Sainte Famille

Temps liturgique: Temps de Noël
Année liturgique: A
Date : 30 décembre 2022
Auteur: André Wénin

« Heureux qui craint le Seigneur et marche selon ses voies ! »

(Psaume 128,1)

Conseils de sage (Ben Sira 3,2-6.12-14)

Le Seigneur a glorifié un père chez des enfants, il a renforcé le jugement d’une mère chez des fils. Celui qui honore le père obtient le pardon de péchés, et comme celui qui amasse est celui qui glorifie sa mère. Celui qui honore le père aura de la joie dans des enfants, au jour de sa prière il sera entendu. Celui qui glorifie le père prolongera ses jours, celui qui entend le Seigneur donnera du repos à sa mère. […] Enfant, soutiens ton père dans la vieillesse, ne le chagrine pas pendant sa vie. Même s’il a perdu l’esprit, sois indulgent, et ne le méprise pas, toi qui es en pleine force. Car la miséricorde envers le père ne sera pas oubliée, et elle édifiera pour toi une nouvelle maison contre les errances. »

Le choix d’une telle lecture est révélateur de ce qui est à mes yeux une confusion entre la « sainte famille » – c’est-à-dire une famille singulière par rapport à toutes les autres – et les familles humaines. Il induit, en effet, l’idée saugrenue que cette curieuse famille formée d’une mère vierge, d’un fils divin et d’un père putatif serait un modèle pour les familles chrétiennes…

Le fils de Sira se livre ici à ces variations sur le commandement du Décalogue : « Donne poids à ton père et à ta mère afin que se prolongent tes jours et qu’il y ait du bonheur pour toi sur le sol que le Seigneur ton Dieu te donne » (Deutéronome 5,12). Ce « donner poids » peut prendre deux sens. Le premier va de soi : il s’agit d’honorer celui et celle qui ont transmis la vie, de leur donner tout leur poids, à chacun différemment, car le rôle de l’un et l’autre n’est pas le même. L’amour maternel donne confiance en la vie, l’amour paternel invite à risquer cette confiance en s’ouvrant au monde, aux autres. Le second sens est tout aussi important : puisqu’ils sont humains, père et mère chargent inévitablement l’enfant de certains poids : par exemple, un amour possessif, l’angoisse face à l’avenir, des rêves inassouvis, la difficulté de laisser s’épanouir la singularité de l’enfant, quand ce n’est pas le poids d’erreurs ou de choix humainement erronés. Dans ce cas, « donner poids » à père et mère revient à identifier ces poids et à cesser de s’en charger, laissant ainsi père et mère porter leurs désirs, leurs frustrations, leurs désillusions. Car nul(le) n’a à être ce que son père a rêvé, ou ce que désire sa mère. Un précepte qui ne s’adresse pas à des petits enfants, mais à des jeunes qui grandissent ou à des personnes adultes…

Au moyen de ce précepte, commente Ben Sira, Dieu a veillé à « glorifier » – au sens hébreu de lui donner du poids – un père chez des enfants. (On notera l’absence d’article ou d’adjectif possessif, qui donne une portée universelle à ces réflexions. Le censeur s’est empressé d’en ajouter.) Mais quel est le sens de l’expression qui littéralement veut dire « le jugement d’une mère » ? La traduction liturgique dit « autorité », mais le mot grec krisis n’a pas ce sens. La signification de base du verbe dont il dérive est « séparer, trier ». Le terme évoquerait-il ici l’action de séparer ? Cela m’arrangerait bien ! Il s’agirait alors pour Dieu de renforcer ou de confirmer chez les fils la séparation indispensable d’avec la mère. Cela éclaire la première partie de la phrase : si le père a pour fonction de faire brèche entre la mère et l’enfant, lui donner du poids revient à le soutenir dans cette responsabilité vis-à-vis des enfants.

