« Donnez au Seigneur, vous, les dieux, donnez au Seigneur gloire et puissance.
Donnez au Seigneur la gloire de son nom,
adorez le Seigneur, éblouissant de sainteté ! »
(Psaume 29,1-2)
Un serviteur (Isaïe 42,1-4[5]6-7)
[Ainsi parle le Seigneur :] « Voici mon serviteur, je le soutiens ; celui que j’ai choisi, en qui j’ai mon plaisir. J’ai mis sur lui mon esprit. Aux nations, il révélera le jugement. Il ne criera pas, ne haussera pas le ton, il ne fera pas entendre sa voix au-dehors. Il ne brisera pas le roseau qui fléchit, il n’éteindra pas la mèche qui faiblit, il révélera le jugement fidèlement. Il ne faiblira pas, il ne fléchira pas, jusqu’à ce qu’il établisse le droit sur la terre, et que les îles lointaines aspirent à recevoir sa loi. »
(Ainsi a parlé le dieu, le Seigneur qui crée le ciel et le déploie, qui étale la terre et ses produits, qui donne la respiration à la multitude qui y vit et le souffle à ceux qui y cheminent :) « Moi, le Seigneur, je t’ai appelé pour la justice ; je saisis ta main, je te garde, je te donne comme alliance de la multitude, la lumière des nations, pour que tu ouvres les yeux des aveugles, que tu fasses sortir les captifs de leur prison, de leur cachot, ceux qui habitent les ténèbres. »
Ce passage du livre d’Isaïe comprend deux parties. Dans la première, Dieu présente celui qu’il nomme « Mon serviteur » ; dans la seconde, il lui adresse la parole pour lui dire son soutien et lui assigner une mission. Cette seconde partie est introduite solennellement par un verset que le censeur a estimé inutile. Pourtant, il n’est pas sans importance : le prophète y introduit les paroles divines en les référant à sa qualité de créateur des cieux, de la terre et de tous les humains. C’est donc en tant que tel qu’il va s’adresser à « son serviteur », et l’ensemble de l’univers créé est en jeu dans ce qu’il va lui dire.
Mais qui est ici ce « serviteur » ? Dans le contexte de cette partie du livre d’Isaïe, il s’agit très probablement du roi perse Cyrus, l’homme qui monte ! Il est en train de saborder l’immense empire babylonien qui ne pourra que s’effondrer. Témoin clairvoyant de ces événements, le prophète voit en Cyrus celui que Dieu a choisi pour exécuter ses desseins. Voilà en quoi, sans le savoir lui-même, il plaît au Seigneur qui fait de lui son serviteur, le soutient et lui communique sa puissance (son esprit). Le rôle principal que Dieu lui assigne est de révéler le jugement par lequel il a condamné Babylone pour ses crimes. De ce jugement, le châtiment est la ruine de l’empire, et c’est précisément Cyrus qui en est l’exécuteur, mais sans avoir besoin de hausser le ton pour s’imposer – Cyrus en effet n’a guère eu de difficulté pour venir à bout d’un empire décadent en train de s’effriter !
Voilà pour le châtiment des coupables. Envers les autres, le même Cyrus se montrera clément. Les métaphores du roseau abîmé et de la mèche en train de s’éteindre visent les victimes de Babylone, ces peuples brisés, dont les pays ont été livrés au feu. Pour ces nations – Israël en tête –, le même jugement divin, fidèlement mis en œuvre par le roi perse, constitue une chance de renaître. De plus, par sa fermeté, ce dernier montre qu’il entend restaurer le droit auquel les Babyloniens avaient substitué leur arbitraire. C’est ainsi qu’il répondra à l’attente impatiente de tous ceux qui, proches ou lointains, en ont été les victimes et qui aspirent à des lois justes qui permettent de vivre en paix. On comprend pourquoi le Dieu qui parle ainsi est celui qui en créant l’univers, l’a instauré dans une harmonie et une paix qui permettent l’épanouissement de la vie.
