« Quelle joie quand on m’a dit : “Nous irons à la maison du Seigneur !”
Maintenant notre marche prend fin devant tes portes, Jérusalem ! »
(Psaume 122,1-2)
La fête du Christ roi de l’univers est d’invention plutôt récente : elle n’a pas un siècle[1]. Elle fut instaurée par Pie XI en 1925 à la suite d’une pétition signée par un certain nombre d’évêques et de supérieurs religieux demandant que l’on répare, au moyen d’une fête appropriée, « les outrages faits à Jésus-Christ par l’athéisme officiel » et que « l’on proclame solennellement les droits souverains de la personne royale de Jésus-Christ, qui vit dans l’Eucharistie et règne, par son Sacré-Cœur, dans la société » (Wikipédia, version italienne). Assez rapidement associée à l’action catholique dont une des finalités était de lutter contre la sécularisation, la fête avait son hymne assez triomphaliste (Christus vincit, Christus regnat, Christus imperat), devenu le jingle officiel de Radio Vatican (musique sur YouTube https://www.youtube.com/watch?v=PVX4DocfYZ8). On imagine difficilement fête plus en décalage avec la situation actuelle de l’Église catholique, bien que la nostalgie d’une chrétienté disparue y soit encore parfois vivace… Heureusement, les lectures retenues ne vont pas vraiment en ce sens. Ce sont deux scènes de couronnement assez contrastées.
David roi (2e livre de Samuel 5,1-3)
Toutes les tribus d’Israël vinrent auprès de David à Hébron et dirent : « Voici : nous sommes de tes os et de ta chair. Dans le passé déjà, quand Saül régnait sur nous, tu étais celui qui mène les campagnes militaires d’Israël, et le Seigneur t’a dit : ‘C’est toi qui feras paître Israël mon peuple, c’est toi qui deviendras leader sur Israël.’ » Ainsi, tous les anciens d’Israël vinrent auprès du roi à Hébron, et le roi David conclut un pacte avec eux, à Hébron, devant le Seigneur. Ils donnèrent l’onction à David comme roi sur Israël.
Cette brève scène met définitivement fin à la longue ascension de David sur le trône. Avant de la commenter, il est utile de dire un mot du processus auquel elle met un terme. Après avoir signifié son rejet au roi Saül qui a préféré écouter le peuple plutôt que Dieu, le prophète Samuel est mandaté par Dieu pour donner l’onction royale à David. Mais ni le rejet de l’ancien roi ni le choix du nouveau ne sont de notoriété publique. David libère l’armée de Saül de la menace du Philistin Goliath et entre au service du roi comme ami de son fils Jonathan, comme capitaine de l’armée, puis comme gendre de Saül dont il épouse la fille Mikal. Mais les succès de David attisent la jalousie de celui qui occupe toujours le trône, et l’agressivité de celui-ci devient telle que David doit fuir, aidé par Jonathan et Mikal.
Pourchassé par Saül, David devient un chef de bande vivant de racket ; il échappe par deux fois aux hommes du roi avant d’épargner celui-ci à deux reprises, alors qu’il était à sa merci. Un temps vassal d’un prince philistin, David mène ses propres batailles contre les ennemis de la tribu de Juda située au Sud du pays et il gagne les faveurs de ces gens en leur distribuant le butin qu’il accumule. Sur ces entrefaites, Saül meurt à la guerre contre les Philistins. David est informé de sa mort par un soldat étranger qui, prétendant avoir tué son ennemi, attend de lui une récompense, mais David le châtie en le mettant à mort : de même qu’il n’a pas voulu porter la main contre le roi, il manifeste publiquement qu’il n’approuve pas le meurtre de celui qui a reçu l’onction divine (une façon de se protéger anticipativement en valorisant le caractère sacré du roi). David est alors sacré roi à Hébron, par la seule tribu de Juda (2 Samuel 2,1-4a), tandis que le général de l’armée de Saül, Abner, installe Ishboshèt, le fils du roi défunt, à la place de son père comme roi sur Israël, à savoir les tribus du Nord (2 Samuel 2,8-10).
La guerre éclate alors entre le Nord et le Sud, marquée par l’assassinat d’Abner qui venait proposer à David de devenir le roi d’Israël, puis par le meurtre d’Ishboshèt, des œuvres de deux mercenaires qui amènent sa tête à David, espérant une récompense. Lors de ces deux épisodes malheureux, David fait tout pour ne pas montrer qu’en réalité, ces deux disparitions l’arrangent puisqu’elles libèrent pour lui la voie vers le trône. Et c’est bien ce qui se passe, puisque les tribus du Nord viennent lui proposer d’être aussi leur roi (cf. lecture). La montée de David sur le trône se fait donc dans un contexte politique troublé : ruses, tromperies, guerre, meurtres, lâcheté, coups bas, rien ne manque à ce sombre tableau. Certes, David a l’intelligence de ne pas trop tremper dans la violence qui finit par lui assurer le pouvoir, mais ses condamnations des meurtres sont trop ostensibles pour ne pas être suspectes au moment où il recueille le fruit mûr qui lui tombe dans la main.
