1er dimanche de Carême – 26 février 2023
« Rends-moi la joie d’être sauvé ; que l’esprit généreux me soutienne.
Seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche annoncera ta louange ! »
(Psaume 51,14.17)
Les passages des évangiles retenus pour l’année A balisent la préparation directe au baptême des catéchumènes, la nuit de Pâques. Pour les baptisés, ils constituent autant de textes susceptibles de faire redécouvrir ce qu’il en est de leur baptême. Les tentations au désert (1er dim.) sont le moment où Jésus oppose un non radical au mal : le suivre suppose que le croyant fasse un choix semblable. Le récit de la transfiguration (2e dim.) anticipe le terme du chemin du disciple en compagnie de Jésus : l’épanouissement de sa vie dans la lumière. La rencontre entre Jésus et la Samaritaine (3e dim.) est l’occasion de souligner qu’être baptisé, c’est être abreuvé de l’eau vive de la Parole et se nourrir du pain de la volonté de Dieu. L’épisode de l’aveugle-né (4e dim.) est une autre parabole du baptême : il consiste à se laisser ouvrir les yeux par le Christ et à le reconnaître comme fils de Dieu. Enfin, dernière parabole johannique, la résurrection de Lazare (5e dim.) manifeste qu’être baptisé, c’est être tiré de la mort pour entrer dans une vie nouvelle.
Les passages de l’Ancien Testament, dont certains sont choisis pour leur lien avec l’évangile du jour, proposent un rapide parcours de l’histoire du salut. Ainsi, le choix malheureux des humains du jardin d’Éden (1er dim.) reçoit de Dieu une réponse lorsqu’il appelle Abraham à devenir bénédiction pour tous les clans de la terre (2e dim.). Cette bénédiction est comme l’eau dont Dieu abreuve son peuple au désert, signe de son désir de vie (3e dim.). L’élection de David consacré roi par le prophète Samuel est considérée comme un moment-clé puisqu’on y a vu l’annonce du choix du véritable élu de Dieu (4e dim.). Enfin, le récit de la résurrection de Lazare est précédé par un passage du prophète Ézéchiel où éclate la volonté de vie de Dieu pour son peuple (5e dim.).
Tentation (Genèse 2,7-9 ; 3,1-7a)
Le Seigneur dieu modela l’homme avec la poussière tirée du sol ; il insuffla dans ses narines une haleine de vie, et l’homme devint un être vivant. Le Seigneur dieu planta un jardin en Éden, à l’orient, et y plaça l’homme qu’il avait modelé. Le Seigneur dieu fit pousser du sol toutes sortes d’arbres beaux à voir et bons à manger ; il y avait aussi l’arbre de la vie au milieu du jardin, et l’arbre à connaître bien et mal. […]
Or le serpent était astucieux plus que tous les vivants des champs qu’avait faits le Seigneur dieu. Et il dit à la femme : « Vraiment, oui, Dieu a dit : “Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin”... » Et la femme dit au serpent : « Des fruits des arbres du jardin nous mangeons, mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : “Vous n’en mangerez pas et vous ne le toucherez pas de peur que vous mouriez”. » Et le serpent dit à la femme : « Pour mourir, vous ne mourrez pas ! Oui : Dieu connaît qu’au jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme (des) dieux qui connaissent bien et mal. » Et la femme vit que l’arbre était bon à manger et qu’il était désirable pour les yeux et convoitable, cet arbre, pour devenir intelligent ; alors elle prit de son fruit et mangea et elle donna aussi à son homme avec elle et il mangea. Et les yeux d’eux deux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus [et ils cousirent du feuillage de figuier et ils firent pour eux des pagnes].
Un massacre ! Comment est-il possible de manquer à ce point de respect pour un texte, pourtant considéré comme théologiquement essentiel ? Rien que les premières lignes, que je ne commenterai pas, relatent, selon cette traduction, la création de « l’homme ». Or, le texte parle de « l’humain », dont le chapitre précédent a spécifié qu’il est créé « mâle et femelle » (1,27). Dans une société à juste titre soucieuse de lutter contre des discriminations de sexe (ou de genre), la traduction liturgique entretient l’idée que le « premier » être humain est un mâle, alors que le texte biblique est bien moins affirmatif (sauf chez Paul, dont il n’est plus à démontrer qu’il est misogyne, voir 1 Corinthiens 11,8-9).