La seconde phrase n’évoque plus l’action de Dieu, mais celle de l’enfant dont la responsabilité est d’honorer le père et de glorifier la mère. Dans la ligne de ce qui précède, honorer le père, c’est consentir à la fracture et donc à la perte ; donner du poids à la mère revient à la laisser porter le poids du renoncement que la séparation impose, tout en appréciant positivement sa capacité à le faire plus ou moins sereinement. Celui qui cultive ces dispositions vis-à-vis de parents « obtient le pardon de péchés » (et non pas « de ses péchés ») ou, peut-être mieux, corrige des erreurs qui risqueraient d’avoir des conséquences négatives. En même temps, il est comme quelqu’un qui amasse (non pas « des trésors », ce n’est pas le sens du verbe), qui fait des réserves qui le soutiendront sa vie durant (c’est bien ce que dit le précepte du Décalogue).

Les proverbes suivants prolongent ce qui vient d’être dit des conséquences positives d’une attitude juste vis-à-vis des parents. Devenir un être libre vis-à-vis du père et de la mère permet d’être père avec bonheur et de vivre en accord avec Dieu. Donner du poids au père ouvre à une vie longue et épanouie ; et écouter le Seigneur – ce dieu qui demande à tout humain de devenir lui-même – c’est « faire cesser » la mère (c’est le sens du verbe grec), la relever de ses obligations, lui accorder du repos, la libérer du poids de la maternité en faveur de sa féminité… Tout cela – précise la fin du texte – ne dispense pas de la responsabilité de prêter assistance à des parents âgés ou malades : c’est là une façon d’honorer ceux de qui le fils ou la fille a reçu la vie…

Cette lecture est biaisée ? Je tire les choses dans mon sens ? Oui, je l’assume. Ce sont les réflexions que le texte m’inspire, au risque de détourner la morale conventionnelle de ce petit bourgeois de Jérusalem qu’était (peut-être) le fils de Sira. À moins que, dans sa sagesse, il ait entrevu ce qui se joue en profondeur dans les relations entre parents et enfants. Dans ce cas, ses quelques réflexions donneraient de dépasser les discours convenus et idéalistes (et dès lors culpabilisants) que les Églises (les ecclésiastiques, hom­mes et célibataires ?) reproduisenr volontiers, sans voir que de tels discours risquent d’enfermer des êtres humains dans un corset étriqué et de les empêcher, au nom d’un idéal, de la possibilité de vivre leur vie.

Conseils d’apôtre (Lettre aux Colossiens 3,12-21)

Puisque vous êtes choisis par Dieu, saints et bien-aimés, revêtez-vous de tendresse compatis­sante, de bonté, d’humilité, de douceur et de patience. Supportez-vous les uns les autres, et pardonnez-vous réciproquement si quelqu’un a des reproches à faire à un autre. Le Seigneur vous a pardonné : faites de même. Par-dessus tout cela, ayez l’amour, qui est le lien le plus parfait. Et que, dans vos cœurs, règne la paix du Christ à laquelle vous avez été appelés, vous qui formez un seul corps : vivez dans l’action de grâce. Que la parole du Christ habite en vous dans toute sa richesse ; instruisez-vous et corrigez-vous les uns les autres en toute sagesse ; par des psaumes, des hymnes et des cantiques inspirés, chantez à Dieu, dans vos cœurs, votre reconnaissance. Et quoi que vous fassiez en parole ou en acte, que ce soit toujours au nom du Seigneur Jésus, en rendant grâce par lui à Dieu le Père.

Les femmes, soumettez-vous à (vos) hommes, comme il convient dans le Seigneur. Les hommes, aimez (vos) femmes, ne vous aigrissez pas envers elles. Les enfants, obéissez en tout à (vos) parents, car cela est plaisant dans le Seigneur. Les pères, n’exaspérez pas vos enfants de peur qu’ils se découragent.

