« Que ton amour, Seigneur, soit sur nous
comme notre espoir est en toi ! »
(Psaume 33,22)
Appel (Genèse 12,1-4a)
Le Seigneur dit à Abram : « Va-t’en de ton pays, de ta parenté et de la maison de ton père, vers le pays que je te montrerai. Ainsi, je ferai de toi une grande nation, je te bénirai, je rendrai grand ton nom, et tu deviendras bénédiction. Je bénirai ceux qui te béniront, mais celui qui te traitera à la légère, je le maudirai. En toi tous les clans de la terre acquerront pour eux la bénédiction. » Abram s’en alla, comme le Seigneur le lui avait dit, et Loth s’en alla avec lui. [Or Abram avait 75 ans quand il sortit de Kharân].
La 1re lecture du 1er dimanche de carême évoque l’erreur existentielle consistant pour un être humain à se laisser entraîner par sa convoitise. Cette erreur est profonde car elle engendre tôt ou tard la malédiction, c’est-à-dire le malheur et la mort. Le bref passage du début de l’histoire d’Abraham proposé pour ce dimanche évoque pour ainsi dire l’antidote que Dieu invente dans l’espoir que la vie l’emportera sur la malédiction.
Malgré les gros sous-titres qui, dans les bibles courantes, séparent la fin du chapitre 11 de la Genèse du début du chapitre suivant, l’ordre que le Seigneur adresse à Abram n’est pas le début de l’histoire de cet homme. D’ailleurs, comment comprendre ce que veut dire « va-t’en de la maison de ton père » si on ne sait rien de cette « maison » et de ce « père » ? C’est précisément ce qu’évoque à gros traits le sommaire qui termine le chapitre 11 (versets 27-32).
Tèrakh vécut 70 ans et il engendra Abram, Nakhôr et Harân. Ceux-ci sont les engendrements de Tèrakh. Tèrakh engendra Abram, Nakhôr et Harân ; or Harân engendra Lot et Harân mourut face à Tèrakh son père au pays où il fut engendré, à Our des Chaldéens. Et Abram et Nakhôr prirent pour eux des femmes : la femme d’Abram se nomme Saraï, et la femme de Nakhôr se nomme Milkah, fille de Harân père de Milkah et père de Yiskah. Et Saraï devint stérile ; il n’y a pas pour elle d’enfant. Et Tèrakh prit Abram son fils et Lot fils de Harân, fils de son fils, et Saraï sa belle-fille, femme d’Abram son fils, et ils sortirent avec eux de Our des Chaldéens pour aller au pays de Canaan, et ils arrivèrent jusqu’à Kharân et ils demeurèrent là. Et Tèrakh vécut 205 ans et Tèrakh mourut à Kharân.
Cette rapide évocation de la famille de Tèrakh est encadrée par deux décès : celui d’un fils, Haran et celui du père, Tèrakh. Entre les deux, au centre du texte, on insiste sur une autre forme de mort : Saraï devient stérile quand elle entre dans la famille en épousant Abram. Enfin, quand le père prend l’initiative de partir au loin, il ne fait que la moitié du chemin : s’arrête en effet à Kharân, un lieu dont le nom rappelle de très près celui de Harân[1], le fils décédé. Cette famille se caractérise donc par une forte présence de la mort qui vient casser toute dynamique de vie : Tèrakh engendre trois fils, et le troisième meurt prématurément. Ses deux frères se marient, et la femme de l’aîné est stérile. Tèrakh emmène ailleurs ceux qui sont marqués par ces morts (l’orphelin Lot et le couple stérile), puis le mouvement s’enraye en un lieu qui rappelle la mort… un lieu où Tèrakh lui-même finira par mourir !
Une autre caractéristique de cette famille ressort d’une phrase en particulier : « Tèrakh prit Abram son fils et Lot fils de Harân, fils de son fils, et Saraï sa belle-fille, femme d’Abram son fils, et ils sortirent avec eux de Our des Chaldéens ». Cette phrase se singularise par la concentration remarquable de termes de parenté (7 en tout, dont 5 « fils ») et de marques de dépendance (7 en tout : 4 possessifs renvoyant tous à Tèrakh et 3 « de »). Or, tous ces liens de parenté sont connus du lecteur grâce aux versets qui précèdent. Pourquoi les répéter, alors, si ce n’est pour souligner le caractère profondément fusionnel de ces liens qui unissent ces personnes sous le pouvoir du père qui les « prend » toutes pour aller là où il a décidé ? Le curieux « ils sortirent avec eux » (« corrigé » dans les bibles, évidemment) souligne à nouveau la chose pour le lecteur distrait, obligé de se demander « qui sort avec qui ? ». La réponse est simple : tous sortent avec tous, puisque Tèrakh rassemble en un bloc compact tous ces gens marqués par la mort.