Mais il y a pire : le découpage du texte. Qu’on relise les premiers mots du serpent : ils prétendent citer ce que Dieu aurait dit, mais le censeur n’a même pas donné à entendre ce qu’il a dit effectivement. Or l’animal se livre à une manipulation éhontée de la parole divine – ce que la personne qui entend la lecture ne peut se rendre compte (le prêtre qui prépare son homélie en a-t-il davantage conscience ?). Voici ce qu’il dit (2,16-17) :
Et le Seigneur dieu donna un ordre à l’humain en disant : « De tous les arbres du jardin, pour manger, tu mangeras. Mais de l’arbre du connaître bien et mal tu n’en mangeras pas car au jour où tu en mangeras, pour mourir, tu mourras. »
En formulant cet ordre, Dieu commence par ordonner à l’humain de jouir de tous les arbres « beaux à voir et bons à manger » en en consommant les fruits. Ensuite, il pose une limite à cette jouissance : un arbre y est soustrait. Comme le disait Paul Beauchamp, l’humain peut manger de tout, il ne peut pas manger le tout. Manger le tout – manger, c’est prendre un aliment et le détruire à son profit exclusif –, c’est mortifère. Il ne s’agit pas ici de la mort physique – la fin de ce récit dira que cette mort est simplement le retour naturel à la poussière. Ici, il s’agit de la mort de l’humain dans l’être humain : celui-ci est un être fondamentalement relationnel et s’il tombe dans la convoitise et cherche à accaparer le tout à son avantage, il ne pourra construire aucune relation digne de ce nom. Dans ce sens, le fait que la limite frappe « l’arbre à connaître bien et mal » souligne combien elle est positive. En effet, le non-savoir est la condition absolue de la confiance qui est le ciment de toute relation humainement épanouissante. D’ailleurs, en donnant un tel ordre, le Seigneur dieu appelle justement l’humain à la confiance, l’invitant à croire que cet ordre est bon pour lui et que celui qui le donne le fait par bienveillance à son égard.
C’est ici que l’astucieux serpent intervient. Ses mots sèment immédiatement le trouble. Quelle est donc l’astuce quand il dit « Vraiment, oui, Dieu a dit : “Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin”... » ? Sa ruse consiste à escamoter le don, signe de la bienveillance généreuse de Dieu. En effet, le serpent ne met en avant que de la limite, et, de la sorte, il fait voir en Dieu un personnage frustrant, qui empêche de manger et donc de vivre. Sa formulation elle-même est retorse, car elle peut s’entendre de deux façons : puisque les humains ne peuvent manger d’un arbre, ils ne peuvent pas manger de « tous les arbres » – ce qui est correct ; mais on peut aussi comprendre qu’ils ne peuvent manger d’aucun arbre. C’est d’ailleurs ainsi que la femme l’entend puisqu’elle sent la nécessité de rectifier.
Elle répond en effet : « Des fruits des arbres du jardin nous mangeons ». Ainsi, dans sa bouche, le don que Dieu a fait de tous ces arbres est devenu un fait acquis, une chose normale. La femme du récit ne mentionne Dieu que quand elle évoque la limite, en la renforçant comme si elle avait peur de la transgresser : « mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : “Vous n’en mangerez pas et vous ne le toucherez pas de peur que vous mouriez”. » À l’entendre, on perçoit que le serpent a réussi : (1) il a mis l’arbre interdit au centre de l’attention de la femme. Or, l’arbre du connaître n’est pas au milieu du jardin, emplacement occupé par l’arbre de la vie. Ainsi, ce qui est central pour la femme, ce n’est plus la vie offerte, mais l’interdit. (2) Le serpent a fait voir Dieu comme un être malveillant qui met cet interdit arbitraire au point d’empêcher même de toucher l’arbre. (3) Il a inculqué à la femme la peur d’un châtiment et de celui qui peut l’infliger – alors que Dieu ne parlait pas de punition, mais évoquant les suites mortifères de la convoitise.
