique: Temps ordinaire
Année liturgique: C
Date : 1er novembre 2022
Auteur: André Wénin

« Voyez quel grand amour nous a donné le Père
pour que nous soyons appelés enfants de Dieu. »

(1re Lettre de Jean 3,1)

Ceux-là viennent de la grande épreuve (Livre de la Révélation 7,2-4.9-14)

Le livre de l’Apocalypse évoque apparemment la fin des temps et n’hésite pas à mettre en scène de violentes catastrophes cosmiques. En réalité, c’est un écrit de résistance qui cherche à insuffler courage et ténacité à des chrétiens qui connaissent la persécution, en leur « révélant » (sens du verbe grec apocaluptô) ce qui compte véritablement pour Dieu. Il le fait à la lumière de la foi au Christ mort et ressuscité, et au moyen d’images codées, comme celle de l’Agneau immolé mais debout (5,6), qui figure précisément le Christ mort et ressuscité. Le texte qui suit évoque celles et ceux qui sont associés à sa victoire sur la mort.

Moi, Jean, j’ai vu un ange qui montait du côté où le soleil se lève, avec le sceau qui imprime la marque du Dieu vivant ; d’une voix forte, il cria aux quatre anges qui avaient reçu le pouvoir de faire du mal à la terre et à la mer : « Ne faites pas de mal à la terre, ni à la mer, ni aux arbres, avant que nous ayons marqué du sceau le front des serviteurs de notre Dieu. » Et j’entendis le nombre de ceux qui étaient marqués du sceau : ils étaient cent quarante-quatre mille, de toutes les tribus des fils d’Israël. Après cela, j’ai vu : et voici une foule immense, que nul ne pouvait dénombrer, une foule de toutes nations, tribus, peuples et langues. Ils se tenaient debout devant le Trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches, avec des palmes à la main. Et ils s’écriaient d’une voix forte : « Le salut appartient à notre Dieu qui siège sur le Trône et à l’Agneau ! » Tous les anges se tenaient debout autour du Trône, autour des Anciens et des quatre Vivants ; se jetant devant le Trône, face contre terre, ils se prosternèrent devant Dieu. Et ils disaient : « Amen ! Louange, gloire, sagesse et action de grâce, honneur, puissance et force à notre Dieu, pour les siècles des siècles ! Amen ! » L’un des Anciens prit alors la parole et me dit : « Ces gens vêtus de robes blanches, qui sont-ils, et d’où viennent-ils ? » Je lui répondis : « Mon seigneur, toi, tu le sais. » Il me dit : « Ceux-là viennent de la grande épreuve ; ils ont lavé leurs robes, ils les ont blanchies par le sang de l’Agneau. »

Des anges s’apprêtent donc à frapper le monde, à lui faire mal. C’est que, dans ce monde, bien des réalités sont du côté de la mort et la favorisent – parfois avec l’illusion d’œuvrer à la vie, d’ailleurs. Il y a des pouvoirs qui, comme l’empire romain pour l’auteur de l’Apocalypse, promeuvent les forces du mal pour renforcer leur puissance et leur prestige au mépris des personnes, au moyen de l’injustice, du mensonge, de l’écrasement des petits. C’est ce monde-là avec ses suppôts qui est voué à être mis à mal. Ce qui favorise la mort et la produit est voué à la mort par autodestruction : tel est l’ordre des choses, selon l’Apocalypse, un ordre entériné par Dieu.

Bien sûr, une telle affirmation va contre les apparences. À la fin du 1er siècle de notre ère comme encore aujourd’hui, c’est l’inverse qui se vérifie un peu partout dans le monde. Et les sociétés humaines où le mal sévit (aujourd’hui, l’empire de l’argent ou le culte de la force, par exemple) semblent se porter de mieux en mieux. C’est bien pourquoi leur défaite ne peut être affirmée qu’à la faveur d’une « révélation », d’un dévoilement : en dépit des apparences, le mal et ses suppôts travaillent à leur propre perte, creusent leur propre tombe. Voilà pourquoi le disciple du Christ tiendra bon dans la fidélité à l’Évangile, quoi qu’il lui en coûte : ce qui attend un tel « serviteur de Dieu », en effet, c’est l’entrée dans la vie.

