Une grande lumière (Isaïe 9,1-6)
Les gens qui marchaient dans les ténèbres ont vu une grande lumière ; et les habitants du pays d’une ombre de mort, une lumière a brillé pour eux. Tu as fait abonder la nation, tu lui as donné une grande joie : ils se réjouissent devant toi comme on se réjouit à la moisson, comme on exulte au partage du butin.
Car le joug qui pesait sur elle, le bâton (qui meurtrissait) son dos, le sceptre de celui qui l’opprimait, tu les as brisés comme au jour de Madiane. Oui, les bottes qui martelaient le sol, et les manteaux roulés dans le sang, ils seront à brûler, un feu les dévore.
Car un enfant a été enfanté pour nous, un fils nous a été donné ! L’insigne de la souveraineté est sur son épaule et son nom est proclamé « Conseiller-merveilleux, Dieu-Puissant, Père-à-jamais, Prince-de-Paix » : ainsi grandira sa souveraineté, en vue d’une paix sans fin sur le trône de David et sur son royaume établi solidement sur le droit et la justice. – Dès maintenant et pour toujours, l’amour jaloux du Seigneur de l’univers fera cela !
À la base de cet oracle d’Isaïe, il y a un fait qui, pour être assez rare, n’a rien d’exceptionnel en soi. C’est la naissance d’un enfant royal, ou sans doute plutôt l’avènement d’un jeune roi de la dynastie de David. En effet, l’accession au trône d’un souverain était perçue comme l’arrivée d’un nouveau « fils » de Dieu, seul vrai Roi d’Israël – c’est la raison pour laquelle celui qui monte sur le trône ici n’est pas nommé « roi », mais « prince ». Des rites d’investiture sont également évoqués : le sceptre, signe du pouvoir royal est posé sur l’épaule du roi, et on proclame solennellement une titulature royale.
Paradoxalement, le prophète commence par décrire non pas l’heureux événement en lui-même, mais ses effets positifs pour le peuple. Des gens sortent soudainement de l’obscurité insécurisante et opprimante où ils étaient plongés : en resplendissant pour eux, une lumière inattendue les délivre de la mort qu’ils sentaient planer sur eux et leur pays. Ce peuple redresse alors la tête, tout à la joie de ce qui arrive, une joie comparable à celle que suscite le retour de l’abondance lors de la moisson ou la victoire qui s’accompagne d’un surplus de biens venant du butin partagé.
Ce ne sont là, toutefois, que des images. La réalité qu’elles évoquent est différente. La lumière dissipant les ténèbres mortelles et déclenchant la joie du peuple, c’est celle de la libération de l’oppression. La nation était asservie : telle un animal sous le joug, elle était victime de violence, opprimée par un tyran. Mais à présent, les instruments qui servaient à la brimer – le joug, le bâton, le sceptre – sont à jamais brisés, « comme au jour de Madiane ». Ce jour est celui de la victoire inespérée de Gédéon qui, avec seulement 300 hommes et appuyé par le Seigneur, met définitivement en déroute les Madianites sans nombre. Déferlant sur le pays chaque année, ceux-ci lançaient des razzias et pillaient les ressources de la population, la privant des récoltes qu’elle venait d’engranger. Et comment Gédéon vainc-t-il ces oppresseurs ? En faisant jaillir la lumière au milieu de la nuit, il sème une panique monstre chez les envahisseurs qui, après s’être abondamment entre-tués, s’encourent se réfugier chez eux (lire Juges 6–7). On peut imaginer les dépouilles qu’ils abandonnent dans leur fuite : les godillots qui, en martelant le sol, terrorisaient la population et les manteaux souillés du sang des Israélites blessés ou tués en cherchant à protéger leurs moyens de subsistance. On imagine aussi facilement l’allégresse du peuple en train de brûler tout cela dans un grand feu de joie…
Mais une question reste à la lecture de l’évocation de cette libération : qui est ce « tu » qui a brisé l’oppresseur comme au jour de Madiane ? Quel est ce personnage dont l’action explique ce sentiment de libération définitive qui exalte le peuple ? Après avoir laissé un peu de suspense, le prophète dévoile enfin ce qui déclenche la liesse populaire : c’est l’« enfant », le « fils ». L’avènement de ce roi réveille l’espoir du peuple au point qu’il se réjouit comme si les ténèbres étaient déjà dissipées, comme si la victoire était déjà acquise, comme s’il était déjà délivré du joug qui l’écrase. Ce souverain saura en effet étendre sa souveraineté sur le pays, restaurer la paix et la sécurité. Au lieu de la tyrannie, il saura faire régner le droit et la justice.
