« Jouez pour le Seigneur sur la cithare et tous les instruments ;
au son de la trompette et du cor, acclamez votre roi, le Seigneur ! »
(Psaume 98,5-6)
Pour les derniers dimanches de l’année liturgique (et au début de l’Avent), les lectures sont de style apocalyptique. L’habitude veut qu’on les lise comme parlant de la « fin du monde », comme si les auteurs en savaient plus que nous sur cette échéance. Sont-ils inspirés, de sorte qu’ils savent ce que l’avenir nous réserve ? D’aucuns le croient : à leurs yeux, ces croyants bénéficiaient de révélations particulières. Mais s’il en est ainsi, la révélation est de l’ordre d’un surcroît de savoir voisin de l’ésotérisme, et non plus le dévoilement de ce qu’il en est de la vérité de Dieu et de la nôtre. Pour ma part, j’ai peine à penser que la révélation apporte un savoir ignoré de tous. Elle relève plutôt d’une interprétation de la réalité humaine à la lumière de la foi d’Israël ou des premiers chrétiens. Ainsi, le texte de Malachie est une expression de la foi en un dieu juste qui accomplit ses promesses de vie en faveur des justes. Et le passage de Luc est inspiré par la foi en Dieu qui a relevé Jésus d’entre les morts, gage de la victoire finale des justes sur les forces du mal. Nés probablement dans le contexte de crises, de tels textes ont pour but de rassurer et de rendre espoir aux croyants qui risquent de perdre tandis qu’ils tentent de lutter à contre-courant…
Le Jour du Seigneur (Malachie 3,19-20a)
Voici que vient le jour [du Seigneur], brûlant comme la fournaise. Tous les arrogants et quiconque fait le mal seront de la paille. Le jour qui vient les consumera – dit le Seigneur de l’univers – il ne leur laissera ni racine ni branche. Mais pour vous qui craignez mon nom, un Soleil de justice se lèvera, la guérison sur ses ailes.
Ce bref extrait est tiré de la fin du livre de Malachie (dont le nom signifie « Mon messager »). Il intervient dans un contexte où Dieu est confronté aux récriminations de justes qui assistent, impuissants, à la réussite des arrogants : « C'est inutile de servir Dieu – se disent-ils. Que gagnons-nous à respecter ses ordres et à marcher en deuil loin du Seigneur, le maître de l'univers ? Et maintenant nous devons déclarer heureux les arrogants : ceux qui font le mal prospèrent ; ils mettent Dieu à l'épreuve, et ils restent impunis ! » (v. 14-15). Dieu les entend et annonce qu’il a préparé un jour où il aura pitié d’eux, tel un père. Ce jour-là, « vous verrez de nouveau [que Dieu fait] une différence entre innocent et coupable, entre quelqu’un qui sert Dieu et quelqu’un qui ne le sert pas » (v. 17). C’est le jour qu’évoque le petit bout de texte qu’ont laissé les ciseaux du censeur liturgique.
Les textes bibliques où il est question de jugement divin ont souvent pour but de déjouer le caractère trompeur de la réalité telle que l’on peut la percevoir – ici, les arrogants et les malfaisants sont heureux en apparence tandis que les justes en bavent. Ce qui est perceptible de la réalité est souvent ambigu, dans les gris plutôt que noir ou blanc. Évoquer le jugement de Dieu, c’est lever le voile trompeur des apparences de façon à manifester clairement quels choix mènent à la mort ou à la vie. Ici, pour évoquer le jour où Dieu fera justice, le prophète retient l’image d’un feu ardent. Ceux qui semblent prospérer dans le présent apparaîtront pour ce qu’ils sont vraiment : de la paille dont le feu ne fera qu’une bouchée sans laisser de reste. Mais ce même feu sera un soleil rayonnant de justice pour ceux qui sont restés fidèles à Dieu : alors les maux qui les amènent à récriminer aujourd’hui trouveront un apaisement définitif. Par ce biais, le prophète affirme que, quelles que soient les apparences, les choix que l’on fait et les comportements que l’on adopte sont décisifs pour la vie.
Ce qu’il ne dit pas, mais qu’il est permis de comprendre, c’est que la ligne de partage entre méchant et juste traverse non seulement la société, mais chaque personne. En ce sens, l’exhortation finale – jugée inutile par notre censeur – n’est pas sans importance. Ce n’est pas pour rien qu’elle marque la fin de l’Ancien Testament dans la bible chrétienne : « Souvenez-vous de la loi de mon serviteur Moïse, que je lui ai prescrite en Horeb pour tout Israël, prescriptions et règles. Je vous enverrai le prophète Élie avant que n’arrive le jour du Seigneur, ce jour grand et redoutable. Il ramènera le cœur des pères vers leurs enfants et le cœur des enfants vers leurs pères, de peur que je ne vienne frapper le pays de destruction. » (v. 22-24). L’invitation pressante est double et vise à combattre les deux maux dénoncés dans le texte, la malfaisance et l’arrogance. Pour cultiver, au sein du peuple et en chacun, le sens de la justice de façon à renoncer au mal que l’on fait peut-être même sans le savoir, rien de tel que la Loi par laquelle Dieu rend clairvoyant et ouvre un chemin de vie (voir Psaume 19,8-9.12-13). Quant à l’appel d’Élie à se convertir à la réconciliation, il combattra l’arrogance qui consiste à faire fi des autres et à ne se fier qu’à soi, personnellement et collectivement (voir Psaume 19,14).
La loi du Seigneur est parfaite, elle convertir la personne ;
La charte du Seigneur est ferme, elle rend sage l’inexpérimenté.