Dans la lecture, cette entrée dans la vie apparaît comme une libération. La clé de lecture sous-jacente est la sortie d’Égypte relatée dans le livre de l’Exode. D’un côté, il y a le pharaon et ses sbires, symbole des suppôts du mal qui réduisent un peuple en esclavage, l’exploitent et l’écrasent : ils finiront par se précipiter d’eux-mêmes dans la mort (les eaux de la mer Rouge). De l’autre côté, il y a les Israélites, figure de tous les opprimés voués à la mort par les puissants, mais que Dieu met à part en vue de les libérer et de leur offrir une vie nouvelle. Ainsi, dans l’Apocalypse, Dieu marque de son sceau celles et ceux qui vont être soustraits à la mort qui frappera les fauteurs de mal : d’une part, les 144 000, c’est-à-dire la multitude des justes d’Israël, d’autre part, la foule innombrable issue de « toutes nations, tribus, peuples et langues » – c’est là une autre allusion à la sortie d’Égypte, lorsque les fils d’Israël quittent ce pays, accompagnés d’une « foule de gens de toutes sortes » (Exode 12,38). Tous ces gens sont associés à une grande liturgie, comme le peuple d’Israël rassemblé au pied du mont Sinaï, en vue de l’alliance avec Dieu.

Cette liturgie regroupe, autour de Dieu et de son Christ, la foule arborant les signes de la victoire sur le mal – vêtement blancs et palmes – et qui chante le dieu de qui, dit-elle, lui vient le salut. Affirmer cela, c’est reconnaître que la puissance du mal et de la mort est telle que l’être humain ne peut y échapper à lui seul, à l’aide de ses seules forces, en particulier parce que la ruse du mal consiste à se cacher sous les apparences du bien. Mais Dieu ne fait pas tout dans ce salut. La question que l’un des membres de la cour de Dieu (les « Anciens ») soulève et à laquelle celui-ci répond le fait percevoir : ces gens ont traversé « la grande épreuve », « ils ont blanchi leur vêtement dans le sang de l’Agneau » – image paradoxale, s’il en est. Qu’est-ce à dire ?

Quelle est cette grande épreuve ? À la lumière de l’Exode, voici comment je propose de comprendre. Au moment de sortir d’Égypte, les Israélites renâclent (voir Exode 14,11-12). Ils préfèrent la sécurité de l’esclavage au risque de la confiance ; et à une vie pleine qui suppose que l’on prenne le risque de la perdre, ils préfèrent une mort programmée qui mettra fin à une vie qui n’en était pas une… Mais Moïse les invite à la confiance, au risque. Sur la foi de sa parole, les Israélites osent couper les chaînes intérieures qui les lient à leur esclavage, et ils se risquent dans l’inconnu de l’aventu­re que Dieu leur ouvre en les menant vers le désert. Le peuple qui sort d’Égypte est la figure de quiconque renonce à la complicité intérieure avec le mal qui l’opprime et l’empêche de vivre, personnellement et collectivement.

Et les vêtements lavés ? Toujours dans le livre de l’Exode (19,10), Moïse demande aux Israélites de laver leurs vêtements pour se préparer à entrer en alliance avec Dieu et à entendre les dix Paroles (le décalogue). Celles-ci ont pour but de protéger le peuple, et chacun de ses membres, de ce qui asservit et conduit à la mort. Laver ses vêtements, c’est se défaire des scories de la vie d’esclave pour être prêt à écouter ces Paroles qui doivent permettre de s’ajuster pleinement au dieu de la liberté. Cette image est prolongée dans l’Apocalypse. Blanchir son vêtement dans le sang de l’Agneau, c’est se lier au dieu de vie en se débarrassant de ce qui salit celle-ci. Comment ? En écoutant la parole de l’Agneau et en se mettant avec lui en chemin vers la vie en plénitude, une vie qui suppose que l’on accepte de « mourir au péché » avec le Christ, autrement dit, de mourir à ce qui fait mourir.

Heureux ! (Matthieu 5,1-12)

Voyant les foules, Jésus gravit la montagne. Il s’assit, et ses disciples s’approchèrent de lui. Alors, ouvrant la bouche, il les enseignait. Il disait : « Heureux les pauvres de cœur, car le royaume des Cieux est à eux. Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. Heureux les doux, car ils recevront la terre en héritage. Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés. Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu. Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu. Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des Cieux est à eux. Heureux êtes-vous si l’on vous insulte, si l’on vous persécute et si l’on dit faussement toute sorte de mal contre vous, à cause de moi. Réjouissez-vous, soyez dans l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux ! »

Le texte des « béatitudes » est on ne peut plus connu. Dans l’évangile de Matthieu, il figure au début de ce qu’il est convenu d’appeler le « discours sur la montagne », un long enseignement de Jésus couvrant les chapitres 5 à 7. En montant sur une montagne (non identifiée !) pour enseigner, Jésus se pose en nouveau Moïse proclamant la Loi nouvelle, celle du Royaume des Cieux. Mais son discours ne commence pas avec un enseignement éthique, mais par une bonne nouvelle, une annonce de bonheur. Il est possible de lire de bien des manières un passage aussi riche. Je proposerai d’y voir l’annonce du bonheur de ceux qui vivent à l’image du Dieu révélé par Jésus.