Mais d’où vient cette certitude du prophète qui décrit comme déjà réalisée une libération liée à l’avènement d’un roi qui monte à peine sur le trône ? La dernière phrase de son oracle le révèle : c’est sa foi en l’amour inconditionnel du Seigneur pour son peuple. Plus exactement, un amour « jaloux », animé d’un zèle qui pousse Dieu à s’opposer à tout ce qui provoque le malheur du peuple qu’il aime, à combattre ce mal, à l’anéantir jusqu’à ce que, une fois libéré, ce peuple puisse répondre sans contrainte à l’amour dont il est aimé[1].
Cela dit, il est possible que ce texte, et en particulier ses derniers versets, ait été retouché après la disparition de la dynastie issue de David. En effet, quand leur nation privée de toute autonomie était dominée par des puissances étrangères, les croyants d’Israël ont considéré que ces paroles d’Isaïe gardaient malgré tout de la valeur et du sens. Comprises autrement et probablement un peu modifiées, elles nourrissaient leur espérance : un jour, leur dieu et Seigneur de l’univers susciterait un nouveau David, un « messie ». Il apporterait la lumière à Israël, il le libérerait de toute oppression et lui rendrait définitivement sa souveraineté, suscitant ainsi la liesse générale. Lorsque l’évangéliste Matthieu cite le début de cet oracle au moment où Jésus se met à prêcher en Galilée (4,15-16), il affirme que cette parole d’Isaïe trouve enfin son accomplissement.
Une grande joie (Luc 2,1-14)
En ces jours-là, parut un édit de l’empereur Auguste, (ordonnant) de recenser toute la terre habitée. Ce premier recensement eut lieu alors que Quirinius était gouverneur de Syrie. Et tous allaient pour être recensés, chacun dans sa ville d’origine. Joseph, lui aussi, monta de Galilée, depuis la bourgade de Nazareth, vers la Judée, jusqu’à la bourgade de David appelé Bethléem – car il était de la maison et de la lignée de David – pour être recensé avec Mariam qui lui avait été accordée en mariage et était enceinte. Or, pendant qu’ils étaient là, le temps d’accoucher fut accompli pour elle. Et elle accoucha de son fils premier-né ; elle l’emmaillota et le coucha dans une mangeoire, car il n’y avait pas de place pour eux dans la salle commune.
Dans la même région, il y avait des bergers qui vivaient dehors et passaient la nuit à garder leur troupeau. Le messager du Seigneur se présenta à eux, et la gloire du Seigneur les enveloppa de sa lumière. Ils furent saisis d’une grande crainte. Alors le messager leur dit : « Cessez de craindre, car voici que je vous annonce une bonne nouvelle, une grande joie qui sera pour tout le peuple : Aujourd’hui, dans la bourgade de David, vous est né un sauveur qui est Christ, Seigneur. Et ceci en est le signe pour vous : vous trouverez un bébé emmailloté et couché dans une mangeoire. » Et soudain, il y eut avec le messager une troupe céleste innombrable, qui louait Dieu en disant : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux humains qu’Il aime ».
Le récit de la nativité est propre à l’évangile de Luc. Matthieu se contente d’évoquer la naissance de Jésus dans une simple circonstancielle au début du récit de la visite des mages (2,1a). Luc, de son côté, compose toute une histoire pour mettre cette naissance en scène. Il commence fort, en campant l’empereur de Rome qui domine le monde habité et y est vu comme le seigneur et sauveur universel. Il a donc pouvoir sur tous ses habitants et peut décider de les dénombrer – une façon de démontrer sa puissance et de se donner de l’importance. Son relais, dans la région, c’est le gouverneur de la province romaine de Syrie, cité nommément. (On notera que Luc recourt à l’idée d’un recensement qui a bien eu lieu… mais une dizaine d’année plus tard. Son but n’est évidemment pas de faire de l’histoire mais de raconter une histoire, on va le voir.)
