« Ouvre mes yeux, que je contemple les merveilles de ta loi.
Enseigne-moi, Seigneur, le chemin de tes ordres. »
(Psaume 119,18.33)
Liberté (Ben Sira 15,15-20)
Si tu le veux, tu observeras les commandements ; rester fidèle dépend de ton bon plaisir. Le Seigneur a mis devant toi l’eau et le feu : étends la main vers ce que tu veux. Devant les humains sont la vie et la mort, et ce qui plaira à l’un lui sera donné. Car la sagesse du Seigneur est grande, fort est son pouvoir et il voit tout. Ses yeux sont tournés vers ceux qui le craignent, et lui, il connaît toutes les actions des humains. Il n’a commandé à personne d’être impie, il n’a donné à personne la permission d’errer.
Ces quelques lignes sont tirées d’un texte où le fils de Sira évoque la liberté humaine. Il commence par contester l’idée que Dieu induirait l’être humain à pécher. Cette idée fausse pourrait dériver de l’histoire de l’Éden où la présence de l’arbre interdit peut être lue comme un piège tendu aux humains. (La lettre de Jacques ira dans le même sens : « Que personne, quand il est tenté, ne dise “Ma tentation vient de Dieu”, car Dieu ne peut être tenté par le mal et il ne tente personne », Jacques 1,13.) Après ces considérations préliminaires, Ben Sira ajoute : « (Dieu) lui-même a fait l’humain depuis le commencement et il l’a remis aux mains de son propre conseil » (Ben Sira 15,14). L’affirmation première est donc que la liberté humaine est un don aussi ancien que la création et qu’elle est conforme au désir de Dieu. Le sage se pose alors la question de savoir quel est le rôle de la loi par rapport à cette liberté. Il est double : d’une part, la loi suscite la liberté de l’humain en le plaçant devant une responsabilité à exercer ; d’autre part, elle propose un mode d’emploi concret de la liberté pour qu’elle débouche sur la vie et le bien.
Le sage d’Israël est convaincu que la loi est une sagesse pratique dont la visée est de montrer à l’humain comment vivre et s’épanouir en respectant l’ordre du monde. Dans les versets cités, il fait écho à sa manière au thème dit « des deux voies », bien connu de la Torah et des prophètes. En Deutéronome 30,15-20, Moïse avertit solennellement le peuple : en lui donnant la Loi, il met chacun devant un choix à faire, entre la vie et la mort, le bonheur et le malheur, la bénédiction et la malédiction : « J’en prends aujourd’hui à témoin contre vous le ciel et la terre : je mets devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie afin de vivre, toi et ta descendance, en aimant le Seigneur ton dieu, en lui obéissant et en t’attachant à lui, car c’est lui, ta vie… » (30,19-20). Quant à Jérémie, il reçoit l’ordre de dire au peuple : « Voici ce que dit le Seigneur : je vous donne le choix entre le chemin de la vie et le chemin de la mort » (21,8). Tout en reprenant l’idée d’un choix qui mène à la vie (et à l’eau), et d’un autre qui va vers la mort (ou le feu), Ben Sira place son insistance propre sur un point précis : la liberté face au choix : « si tu le veux…, ton bon plaisir » (répété un peu plus loin). La sagesse de Dieu et la puissance qu’il détient lui dictent en effet de respecter cette liberté et de laisser les humains faire leurs choix sous son regard. Mais le sage ajoute que ce regard est discriminant : lui qui donne la vie, il ne peut qu’accorder sa faveur à celles et ceux qui honorent ce don en le faisant fructifier fidèlement. Et il ne peut donner à personne la licence de s’enfoncer dans l’erreur, et c’est pourquoi il a révélé la loi.
Au-delà de la Loi (Matthieu 5,17-37)
[Jésus disait à ses disciples :] « Ne pensez pas que je suis venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir. Amen, je vous le dis, en effet : avant que le ciel et la terre disparaissent, pas un seul iota, pas un seul trait ne disparaîtra de la Loi jusqu’à ce que tout arrive. Donc, celui qui rejettera un seul de ces plus petits commandements, et qui enseignera aux humains à agir ainsi, sera déclaré le plus petit dans le royaume des Cieux. Mais celui qui les mettra en pratique et les enseignera, celui-là sera déclaré grand dans le royaume des Cieux.