La période des vœux est un bon moment pour entendre les souhaits de l’apôtre envers ceux qui, dans le Christ, sont devenus saints et bien-aimés de Dieu. La finale du texte – inspirée par la même idée incongrue que la fête de la « sainte famille » est celle de toutes les familles (chrétien­nes) – est sans doute moins audible dans une société comme la nôtre, en tout cas l’ordre pour les femmes de se soumettre à l’homme. On notera aussi que seules la soumission (des femmes) et l’obéissance (des enfants) sont présentées comme convenables ou plaisantes « dans le Seigneur ». Rien de tel pour les ordres donnés aux hommes, qui ne sont pas couverts par l’autorité du Seigneur… Le plus sage est peut-être de profiter de textes comme celui-là pour rappeler que les Écritures sont datées, ce qui est inévitable dans la perspective de l’incarnation. Un discernement est donc indispensable si l’on veut éviter qu’elles entretiennent des dynamiques déshumanisantes…

Jésus en Égypte (Matthieu 2,13-15.19-23)

Après le départ [des mages], voici qu’un ange du Seigneur apparaît en songe à Joseph en disant : « Lève-toi ; prends l’enfant et sa mère, fuis en Égypte. Et restes-y jusqu’à ce que je te dise, car Hérode va rechercher l’enfant pour le faire périr. » Joseph se leva, prit l’enfant et sa mère de nuit, et se retira en Égypte, et il y resta jusqu’à la mort d’Hérode, pour que s’accomplisse la parole du Seigneur (prononcée) par le prophète disant : « D’Égypte, j’ai appelé mon fils » [cf. Osée 11,1]. […] Après la mort d’Hérode, voici qu’un ange du Seigneur apparaît en songe à Joseph en Égypte en disant : « Lève-toi ; prends l’enfant et sa mère, et va au pays d’Israël, car ils sont morts, ceux qui en voulaient à la vie de l’enfant. » Joseph se leva, prit l’enfant et sa mère et il arriva au pays d’Israël. Mais, apprenant qu’Archélaüs régnait sur la Judée à la place de son père Hérode, il eut peur de s’y rendre. Averti en songe, il se retira dans la région de Galilée et vint habiter dans un bourg appelé Nazareth, de sorte que s’accomplisse la parole (prononcée) par les prophètes : « Il sera appelé Nazôréen ».

Ce récit commence après la fin du récit des mages… qui ne sera lu que le jour de l’Épiphanie, le 6 janvier. Et comme le début et le centre de ce récit ont été lus à la messe du 28 décembre – fête des « saints innocents » –, le censeur nous en dispense. Ce genre de manipulation du texte est révélateur d’une façon de (mal)traiter les Écritures. Coller au calendrier des fêtes prime sur le respect de la cohérence de récits évangéliques (que la liturgie demande d’acclamer comme « parole de Dieu »). On voit tout de suite où sont les priorités du censeur. Restituons donc la partie censurée.

Alors Hérode, voyant qu’il avait été joué par les mages, entra dans une violente fureur et, envoyant, il élimina tous les enfants qui étaient à Bethléem et dans toute la région, de l’âge de deux ans et en-dessous, d’après la date dont il s’était enquis auprès des mages. Alors s’accomplit la parole (prononcée) par le prophète Jérémie disant : « Un cri s’entendit dans Rama, pleurs et longue plainte : Rachel pleurant ses enfants ne voulut pas être consolée, car ils ne sont pas » [Jérémie 31,15].

La fin des deux chapitres consacrés à l’« enfance de Jésus » dans l’évangile de Matthieu est une histoire en trois brefs épisodes : la fuite en Égypte, le massacre des enfants de Bethléem et le retour d’Égypte avec installation à Nazareth (où Marie et Joseph n’habitaient donc pas avant la naissance de Jésus, selon Matthieu !). Chacun d’eux est ponctué par un refrain : « [ainsi] s’accomplit ce qui a été dit à travers le(s) prophète(s) ». Il s’agit pour l’évangéliste d’y insister : ce qu’il raconte de la petite enfance de Jésus désigne celui-ci comme celui en qui la parole de Dieu prend chair. Pour lui, en Jésus, les Écritures d’Israël se poursuivent et s’accomplissent. Pour le faire comprendre, il recourt à un style midrashique, où les paroles des prophètes qu’il cite lui inspirent des « faits » à raconter. Ceux-ci illustrent l’accomplissement de ces paroles, tout en étant eux-mêmes inspirés d’autres épisodes de l’Ancien Testament, l’Exode en particulier.

