« Que les peuples, Dieu, te rendent grâce ; qu'ils te rendent grâce tous ensemble ! Que Dieu nous bénisse, et que la terre tout entière l’adore ! »
(Psaume 67,6.8)
L’Occident chrétien accorde une grande importance à Noël, ce qui a nourri tout un folklore mâtiné d’un certain romantisme et bien d’autres choses moins évangéliques encore. Pourtant l’année ne commence pas le 25 décembre, mais le 1er janvier, soit le 8e jour après la naissance de Jésus. En réalité, cela correspond au jour de la circoncision de l’enfant mâle dans le judaïsme (voir Genèse 17,12). Le 1er janvier, c’est donc la circoncision de Jésus qui est centrale, comme le souligne l’unique verset du texte de Luc 2 qui n’a pas déjà été lu à Noël[1] : « Quand fut arrivé le huitième jour, celui de la circoncision, l’enfant reçut le nom de Jésus, le nom que l’ange lui avait donné avant sa conception » (2,21).
Ce qui inaugure une nouvelle année, ce n’est donc pas la naissance, mais la circoncision qui souligne que Jésus est juif. Or, selon Genèse 17, la circoncision est le signe de l’alliance. Elle inscrit dans la chair la nécessité d’accepter le manque, la perte, l’incomplétude, comme condition d’ouverture à autrui et d’une vie féconde parce que non dominée par le désir de posséder. Elle marque aussi l’entrée dans une façon d’être où l’on consent à être différent, singulier, unique, et donc non déterminé par le désir d’autres humains. La circoncision de Jésus ne pourrait-elle être pour les chrétiens et les chrétiennes une invitation à entrer dans l’alliance d’Abraham, puisque la descendance de celui-ci est aussi spirituelle ? Une invitation, aussi, à assumer cet héritage juif consistant à consentir à sa propre différence et à celle de l’autre pour pouvoir construire de justes relations ?
Dans l’Église catholique, la circoncision de Jésus a longtemps fait l’objet de la fête du 1er janvier. Mais le 2 février 1974 (un jour de fête mariale !), elle a été abolie au profit de « Marie mère de Dieu ». Paul VI avait certainement de bonnes raisons pour le faire. Mais que penser du résultat ? Occulter le fait que Jésus était juif (comme tous les premiers chrétiens, du reste) est-ce une avancée, quand on sait comment ce peuple a été traité dans l’Occident chrétien au long des siècles ? Mais il y a pire. En dédiant ce jour à Marie-la-mère, ne répète-t-on pas ce qui est déjà au cœur de Noël ? Noël, c’est le jour de l’enfant de la mère ; le 1er janvier, celui de la mère de l’enfant. Où est donc passé le père ? Qu’est devenu celui qui circoncit le fils, lui impose une perte, le marque d’un manque et le détache de la fusion avec la mère pour l’orienter vers d’autres relations et l’ouvrir au monde ? C’est pourtant là que les choses commencent vraiment. Et de même que l’année nouvelle commence le 1er janvier, l’étape décisive de l’histoire du salut s’inaugure avec la circoncision de celui qui, un jour, sera tellement bien coupé de sa mère qu’il dira : « Qui sont ma mère et mes frères, sinon ceux qui font la volonté de mon père ? » (Matthieu 12,46-50).
Décision navrante que celle de Paul VI. Mais tellement catholique !
Bénédiction (Nombres 6,22-27)
Le Seigneur parla à Moïse en ces termes : « Parle à Aaron et à ses fils en disant : “c’est de cette façon que vous bénirez les fils d’Israël. Dites-leur : Que le Seigneur te bénisse pour te garder ! Que le Seigneur fasse briller vers toi son visage pour t’accorder sa grâce ! Que le Seigneur lève son visage vers toi pour te donner la paix !” Ils mettront mon nom sur les fils d’Israël, et moi, je les bénirai. »
Le livre des Nombres est l’un des favoris de mon cher censeur. Sauf quand le 1er janvier tombe un dimanche, aucun texte tiré de ce livre n’est lu lors des assemblées dominicales. Voilà qui a facilité son travail de censure : un livre entier – de la Torah, par-dessus le marché ! – aux oubliettes. Cela dit, placer la grande bénédiction sacerdotale en première lecture du jour de l’an est une bonne idée.
