« Le Seigneur ouvre les yeux des aveugles, le Seigneur redresse les accablés, le Seigneur aime les justes. »
(Psaume 146,8)
Jour du Seigneur (Sophonie 2,3 ; 3,12-13)
Cherchez le Seigneur, vous tous, les humbles du pays, qui pratiquez sa loi. Cherchez la justice, cherchez l’humilité : peut-être serez-vous à l’abri au jour de la colère du Seigneur. […]
Je laisserai en ton sein [Jérusalem] un reste de petites gens humbles ; ils chercheront refuge dans le nom du Seigneur. Ce reste d’Israël ne commettra plus d’injustice ; ils ne diront plus de mensonge ; dans leur bouche, plus de langage trompeur. Mais ils pourront paître et se reposer, et personne pour les faire trembler.
Inutile d’épiloguer encore à propos du censeur liturgique. Il s’en est donné à cœur joie aux dépens du pauvre Sophonie ! Tout cela pour recomposer un texte incohérent. Mais tout le monde sait que l’Ancien Testament et la cohérence ne font pas bon ménage…
Pauvre Sophonie, donc. Ce prophète, contemporain de Jérémie, assiste au délitement de la société judéenne. Sa réaction témoigne de la colère de Dieu, qui éclate dès les premiers mots du livre : « Je vais tout faire disparaître, disparaître de la surface de la terre, oracle du Seigneur » (1,2). Dénonçant les fautes répétées du peuple, Sophonie annonce la venue du jour du Seigneur, « jour de fureur, de détresse, d’angoisse, de ténèbres et d’obscurité, de nuée et de sombres nuages » (1,15), « jour de la fureur du Seigneur où, au feu de sa jalousie, tout le pays sera dévoré, car c’est à une destruction qu’il va se livrer, et elle sera terrible : tous les habitants du pays » (1,18). L’expansion de l’empire assyrien, réputé pour sa cruauté, inspire en effet au prophète la conviction qu’une catastrophe est imminente, et qu’elle est voulue par son dieu. Mais, ajoute-t-il, n’est pas trop tard pour se détourner d’une manière de vivre insensée. D’où cet ardent appel : « Cherchez le Seigneur, tous les humbles du pays, qui pratiquez sa loi. Cherchez la justice, cherchez l’humilité : peut-être serez-vous à l’abri au jour de la colère du Seigneur. » Ce « peut-être » n’exprime pas un doute, mais un espoir : celui d’échapper au malheur inévitable qui va frapper ceux qui, par leur conduite coupable, l’auront provoqué.
Le prophète enchaîne avec d’autres menaces, d’abord contre les nations ennemies de Juda – Philistins, Crétois, Moab, Ammonites, Nubiens, et autres Assyriens –, puis contre Jérusalem qui, restée sourde à l’appel prophétique, n’a pas mis sa confiance en Dieu. Son peuple s’est entêté dans le mal. Aussi, « au feu de sa jalousie, tout le pays sera dévoré » (3,8). Mais cette destruction n’aura qu’un temps : l’espoir du Seigneur, en effet, c’est que, dans le pays purifié par cette guerre sans pitié, un peuple saint puisse vivre en harmonie avec lui. Il dit à Jérusalem : « Je laisserai en ton sein un reste de petites gens humbles ; ils chercheront refuge dans le nom du Seigneur. Ce reste d’Israël ne commettra plus d’injustice. Ils ne diront plus de mensonge : dans leur bouche, plus de langage trompeur. Mais ils pourront paître et se reposer, et personne pour les faire trembler ». Et d’inviter la ville à éclater de joie parce que le Seigneur sera enfin son roi. « Le roi d’Israël, le Seigneur, est au milieu de toi : tu n’as plus à redouter le malheur. Ce jour-là, on dira à Jérusalem : “N’aie pas peur, Sion, que tes bras ne faiblissent pas ! Le Seigneur ton dieu, est au milieu de toi, héros vainqueur. Il est plein de joie à ton propos, il te renouvellera par son amour, il se réjouira à ton sujet en chantant. » (3,15b-17) Voilà un texte susceptible de nourrir la compréhension du règne de Dieu, un règne qui ne s’établira que là où « justice et droit peuvent être l’assise de son trône » et où « l’amour bienveillant et fidèle peut le servir » (Psaume 89,15). Ce qui ne se fera pas sans que le mal soit combattu.
Béatitudes (Matthieu 5,1-12)
Voyant les foules, Jésus monta sur la montagne. Il s’assit, et ses disciples s’approchèrent de lui. Ouvrant la bouche, il les enseignait en disant : « Heureux les pauvres de cœur, car à eux est le Royaume des cieux. Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. Heureux les doux, car ils recevront la terre en héritage. Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés. Heureux les miséricordieux, car il leur sera fait miséricorde. Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu. Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu. Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car à eux est le Royaume des cieux. Heureux êtes-vous si l’on vous insulte, si l’on vous persécute et si l’on dit faussement toute sorte de mal contre vous, à cause de moi. Réjouissez-vous, soyez dans l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux ! [Ainsi, en effet, ils ont persécuté les prophètes qui vous ont précédés] ».