La réalité humaine de la royauté, si souvent illustrée dans l’histoire, est celle de luttes pour le pouvoir avec leur cortège de violences de toutes sortes, d’opportunisme, de manipulations… La dernière en date pour David est la flatterie que lui servent les Israélites quand ils lui disent qu’ils sont du même sang que lui, alors qu’ils se sont opposés longtemps à lui. Pourtant, ce qu’ils font dire au Seigneur pour le convaincre de devenir leur chef est révélateur d’une juste conception de la royauté. Selon l’oracle divin, la royauté est caractérisée de deux façons. D’une part, il y a l’image du berger qui fait paître un troupeau. L’image vise une relation de service : service du troupeau, de sa vie et de son bien-être, mais aussi service du propriétaire du troupeau, car Israël reste bien le peuple du Seigneur. En cela, aux yeux de Dieu, David n’est pas le « roi » qu’il sera aux yeux du peuple, mais bien le « leader » qui exerce le pouvoir par délégation du vrai souverain d’Israël, Dieu. D’autre part, la royauté est conférée à David moyennant un pacte passé avec des représentants du peuple, les anciens : il ne s’attribue donc pas le pouvoir à lui-même, il le reçoit de ceux qui lui donnent l’onction. Roi par volonté de Dieu et du peuple, David ne sera légitime que tant qu’il exercera le pouvoir dans le respect de l’un et de l’autre.
Un trône singulier (Luc 23,35-43)
[On venait de crucifier Jésus,] et le peuple restait là à observer. Les chefs tournaient Jésus en dérision en disant : « Il en a sauvé d’autres : qu’il se sauve lui-même, s’il est le messie de Dieu, l’élu ! » Les soldats aussi se moquaient de lui en s’approchant, lui présentant de la boisson vinaigrée et en disant : « Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même ! » Il y avait aussi une inscription au-dessus de lui : « Celui-ci est le roi des Juifs. » L’un des malfaiteurs suspendus en croix l’injuriait en disant : « N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et nous aussi ! » Mais l’autre, le reprenant, dit : « Tu ne crains donc pas Dieu ! Tu es pourtant un condamné, toi aussi ! Et puis, pour nous, c’est juste : après ce que nous avons fait, nous avons ce que nous méritons. Mais lui, il n’a rien fait de déplacé. » Et il disait : « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton Royaume. » Et il lui dit : « Amen, je te le dis : aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le Paradis. »
Dans cette scène, pas moins de cinq mots ou expressions désignent Jésus comme roi : « messie de Dieu », « christ », « roi des Juifs » (2 fois) et « ton royaume ». Une telle concentration montre la prégnance du thème peu avant que le récit ne relate la mort de Jésus. C’est quand aucune apparence ne permet de penser que Jésus est roi qu’il reçoit ce titre de gens qui l’emploient pour se rire de lui en démontrant, non sans hostilité, qu’il est résolument sans pouvoir puisqu’il est incapable de réaliser l’œuvre du messie : sauver. En réalité, la scène est hautement ironique à l’encontre de ces gens qui ne savent pas combien ils disent vrai, et que celui qu’ils pensent incapables de sauver est précisément en train d’apporter, par sa mort, le salut à l’humanité. C’est sur ce point que porte d’ailleurs son unique parole, celle qu’il adresse au malfaiteur. À sa demande de miséricorde, il répond que son salut n’est pas pour un futur indéterminé, mais pour « aujourd’hui », car c’est à l’instant même qu’il inaugure définitivement son règne.
Le seul à être dans la vérité, en effet, c’est ce second malfaiteur qui refuse de laisser dire son comparse. Celui-ci injurie Jésus parce qu’il est furieux de voir que l’impuissance manifeste de ce prétendu roi des Juifs le condamne à mort, alors que c’est lui-même qui est responsable du sort pitoyable qui est le sien. C’est ce que lui rétorque l’autre dont les paroles sont on ne peut plus justes. Elles le sont vis-à-vis de lui-même puisqu’il reconnaît son méfait et accepte le châtiment justifié qu’il subit. Elles le sont aussi vis-à-vis de Jésus qui n’a rien à se reprocher. Car s’il est en croix, c’est parce qu’il a pris sur lui la méchanceté de ceux qui l’ont condamné à mort. C’est en cela qu’il est roi, à l’instar du Serviteur d’Isaïe : parce qu’il choisit de mourir plutôt que de rendre mal pour mal, comme quand il a supplié le Père de pardonner à ceux qui le tuent parce que « ils ne savent pas ce qu’ils font ».
Proclamer Jésus roi comme le font les évangiles, c’est subvertir radicalement l’idée de royauté. C’est disqualifier toute royauté basée sur la violence (comme celle que raconte l’histoire de David) et vécue comme domination des autres et volonté d’être servi (ce qui n’est pas la voie proposée à David). C’est aussi se savoir appelé à être citoyen d’un royaume où le seul pouvoir est celui de l’amour.
[1] À l’origine, elle était célébrée le dernier dimanche d’octobre, mais lors de la réforme liturgique de 1969, elle a été déplacée au dernier dimanche de l’année liturgique. Un point d’orgue ?