Je vous le dis en effet : si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des Cieux. Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne commettras pas de meurtre, et si quelqu’un commet un meurtre, il est passible de jugement. Eh bien ! moi, je vous dis : quiconque se met en colère contre son frère sera passible de jugement. Celui qui dit ‘imbécile’ à son frère sera passible du Sanhédrin. Celui qui (lui) dit ‘fou’ sera passible de la géhenne de feu. Donc, si tu vas présenter ton offrande à l’autel, et si, là, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse ton offrande, là, devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère, puis viens présenter ton offrande. Mets-toi vite d’accord avec ton adversaire pendant que tu es en chemin avec lui, pour éviter que ton adversaire ne te livre au juge, le juge au garde, et que tu sois jeté en prison. Amen, je te le dis : tu ne sortiras pas de là avant d’avoir payé jusqu’au dernier sou.
Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras pas d’adultère. Eh bien ! moi, je vous dis : Tout homme qui regarde une femme pour la convoiter a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur. Si ton œil droit entraîne ta chute, arrache-le et jette-le loin de toi, car mieux vaut pour toi perdre un de tes membres que d’avoir ton corps tout entier jeté dans la géhenne. Et si ta main droite entraîne ta chute, coupe-la et jette-la loin de toi, car mieux vaut pour toi perdre un de tes membres que d’avoir ton corps tout entier qui s’en aille dans la géhenne.
Il a été dit également : Si quelqu’un renvoie sa femme, qu’il lui donne un acte de répudiation. Eh bien ! moi, je vous dis : quiconque renvoie sa femme, sauf en cas d’union illégitime, la pousse à être adultère ; et si quelqu’un épouse une femme renvoyée, il commet l’adultère.
Vous avez encore appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne violeras pas tes serments, mais tu t’acquitteras de tes serments envers le Seigneur. Eh bien ! moi, je vous dis de ne pas jurer du tout, ni par le ciel, car c’est le trône de Dieu, ni par la terre, car elle est son marchepied, ni par Jérusalem, car elle est la Ville du grand Roi. Et ne jure pas non plus sur ta tête, parce que tu ne peux pas rendre un seul de tes cheveux blanc ou noir. Que votre parole soit ‘oui’, si c’est ‘oui’, ‘non’, si c’est ‘non’. Ce qui est en plus vient du mal. »
Il est reconnu que l’évangile de Matthieu a comme « public-cible » des communautés chrétiennes composées majoritairement de juifs. On constate dans cet écrit une tension entre la fidélité à la Loi de Moïse et son dépassement. Le premier paragraphe du texte retenu pour ce dimanche en est un exemple. D’une part, la Loi tout entière garde sa valeur, et quiconque dirait que Jésus est venu la déclarer nulle se trompe lourdement. D’autre part, la Loi a une double limite par rapport au Royaume : en durée, puisque lorsque le Royaume sera arrivé, elle n’aura plus d’utilité ; en importance, car le respect des préceptes de la Loi n’est pas déterminant pour entrer dans le royaume. Au contraire, une façon de la pratiquer peut constituer un obstacle à l’accueil du Royaume : prétendre être juste devant Dieu par la seule obéissance scrupuleuse à la Loi, à la manière « des scribes et des pharisiens » (Matthieu en dira davantage au chapitre 23, non sans agressivité). Il y a en effet une « justice » supérieure à celle-là, qui est illustrée dans les lignes qui suivent (un passage souvent nommé « antithèses »).