Dans la seconde partie de l’oracle, Dieu parle à « celui qu’il a choisi », celui qu’il appelle pour qu’il accomplisse son œuvre de justice. Pour réaliser cette mission, il peut compter sur le soutien de celui qui la lui confie et qui la guidera. Il pourra, de la sorte, faire œuvre de lumière pour différentes catégories de gens : les nations enfin libérées du joug babylonien, ceux qui étaient aveugles sur les fautes qui leur ont valu d’être déportés, ceux qui, en exil loin de chez eux, se sont trouvés comme emprisonnés dans un cachot ténébreux. L’expression « alliance de peuple » (littéralement) est plus difficile à expliquer, même s’il est clair que le terme « peuple » vise, comme dans la phrase précédente, tous ceux qui peuplent l’univers (d’où ma traduction « multitude »). Par ailleurs, la formulation de la phrase laisse entendre que le mot « alliance » désigne le serviteur de Dieu lui-même. Dans ce cas, il est possible de comprendre qu’en donnant le serviteur à tous les habitants du monde, Dieu fait de lui l’instrument d’une alliance par lesquels il se les attachera.
Accomplir toute justice (Matthieu 3,13-17)
Alors, (venant) de la Galilée, Jésus arrive au Jourdain près de Jean pour être baptisé par lui. Jean s’opposait à lui en disant : « C’est moi qui dois être baptisé par toi, et c’est toi qui viens à moi ! » Mais Jésus répondit en lui disant : « Laisse faire maintenant, car il convient que nous accomplissions ainsi toute justice. » Alors il le laisse faire. Dès que Jésus fut baptisé, il monta de l’eau, et voici que les cieux s’ouvrirent et il vit l’esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui. Et voici une voix (venant) des cieux, disant : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui j’ai mon plaisir. »
La finale de ce très bref récit rappelle clairement le début de l’oracle d’Isaïe : en lui donnant son esprit et en affirmant qu’il met en lui son plaisir, la « fille de la Voix » (bat qôl, une expression juive ancienne désignant une parole directe de Dieu) identifie Jésus au serviteur de Dieu tout en précisant qu’il est « son fils bien-aimé ». C’est là sans doute l’affirmation la plus importante de ce passage.
Jean vient de proclamer à ceux qui viennent se faire baptiser au Jourdain : « Celui qui vient derrière moi est plus fort que moi, et je ne suis pas digne de porter ses sandales. Lui vous baptisera dans l’esprit saint et le feu. » (3,11) On comprend dès lors sa réaction quand Jésus se présente pour être baptisé comme les autres : ce serait à lui, Jean, de recevoir de lui le baptême supérieur au sien. Jésus dit alors qu’il leur « convient d’accomplir toute justice ». À ce propos, Élian Cuvillier écrit ceci : « Chez Matthieu, l’expression traduit l’idée selon laquelle Jésus se soumet à la volonté de Dieu et qu’il est solidaire, par son baptême, du péché de son peuple. “Accomplir toute justice” signifie donc se mettre dans la situation de ceux qui ont besoin du baptême de repentance. On assiste ainsi à un renversement de la notion de justice : accomplir la justice pour Jésus, c’est prendre la place des injustes et des pécheurs, se solidariser avec eux »[1].
Le mouvement du baptême de Jean consiste à être « plongé » (baptizein) dans l’eau puis d’en « (re)monter ». Ce geste n’est pas d’abord un moyen de purification, mais un mime de la mort. Être baptisé, c’est, pour le pécheur, mourir à sa vie antérieure, puis sortir des eaux comme s’il naissait à nouveau. Pour Jésus, c’est le moment où il naît – c’est-à-dire est adopté – par Dieu comme « fils », un titre royal (voir le décret divin lors de l’intronisation d’un roi, en Ps 2,7 : « Tu es mon fils. Moi, aujourd’hui je t’ai fait naître »). La déclaration divine désigne donc publiquement Jésus comme roi messie. Mais je l’ai dit, cette déclaration est encadrée par deux autres traits qui l’assimilent au serviteur dont parle le prophète Isaïe. Dès lors, si Jésus est bien le messie bien-aimé de Dieu, c’est comme le serviteur qu’il assumera sa mission. Or, pour le même Isaïe, c’est à travers sa mort que le serviteur accomplira le plaisir de Dieu (Isaïe 52,13–53,12, voir Matthieu 8,17 ; 26,28).
[1] É. Cuvillier, « Évangile selon Matthieu », in C. Focant, D. Marguerat (éds), Le Nouveau Testament commenté, Genève-Paris, 2012, p. 35.