Au départ, donc, sur un mot de l’empereur, le monde entier se met en branle ! Quelle puissance ! Même Joseph et Mariam, dont on a appris par le récit de l’annonciation qu’elle porte en elle le « Fils du Très-haut », se plient à cet ordre venu d’en haut et partent pour la Judée. En réalité, sachant Jésus originaire d’une obscure bourgade de Galilée inconnue de l’Ancien Testament et appelée Nazareth, la première tradition chrétienne a situé sa naissance à Bethléem, le bourg où selon le 1er livre de Samuel (16,1 et 17,12) résidait la famille du père de David. La raison est clairement théologique : c’est en effet une façon d’attester que Jésus est le « fils de David ». Luc le souligne d’ailleurs explicitement en précisant que Joseph, le père de Jésus – celui qui l’inscrit dans sa généalogie – est de la lignée royale de David. Au chapitre 3, il retracera cette lignée en remontant de Joseph (v. 23) à David (v. 32), avant d’aller jusqu’à Adam (v. 38). L’ange le confirmera aussi dans son message aux bergers : « Dans la bourgade de David, est né pour vous un sauveur qui est christ [ou messie], Seigneur ». Voilà sans doute une des raisons pour lesquelles Luc a pensé à ce recensement.
Il y a une autre raison à cela, à mes yeux. La décision impériale est l’occasion pour l’évangéliste de construire un puissant contraste. D’une part, il y a ces puissants que sont l’empereur et le gouverneur : un ordre de leur part suffit à marquer l’existence de tous les humains. D’autre part, il y a Joseph, un homme appartenant à une lignée qui fut importante jadis, mais a sombré ensuite dans l’anonymat : il est d’ailleurs de ceux qui sont contraints de se mettre en chemin pour satisfaire l’empereur. Pourtant, la naissance que l’on raconte n’a pas lieu au palais de César, ni dans la cossue résidence du gouverneur de Syrie. Dans le récit qui la relate, ce sont eux qui sont à la marge du récit. L’attention de Luc se centre en effet sur ce couple quelconque à qui on ne fait pas de place dans la maison. C’est ainsi que la jeune femme accouche dans les dépendances et doit utiliser une mangeoire en guise de berceau pour le bébé.
Mais le contraste ressort puissamment de ce qui est raconté ensuite. Dans la première partie du récit, en effet, rien ne signale ce que cette naissance a d’exceptionnel. Au contraire, l’histoire est plutôt morose : un couple bancal puisque la fiancée est enceinte sans être encore mariée, un voyage pénible en tout cas pour elle, un lieu misérable pour accoucher, une mangeoire pour son petit. Mais ensuite, tout bascule : la joie du ciel éclate, communicative. Cette naissance banale, sans intérêt apparent et à laquelle ne sont associés que d’autres marginaux, les bergers, apparaît soudainement comme un événement capital qui va changer l’histoire et en éclairer le cours. Le véritable sauveur et seigneur, ce n’est pas l’empereur. C’est ce bébé couché dans sa mangeoire, bonne nouvelle pour le peuple, manifestation de la gloire de Dieu, chance de paix pour ceux que l’empereur s’imagine dominer parce qu’il a le pouvoir de les compter… et de les soumettre à l’impôt (c’est à cela que sert un recensement). Les puissants croient gouverner le monde. Mais l’essentiel se passe ailleurs, loin d’eux et de leurs préoccupations autocentrées, dans l’obscur, le caché, à la marge, dans des moments aussi ordinaires que la naissance d’un enfant. C’est là, et pas ailleurs, que Dieu laisse sa trace. Seuls les petits qui, soucieux de la vie, restent éveillés dans la nuit le savent et perçoivent sa lumière. (Une invitation à considérer l’actualité avec d’autres yeux…)
[1] Dans l’Ancien Testament, la « jalousie » (qin’âh) n’est pas un sentiment purement négatif. Elle est l’expression d’un amour sans concession. Si cet amour est captateur, la jalousie est malsaine et mortifère car elle enchaîne l’aimé à celui qui dit l’aimer. Si cet amour est ordonné au bien de l’aimé, la jalousie est positive en ce qu’elle s’oppose à tout ce qui l’empêche d’aimer à son tour. Ainsi, Dieu est « jaloux » des idoles qui mènent Israël à la mort (voir Deutéronome 32,16.21).