Dans ces lignes, le Jésus de Matthieu oppose sa vision de la pratique de la Loi à celle des juifs qui suivent la tradition des « pères » (ou « anciens »). Il commence fort puisqu’il cite un précepte du décalogue, l’interdit du meurtre, ajoutant son commentaire pénal : l’assassin doit être jugé. Jésus ne conteste pas le précepte comme tel. Il pousse le curseur à l’extrême : tout ce qui est susceptible d’attenter à autrui et à sa vie, y compris en parole est condamnable (on notera le crescendo : le jugement, le grand tribunal du Sanhédrin, la géhenne). Ainsi, Jésus demande de pratiquer la Loi non pas en s’en tenant à la lettre, mais en en épousant l’esprit, en respectant sa visée profonde : permettre un vivre-ensemble harmonieux entre tous. Une telle exigence a une conséquence cruciale : alors que respecter la lettre de la loi en fait une règle morale tout à fait praticable, la parole de Jésus trace un horizon impossible à atteindre. Il ne s’agit donc pas de chercher à être parfait, en règle avec la Loi ; il s’agit de viser toujours plus loin pour construire une société fraternelle. De cette manière, il n’est plus possible de faire de la pratique de la loi une prestation permettant de devenir juste aux yeux de Dieu (ou peut-être à ses propres yeux).
Que l’horizon de l’exigence soit la construction de la fraternité ressort de la répétition du mot « frère ». À côté du respect qui suppose de ne pas tuer le frère (ou la sœur… !), ne pas se mettre en colère contre lui, ne pas l’insulter ou le dévaloriser, Jésus parle aussi de la réconciliation. Car quand le frère n’a pas été respecté, il peut avoir de quoi cultiver des reproches. Laisser les choses en l’état est délétère pour la fraternité. Aussi est-il urgent d’aller se réconcilier, ce qui implique (aussi) que le frère soit disposé à pardonner. La fraternité est donc un trait du Royaume et elle a priorité sur le culte. Mais si, selon ce que Jésus a dit, la partie offensée choisit la voie du procès et traîne le faux-frère au tribunal (c’est en ce sens qu’il est dit « adversaire »), il est urgent de faire le nécessaire pour retrouver sa bienveillance dès que possible. Dans un monde fraternel, les tribunaux seront inutiles.
La même dynamique se vérifie à propos du précepte concernant l’adultère. Jésus le prolonge en pointant ce qui amène à commettre une telle faute. Cette fois, il prolonge le décalogue qui, dans sa finale, met en garde contre la convoitise. Jésus se fait même plus concret en décrivant pour ainsi dire le trajet de la tentation. Tout part du « cœur » où la convoitise naît à la faveur d’un regard. Transgresser le précepte est un fait dès que l’on laisse la convoitise prendre les commandes… Ici, le Jésus matthéen radicalise la loi dans la mesure où il vise la « racine » de la transgression. L’antidote consiste à neutraliser, en les « coupant », les organes qui servent à transgresser : au départ, l’œil qui suscite la convoitise, la main qui l’accomplit quand on prend l’objet du désir. L’expression hyperbolique sert à frapper les imaginations ; ce qui est en jeu n’est autre que la mort aux yeux de Dieu (la « géhenne », un terme qui évoque un châtiment éternel). Dans la foulée, Matthieu glisse une réflexion sur la loi régulant le divorce, qu’il assimile à un permis de commettre l’adultère. À nouveau la même dynamique de radicalisation est à l’œuvre, comme aussi en ce qui concerne les serments. Dans la logique du discours, le serment présuppose qu’en temps ordinaire, le mensonge, la dissimulation peuvent pervertir la parole. Dans un monde où règne la fraternité, le serment n’a pas sa place, car la sincérité est la règle. Prêter serment serait l’indice que le parler-vrai n’est pas constant…
En finale, je relève un paradoxe : on n’imaginerait pas traîner au tribunal quelqu’un qui a traité un autre d’imbécile, et un homme qui convoite une femme ne va pas s’amputer d’un membre ; de même, les usages sociaux rendent les serments nécessaires dans certaines circonstances. Les paroles du Jésus de Matthieu relèvent clairement de l’hyperbole et visent à mettre en exergue la radicalité de l’exigence évangélique. (La même chose vaut pour la suite des antithèses : tendre l’autre joue, donner son manteau à qui réclame une chemise…) Seule la phrase à propos du divorce a été prise au pied de la lettre par l’Église catholique qui en a fait une loi juridique assortie des sanctions que l’on sait. Pourquoi une telle exception ? Comment la justifier ? Transformer l’horizon d’un idéal en une loi contraignante, est-ce seulement légitime ?