Après avoir suscité la méfiance de la femme à l’égard de Dieu, le serpent porte l’estocade. Elle consiste à jeter le soupçon sur l’intention de l’ordre de Dieu : cet ordre est mauvais pour les humains parce qu’il cache le désir de Dieu de protéger ce qui fait sa supériorité : le savoir. Manger de l’arbre du connaître, ce serait devenir comme lui, et cela, il ne le veut pas. Aux dires du serpent, Dieu se pose en rival des humains qu’il cherche à tenir à distance. Il agit comme un être jaloux qui veut garder pour lui seul ce dont il jouit. Voilà pourquoi il menace les humains de mort. Mais il n’en a pas le pouvoir : « Pour mourir, vous ne mourrez pas !… » Le résultat ne se fait pas attendre : en regardant l’arbre dont Dieu a dit qu’il mène à la mort, la femme – dupée par le serpent – voit quelque chose de bon, de désirable et de convoitable car il procure l’intelligence et mène à la réussite. Et comme le serpent l’a dit, en manger ouvre leurs yeux… mais c’est leur propre limite que les deux humains découvrent, et la peur de l’autre que la méfiance sème dans le cœur de l’humain !
Que représente le serpent de ce récit ? Jacques le révèle quand, dans sa lettre, il écrit : « Que personne, quand il est tenté, n’aille dire “ma tentation vient de Dieu” […] Chacun est tenté par sa propre convoitise, emporté et appâté », avant d’ajouter que la convoitise mène à la mort (Jacques 1,13-15). La convoitise en effet réalise ce que fait le serpent du texte : elle fait voir la limite comme une frustration, une injustice ; elle fait voir ce(lui) qui pose la limite comme un rival malveillant ; elle fait jeter le soupçon sur ses intentions réelles et sème ainsi la méfiance. Et la convoitise est puissante, car elle se nourrit de la peur de manquer autant que du désir de ne manquer de rien. Un tel récit constitue dès l’entrée du récit biblique une puissante mise en garde : Dieu donne la vie, la convoitise l’empoisonne. Et la convoitise séduit parce que, de l’intérieur, quelque chose dit à l’être humain que combler le manque est une voie sûre d’épanouissement, de bonheur. Un mensonge qui donne toute sa force à la publicité… (ce n’est pas un hasard que, régulièrement, des pubs mettent en scène un certain serpent).
On aura remarqué qu’aucun mot dans ce récit ne parle du choix des humains en termes de faute, de péché. Voilà qui semble avoir perturbé les liturgistes qui ont choisi les textes, car ils font suivre ce passage de versets du psaume 51, qui accumulent des mots de ce genre : « Efface mon péché. Lave-moi tout entier de ma faute, purifie-moi de mon offense. Oui, je connais mon péché, ma faute est toujours devant moi. Contre toi, et toi seul, j’ai péché, ce qui est mal à tes yeux, je l’ai fait » (v. 3-6). La 2e lecture, tirée de la lettre aux Romains, fait encore plus fort, puisqu’elle désigne ce que raconte la Genèse comme le moment où « le péché est entré dans le monde et, via le péché, la mort » (Romains 5,12). Mais la façon (moralisante) dont le chrétien (le censeur aussi ?) entend le mot « péché » induit en erreur, aussi bien sur ce que dit Paul que sur le propos du récit de la Genèse. Ce qui engendre la mort, selon ce récit, n’est pas d’ordre moral, en effet. C’est une erreur existentielle consistant à choisir d’errer sur le chemin de la convoitise, bercé par l’illusion d’être ainsi sur le chemin de la vie et de l’épanouissement[1].
Tentations (Matthieu 4,1-11)
Alors, Jésus fut conduit au désert par l’Esprit pour être tenté par le diable. Après avoir jeûné 40 jours et 40 nuits, il eut faim. Le tentateur s’approcha et lui dit : « Si tu es Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains. » Il répondit et dit : « Il est écrit : L’homme ne vivra pas seulement de pain, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu. » Alors le diable l’emmène à la Ville sainte, le place au sommet du temple et lui dit : « Si tu es Fils de Dieu, jette-toi en bas ; car il est écrit : Il donnera pour toi des ordres à ses anges, et ils te porteront sur leurs mains, de peur que ton pied ne heurte une pierre. » Jésus lui déclara : « Il est encore écrit : Tu ne testeras pas le Seigneur ton Dieu. » À nouveau, le diable l’emmène sur une très haute montagne et lui montre tous les royaumes du monde et leur gloire. Il lui dit : « Cela, je te le donnerai tout entier si, tombant à mes pieds, tu te prosternes devant moi. » Alors, Jésus lui dit : « Arrière, Satan ! car il est écrit : C’est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras, à lui seul tu rendras un culte. » Alors le diable le quitte. Et voici que des anges s’approchèrent, et ils le servaient.