Cette bénédiction est développée en trois phrases qui commencent toutes par un verbe dont le sujet est le nom divin Yhwh (« le Seigneur »). C’est ainsi que, comme le dit la fin du passage, le Nom est placé « sur les fils d’Israël », en sorte que la bénédiction de leur dieu demeure sur eux. Quant aux six verbes de la bénédiction et leur syntaxe, ils sont pleins de sens. Chaque phrase recourt à une formulation qui fait du second verbe le but ou la conséquence du premier (ce que rend ma traduction). Ainsi, premier effet de la bénédiction, les fils d’Israël seront « gardés », c’est-à-dire à la fois protégés du mal et maintenus dans l’alliance avec le dieu de vie. Les deux autres phrases ont en commun l’expression « son visage (ou sa face) vers toi ». (La face de Dieu, c’est le côté de lui-même qu’il tourne vers les humains quand il les bénit pour qu’ils soient comblés de vie.) Par sa bénédiction, le Seigneur illumine quand il se montre miséricordieux. Et lorsque, se montrant favorable, il « lève son visage », il met le cœur en paix. Vie, lumière et paix : tels sont les dons que Dieu offre largement avec sa protection, sa miséricorde et sa bienveillance. Voilà ce dont son « nom » est porteur.
Le verbe « bénir » est employé à trois reprises, chaque fois conjugué à une personne différente, respectivement la 2e du pluriel, la 3e puis la 1re du singulier. Il figure dans la formule que les prêtres doivent prononcer, mais aussi de part et d’autre de celle-ci. La première occurrence, c’est l’ordre donné aux prêtres de prononcer la bénédiction sur « les fils d’Israël », et la troisième intervient quand Dieu annonce qu’il les bénira en personne. Les prêtres eux-mêmes ne bénissent donc pas, à strictement parler (un évêque de triste mémoire se mettait volontiers à la place de Dieu en disant à ses ouailles « Je vous bénis »). Seul Dieu bénit, car lui seul peut donner vie, lumière et paix, puisqu’il en est la source. Le rôle des prêtres se limite à invoquer le nom de Dieu pour que celui-ci répande sa bénédiction sur le peuple, comme l’exprime la deuxième occurrence du verbe (« que le Seigneur te bénisse »). Voilà qui situe ces prêtres dans la fonction qui est la leur : la médiation.
Un antidote ? (Lettre aux Galates 4,4-7)
[Frères – et sœurs,] lorsqu’est venue la plénitude des temps, Dieu a envoyé son fils, né d’une femme, né sujet de la Loi [de Moïse], afin de racheter ceux qui étaient sujets de la Loi, pour que nous recevions le statut de fils adoptifs. Et parce que vous êtes des fils, Dieu a envoyé l’Esprit de son fils dans nos cœurs, et il crie Abba ! Père ! Ainsi tu n’es plus esclave, mais fils, et puisque tu es fils, tu es aussi héritier par Dieu.
Comme la fête est celle de Marie « mère de Dieu », il est sain que la liturgie propose ce passage de la lettre aux Galates, une des toutes premières mentions de la mère de Jésus dans les textes du Nouveau Testament. Paul ne cite aucun nom. Il dit seulement « une femme ». Sans commentaire. Et rien sur sa virginité. Les catholiques devraient se souvenir de ce passage s’ils sont tentés de survaloriser la femme dont Paul parle ici.
Par ailleurs, après avoir affirmé que Jésus est un humain à part entière puisque né d’une femme, l’apôtre ajoute qu’il est né « sujet de la Loi ». Or, la première loi à laquelle un fils d’Israël est soumis, c’est celle de la circoncision. Dès lors, c’est bien à un fils d’Israël que quiconque est chrétien doit la grâce d’être libéré du joug de la Loi, de bénéficier de la filiation divine par le don de son esprit et d’hériter de Dieu la vie que celui-ci destine à tous les humains.
[1] Pour le commentaire de ce texte, voir à la fête de Noël, messe de l’Aurore.