La « fuite en Égypte » de la petite famille se fait sous l’impulsion de Dieu qui, en songe, demande à Joseph d’aller en Égypte pour protéger l’enfant d’une mort imminente. Voilà qui renvoie au Joseph de la fin de la Genèse : ce « maître des songes » fait descendre sa famille en Égypte, de manière à échapper à la mort à laquelle la famine la condamne. Quant à Hérode, il est un sosie du pharaon de l’Exode qui, craignant de perdre son pouvoir, décrète l’extermination des enfants hébreux, les garçons. Mais Moïse est sauvé de la mort grâce à sa mère et sa sœur : sans cela, il ne serait pas devenu le libérateur que l’on sait. (Ici, la citation de Jérémie pourrait évoquer l’impossible deuil des femmes de Bethléem – filles de Rachel, morte non loin de ce bourg – dont l’enfant est mis à mort, et qui ressemblent en cela aux mères privées de leur fils par le pharaon.) En renvoyant Moïse vers ses frères toujours esclaves, Dieu prépare ce moment où il fera sortir d’Égypte ce peuple dont il a dit au pharaon qu’il est « son fils premier-né » (Exode 5,2, ce à quoi fait allusion le verset du prophète Osée cité par Matthieu). De même en ramenant Jésus d’Égypte vers la terre d’Israël, Dieu prépare le salut de son peuple. Le lien avec Moïse est souligné par une citation d’Exode 4,18, où Dieu dit à Moïse : « Va, retourne en Égypte car ils sont morts tous les hommes qui en voulaient à ta vie ». Jésus est ainsi désigné par Matthieu comme le nouveau Moïse par qui la véritable Pâque se réalisera.

Le récit se termine sur une citation qui n’en est pas une : nulle part, la phrase attribuée « aux prophètes » ne se lit dans l’Ancien Testament. Il se pourrait que Matthieu joue sur la proximité entre le nom de la bourgade de Nazareth et le titre « nazôréen », proche du terme hébreu nazîr qui désigne un homme consacré à Dieu. Le premier à recevoir ce titre n’est autre que Joseph (Genèse 46,29), dont Jacob dit qu’il a été mis à part d’entre ses frères pour être le relais de la bénédiction divine. Si ce lien est correct, il désignerait Jésus, « le fils de Joseph », comme le véritable « nouveau Joseph », consacré en vue de répandre la bénédiction de Dieu sur Israël et sur les nations, de libérer ceux-ci du joug de l’esclavage intérieur et de sceller avec eux une alliance éternelle.

 
Bible et liturgie

Commentaires des lectures du dimanche par André Wénin

L’Église ne sait pas ce qu’elle perd à négliger le Testament de la première Alliance…

Les textes qu’on lira sous cette rubrique ne sont pas des homélies. J’y propose plutôt un commentaire, à mi-chemin entre une analyse exégétique et une lecture attentive à la fois au texte biblique et à la réalité humaine qui est la nôtre.
La traduction des textes commentés (le plus souvent les passages de l’Ancien Testament et de l’évangile) est très souvent corrigée. La version liturgique est globalement insatisfaisante, en effet. Elle lisse le texte au point d’en gommer les difficultés, c’est-à-dire précisément les points où peut venir "s’accrocher" le commentaire parce qu’ils posent question. Quant au texte de l’Ancien Testament, il est fréquemment amplifié de manière à restaurer le passage dans son intégralité en vue du commentaire. 

André Wénin