Les décrets du Seigneur sont droits, ils réjouissent le cœur;
les commandements du Seigneur sont limpides, ils éclairent le regard. (…)
Ton serviteur aussi est éclairé par eux ; à les garder, il trouve grand profit.
Qui peut discerner ses erreurs ? Pardonne-moi celles qui me sont cachées.
Surtout de l’arrogance, préserve ton serviteur : qu'elle ne domine pas sur moi !
Alors je serai intègre, innocent de ce grand péché.
Avant la fin (Luc 21,5-19)
Comme certains parlaient du Temple, des belles pierres et des ex-voto qui le décoraient, [Jésus] déclara : « Ce que vous admirez, des jours viendront où il n’en restera pas pierre sur pierre, tout sera détruit. » Ils lui demandèrent : « Maître, quand cela arrivera-t-il ? Et quel est le signe que cela est sur le point d’arriver ? » Il dit : « Prenez garde de ne pas vous laisser égarer, car beaucoup viendront sous mon nom, et diront : ‘C’est moi’, et : ‘Le moment est tout proche.’ Ne marchez pas derrière eux ! Quand vous entendrez parler de guerres et de désordres, ne soyez pas terrifiés : il faut que cela arrive d’abord, mais ce ne sera pas aussitôt la fin. » Alors il leur disait : « On se dressera nation contre nation, royaume contre royaume. Il y aura de grands tremblements de terre et, en divers lieux, des famines et des épidémies ; des phénomènes effrayants surviendront, et de grands signes venus du ciel. Mais avant tout cela, on portera la main sur vous et on vous persécutera ; on vous livrera aux synagogues et aux prisons, on vous fera comparaître devant des rois et des gouverneurs, à cause de mon nom. Cela vous amènera à rendre témoignage. Mettez-vous donc dans l’esprit que vous n’avez pas à vous préoccuper de vous défendre. C’est moi, en effet, qui vous donnerai un langage et une sagesse à laquelle tous vos adversaires ne pourront ni résister ni s’opposer. Vous serez livrés même par (vos) parents, frères, proches et amis, et ils feront mettre à mort certains d’entre vous. Vous serez détestés de tous, à cause de mon nom. Mais pas un cheveu de votre tête ne sera perdu. C’est par votre endurance que vous obtiendrez votre vie. »
La scène se passe au temple de Jérusalem. Certains —la version liturgique parle de disciples, mais le texte est moins précis—, pris au jeu des apparences, admirent la beauté de l’édifice et de ses décorations. Jésus se pose alors en briseur de rêves : même si ce sanctuaire est le signe de la protection indéfectible de Dieu pour la ville sainte et pour Israël, dit-il, il sera détruit un jour. (Luc entrera dans les détails aux v. 20-24, où il met dans la bouche de Jésus l’annonce de l’événement qui a déjà eu lieu au moment où il écrit : la guerre juive et la destruction de Jérusalem et du temple.) Mais ce qui intéresse ses interlocuteurs dans l’immédiat, c’est de savoir quand cela aura lieu, et si des signes avant-coureurs les avertiront de l’imminence de la catastrophe. Alors que ces gens attendent manifestement d’être rassurés un minimum, Jésus ne leur répond pas vraiment.
Il commence par les inviter à cesser de se laisser abuser par les apparences. Car divers événements pourraient apparaître comme des signes que la fin est proche et provoquer des réactions inappropriées. C’est le cas d’hommes se présentant comme le messie revenu pour sonner l’heure de la fin des temps et que l’on pourrait dès lors être tenté de suivre. Ce serait se tromper lourdement. Il y a aussi les guerres et autres rébellions semant le désordre, les affrontements entre nations, séismes, famines, épidémies, phénomènes effrayants de toutes sortes. Mais tout cela fait malheureusement partie de l’histoire humaine et de ses soubresauts : l’actualité se charge de le rappeler à chaque époque, nous sommes bien placés pour le savoir… Ce ne sera pas encore la fin !
La persécution des disciples de Jésus par les pouvoirs en place, parfois avec la complicité des plus proches, fait aussi partie de la réalité : la communauté de Luc devait l’éprouver amèrement, mais elle n’a jamais totalement cessé dans l’histoire (les chrétiens se persécutant parfois les uns les autres). Et de même qu’il a invité ses interlocuteurs à démasquer les faux messies qui jouent sur la peur pour s’attirer des suiveurs, Jésus invite les disciples persécutés à la persévérance : ce sera leur façon de rendre témoignage à leur maître. En réponse, ils resteront sous la protection bienveillante de Dieu qui assurera lui-même leur défense. Luc l’illustrera à plusieurs reprises dans son récit des Actes des apôtres : le diacre Étienne est certainement le plus bel exemple (Ac 6,10–7,60).
Jésus ne donne donc aucune réponse rassurante à ceux qui cherchent à savoir ce qu’il en sera de la fin du monde. Il les exhorte plutôt à une certaine manière d’affronter les crises de l’histoire et, en particulier, les crises auxquelles sont exposés celles et ceux qui cherchent à être fidèles à son évangile. Au fond, peu importe la fin : l’important, c’est l’histoire où se joue la fidélité persévérante à la suite de Jésus. Ainsi, le passage évangélique rejoint celui du prophète Malachie. Même si celui-ci évoque le jugement décisif et si Luc s’en tient à la dure réalité de l’histoire, tous deux proposent une attitude semblable. Elle est faite, d’une part, de méfiance face aux apparences et aux illusions qu’elles créent, de manière à ne pas se laisser impressionner, voire effrayer par ce qui arrive, et d’autre part du choix de tenir lucidement le cap de la fidélité à la parole de Dieu, qu’elle se dise dans la Loi de Moïse ou dans l’enseignement de Jésus. C’est là le chemin qui débouche sur la vie.