Ce dieu est « pauvre de cœur » au sens où il n’y a en lui aucun désir de posséder, de contrôler, de mainmise. Dès le récit de la création au début de la Genèse (1,1–2,3), il est dépeint plutôt comme un être généreux, qui donne largement puis se met en retrait pour ne pas envahir ou étouffer…

C’est aussi un dieu capable de pleurer, de se laisser toucher, qui s’émeut comme lorsqu’il se désole de ce que les humains font de la création qu’il leur a confiée (Genèse 6,5-6), ou quand il est profondément remué par le cri des esclaves opprimés en Égypte (Exode 2,23-25).

Le dieu de Jésus est un dieu de douceur, non pas celle du faible contraint de se résigner face à la force, mais cette douceur qui consiste à assagir sa propre force par respect de l’autre, par délicatesse devant ses fragilités, par clémence envers le fautif (Genèse 9,9-17).

Ce dieu a faim et soif de justice, car il sait que la vie, le bien-être, l’épanouissement de toutes ses créatures en dépendent. Lui-même est juste, d’une justice au service de la vie, qui n’exclut donc pas la force d’évincer le mal (Sagesse 12,16-18).

Sa justice est tempérée par sa bonté, sa miséricorde. Loin de répondre au mal par le mal, c’est plutôt par le bien qu’il cherche à contrecarrer ce qui sème la mort, pour tenter de soustraire au mal ceux qui s’y adonnent, au moyen d’un jugement qui révèlent leur tort (Ézéchiel 18,23).

Le cœur du dieu de Jésus est pur, entier, sans mélange, d’une seule tenue : ce qu’il aime, c’est la vie, la liberté, le bonheur et il cherche de toute sa force à amener les humains à faire alliance avec lui pour œuvrer en ce sens (Jérémie 32,33-34).

C’est ainsi qu’il œuvre à la paix, au sens plein du mot : pas seulement l’absence de violence ou de guerre, mais la bonne entente qui permet que toutes et tous s’épanouissent au sein de relations harmonieuses et jouissent ainsi d’un véritable bien-être (Isaïe 11,6-9).

Mais dans la longue histoire qu’il partage avec les humains, ce dieu connaît aussi refus, rejets, persécutions, en raison précisément de son désir actif d’un monde juste, un désir qui dérange quiconque tire profit de l’injustice, de la mésentente entre humains, de la violence (Psaume 81,12-13).

Ce « portrait » du dieu de Jésus – qui n’est autre que celui du peuple d’Israël, comme le montrent les références bibliques ci-dessus – c’est celui de sa « sainteté », de sa différence radicale par rapport à toutes les divinités que les humains se donnent et qui reflètent l’aveuglement et la mesquinerie dont ils sont capables. C’est la sainteté d’un dieu dont le cœur est amour (voir la citation de 1 Jean 3,1 ci-dessus, en en-tête). C’est à ce dieu saint que tout être humain est appelé à devenir semblable. Peut-être moins en s’efforçant de l’être, qu’en lâchant prise par rapport à toute crispation morale pour entrer dans la confiance en l’amour d’un dieu dont le désir est que chacune et chacun devienne ce qu’il est.

Une histoire juive pour finir. Un homme arrive tout tremblant devant le tribunal divin : il sait que sa vie a souvent pris des chemins de traverse pas très recommandables et il craint que l’Éternel lui demande des comptes. Arrivé devant Lui, il l’entend dire : « Comment t’appelles-tu ? » Interloqué, il répond : « Jacob ». Et Dieu d’ajouter : « Je n’ai qu’une question pour toi : As-tu été Jacob ? »

 
Bible et liturgie

Commentaires des lectures du dimanche par André Wénin

L’Église ne sait pas ce qu’elle perd à négliger le Testament de la première Alliance…

Les textes qu’on lira sous cette rubrique ne sont pas des homélies. J’y propose plutôt un commentaire, à mi-chemin entre une analyse exégétique et une lecture attentive à la fois au texte biblique et à la réalité humaine qui est la nôtre.
La traduction des textes commentés (le plus souvent les passages de l’Ancien Testament et de l’évangile) est très souvent corrigée. La version liturgique est globalement insatisfaisante, en effet. Elle lisse le texte au point d’en gommer les difficultés, c’est-à-dire précisément les points où peut venir "s’accrocher" le commentaire parce qu’ils posent question. Quant au texte de l’Ancien Testament, il est fréquemment amplifié de manière à restaurer le passage dans son intégralité en vue du commentaire. 

André Wénin