Ainsi commence le « Sermon sur la montagne » (qui doit son nom au latin sermo, « entretien, conversation, propos »). Dans ce premier des cinq grands discours qu’il rapporte dans son évangile, Matthieu offre une synthèse de ce qu’il considère comme les éléments essentiels de la bonne nouvelle de Jésus. Il introduit cette section en montrant Jésus « monter sur la montagne ». Il cite à ce propos une phrase employée à propos de Moïse dans le texte grec de l’Exode (19,3), où la montagne est celle « de Dieu » : le Seigneur y a appelé Moïse pour proposer à Israël de s’allier à lui. C’est là aussi qu’il montera pour recevoir la loi de l’alliance (24,18 : 2e occurrence de la même phrase). Nouveau Moïse, Jésus monte sur la même montagne de Dieu pour énoncer avec autorité une loi nouvelle, celle du Royaume des cieux. Mais avant cela, il lance une annonce de bonheur, solennelle mais profondément paradoxale : « le bonheur se reçoit au cœur de l’épreuve, dans une situation de manque et d’humilité où se creuse l’espace pour accueillir et recevoir », écrit Élian Cuvillier. Observant que, de part et d’autre du texte, Jésus mentionne le Royaume, il poursuit : « le Royaume des cieux appartient aux “pauvres en esprit” (v. 3) et à ceux qui sont persécutés à cause de la justice (v. 10), c’est-à-dire à ceux qui vivent, non dans un plein saturant (la richesse et l’harmonie avec le monde) mais dans le manque (la pauvreté de cœur et le conflit avec la logique du monde). Dieu règne pour ceux qui ne se suffisent pas à eux-mêmes et subissent une épreuve »[1].
La proximité de Dieu avec les pauvres, les marginaux et les souffrants est un thème connu de l’Ancien Testament qui le relie volontiers à la royauté divine. Le psaume de méditation de ce dimanche en offre une superbe illustration. Après avoir reconnu le Seigneur comme créateur de l’univers, le psalmiste ajoute : « Il fait justice aux opprimés, il donne du pain aux affamés. Le Seigneur délie les enchaînés, le Seigneur ouvre les yeux des aveugles, le Seigneur redresse ceux qui sont courbés, le Seigneur aime les justes. Le Seigneur protège l’étranger ; la veuve et l’orphelin il les soutient, mais il déroute les méchants. Le Seigneur règne pour toujours ! » (Psaume 146,7-10a[2]). La façon divine d’exercer la royauté, c’est de se faire le libérateur des écrasés, des malades et de ceux dont la position sociale est précaire. Son Royaume apparaît ainsi comme un espace où tous ceux que la société humaine relègue à la marge ont toute leur place, un vivre ensemble fraternel animé par le souci prioritaire pour les faibles, un monde juste où les forts n’écrasent pas autrui. Dans un tel Royaume, certaines attitudes vont de soi, celles qu’évoquent les béatitudes : consoler ceux qui pleurent, faire une place à ceux qui refusent de s’imposer par la force, satisfaire la soif de justice, faire preuve de bienveillance et de pardon, garder la simplicité du cœur et travailler à la paix.
En finale du texte, la béatitude des persécutés est redoublée et adressée spécifiquement en « vous » aux disciples. Matthieu développe ce thème pour l’appliquer sans doute à la situation difficile que connaissent probablement un certain nombre de disciples de sa communauté, insultés, persécutés et calomniés. (Il évoquera cette question ailleurs encore : 5,44 ; 10,21-25 ; et il pointera des Judéens comme faisant partie de ces persécuteurs : 23,30-38). Il conclut par ces mots : « Ainsi, en effet, ils ont persécuté les prophètes qui vous ont précédés ». Cette phrase, que l’on n’entendra pas dans les églises ce dimanche (merci, censeur), a toute son importance : en assimilant les disciples aux prophètes de l’Ancien Testament, Matthieu les encourage à tenir bon dans leur choix de suivre Jésus envers et contre tout, et à vivre les épreuves dans la joie de la récompense qui les attend, la même que celle dont les prophètes ont été gratifiés.
[1] É. Cuvillier, « Évangile selon Matthieu », in C. Focant, D. Marguerat (éds), Le Nouveau Testament commenté, Genève-Paris, 2012, p. 39. Son bref commentaire inspire largement le mien.
[2] J’ignore où le traducteur liturgique est allé chercher la conclusion, « le Seigneur est ton Dieu pour toujours ». Ne figurant pas dans le texte, elle gomme l’affirmation, pourtant essentielle ici, de la royauté de Dieu.