À la fin de l’épisode du baptême, la voix du ciel proclame Jésus « fils bien-aimé » de Dieu (3,17, verset qui précède immédiatement le retrait de Jésus au désert). Le « tentateur », ou « diable » (celui qui divise, se met en travers), ou encore « satan » (l’adversaire de Dieu et des humains) lui propose trois façons d’être fils de Dieu (en grec, le « si tu es » correspond à un « puisque tu es »). Au moyen de cette parabole théologique, Matthieu met en évidence les choix qui, selon lui, ont guidé Jésus dans la suite de l’histoire qu’il va raconter dans son évangile.
Le tentateur propose d’abord à un Jésus affamé de combler son manque par un miracle réalisé pour son propre bien-être. On notera la similitude avec la tentation du serpent : ici aussi, le tentateur suggère Jésus de fuir le manque, d’assouvir sa faim, de laisser libre cours à son désir. S’appuyant ensuite sur la parole de Dieu, le diable invite Jésus à pousser Dieu à prouver qu’il est bien avec lui, lui suggérant ainsi de substituer le savoir à la confiance. Autre similitude avec l’histoire du jardin où le serpent amène les humains à se méfier de Dieu. Enfin, sur la montagne, le diable propose à Jésus d’être fils de Dieu sur le mode de la toute-puissance, de la domination. Nouvelle similitude avec le serpent qui fait croire aux humains qu’ils seront comme Dieu, tout sachant, tout puissant. Mises en série, ces tentations jouent sur trois domaines où la convoitise menace : l’avoir, le savoir, le pouvoir. Avoir tout si je veux et quand je veux ; savoir tout, pour être sûr ; pouvoir tout pour dominer et ne pas avoir à servir. En réalité, ces tentations tirent leur force de la peur : peur de manquer, peur de risquer dans la confiance, peur d’assumer sa fragilité. Ces peurs poussent à refuser la condition humaine et à vouloir être comme on s’imagine que Dieu est.
Telle n’est pas la voie de Jésus qui est aussi celle de Dieu. Sa réaction est invariable, comme l’indique le premier mot de ses trois réparties : « Il est écrit ». Se référer à la Parole de Dieu écrite est le cœur de sa résistance à la tentation : Jésus refuse de se laisser enfermer dans son propre désir d’avoir, de savoir, de pouvoir ; et comment le faire, si ce n’est en faisant place à la parole d’un autre, de l’Autre. Cet autre qui dit que vivre, ce n’est pas seulement avoir, consommer, mais écouter autrui, lui faire place, entendre son désir. Cet autre qui dit que vivre, c’est renoncer à exiger des garanties de l’autre, accepter l’incertain, savoir faire confiance. Cet autre qui dit que rechercher le pouvoir à tout prix exige que l’on s’asservisse au mal au lieu d’être un serviteur de l’Unique qui mérite d’être servi parce que son désir est la vie.
Cette résistance, Jésus l’exprime en recourant à trois citations du Deutéronome qui, toutes, sont le fruit de la relecture d’épisodes où Israël a fait un choix de mort. « L’homme ne vivra pas seulement de pain » (Dt 8,3) fait référence au don de la manne (Exode 16) : n’écoutant pas les recommandations de Dieu, le peuple garde des réserves de manne pour le lendemain parce qu’il a peur d’en manquer et ne fait pas confiance au Dieu qui donne. « Tu ne testeras pas le Seigneur ton Dieu » (Dt 6,16) se réfère à l’épisode de Massa (Ex 17,1-7) : là, les Israélites assoiffés exigent de Moïse qu’il leur donne de l’eau pour démontrer que le Seigneur est effectivement au milieu d’eux. « C’est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras… » (Dt 6,13) renvoie à l’idolâtrie d’Israël, dont l’archétype est le veau d’or (Ex 32,1-6) : angoissé par l’absence de Moïse, le peuple se prosterne devant l’idole qui le rassure parce qu’il croit avoir pouvoir sur elle. Ces références à l’histoire des débuts d’Israël (dans l’ordre du récit de l’Exode et l’ordre inverse des citations du Deutéronome) suggèrent que, dans son choix de la façon d’être fils de Dieu, Jésus s’affronte aux mêmes tentations que celles qui ont fait chuter le peuple, mais les surmonte par son attachement confiant à Dieu et à sa parole.
[1] L’ennui de l’interprétation que je propose, c’est qu’elle ne permet pas d’utiliser les textes pour culpabiliser, ce qui est dommageable pour le fonds de commerce d’un certain monde ecclésiastique.