L’ordre de Dieu vient faire brèche dans ce tableau familial. Il intime à Abram de s’arracher à cette « maison de son père » (la maison est un lieu fermé…), en quittant le pays où Tèrakh l’a amené. Il doit également quitter « son engendrement » (littéralement), c’est-à-dire couper les liens qui l’attachent à celui qui l’a « engendré » (11,27). L’appel de Dieu lui demande ainsi d’abandonner ce qui le tient captif de la mort pour vivre enfin sa vie. Dans ce contexte, la précision concernant son âge lors du départ (75 ans) n’a rien de neutre, même si le censeur liturgique n’a pas jugé bon de la reprendre : elle informe le lecteur (qui sait compter) que Tèrakh a encore 60 ans à vivoter comme un mort vivant, quand Dieu interpelle son fils et que celui-ci s’en va…
Après l’ordre de départ, le Seigneur poursuit en explicitant les conséquences qu’aura ce départ. Abram découvrira d’autres horizons (un pays à voir, pas à avoir), il s’ouvrira à l’avenir à travers une descendance importante (une grande nation), il acquerra une grande renommée : tels seront les signes de la bénédiction dont Dieu le comblera. Mais la visée du Seigneur ne s’arrête pas à Abram : une fois béni, il sera porteur de cette bénédiction destinée à « tous les clans de la terre ». Ainsi, en interpellant Abram, Dieu espère pouvoir relancer son projet de bénédiction universelle qui a présidé à la création (voir Genèse 1,28) puis à la recréation après le déluge (voir 9,1-7), mais qui a été mis en échec par la convoitise des humains. D’ailleurs, l’ordre qu’il donne à Abram va précisément à l’encontre de la convoitise, puisqu’il lui demande de consentir à un dépouillement : s’il quitte ce qui est à lui (ton pays, ton engendrement, la maison de ton père) pour aller vers un pays qui ne sera pas le sien, Abram acceptera une perte radicale. On est totalement à l’opposé de l’Éden : là, l’homme et la femme ont tout reçu de Dieu, mais sous l’influence du serpent de la convoitise, ils refusent le manque ; ici, Abram est invité à assumer le manque, alors qu’il n’a encore rien reçu…
La réussite du projet de bénédiction auquel Dieu invite Abram à collaborer suppose que certaines conditions soient réunies. En gros, il s’agit pour les diverses parties impliquées – Abram, tous les clans de la terre et même le Seigneur – de ne pas écouter la voix du serpent de la convoitise. C’est ce qu’Abram fera en répondant à l’appel de Dieu. Quant aux autres, il leur revient de « bénir » Abram. Cela implique de reconnaître que c’est lui que Dieu a choisi pour porter la bénédiction, et cela sans le jalouser, sans envier sa position (comme Caïn tue Abel par envie envers ce frère qui a la faveur de Dieu). Quant à Dieu lui-même, en invitant Abram à collaborer à son projet et en laissant aux clans de la terre la liberté de prendre position vis-à-vis de l’élu, il renonce à contrôler le jeu de la bénédiction, acceptant que sa réalisation passe par les humains. Bref, à sa manière, si chaque partie renonce à quelque chose, accepte un manque, dit non à la convoitise pour s’en remettre aux autres avec confiance, la bénédiction pourra circuler entre elles, et avec elle, la vie.
Le départ d’Abraham « conformément à ce qu’avait dit le Seigneur » marque son consentement au projet divin. La suite de son histoire montrera que ce n’est là qu’un premier pas et qu’un long chemin sera à parcourir pour consentir au dépouillement qui, parce qu’il fait échec à la convoitise, offre à la bénédiction une chance de s’épanouir et de se répandre.
Métamorphose (Matthieu 17,1-9)
Six jours plus tard, Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère, et il les emmena à l’écart, sur une haute montagne. Il fut métamorphosé devant eux, et son visage resplendit comme le soleil, et ses vêtements devinrent blancs comme la lumière. Voici que leur apparurent Moïse et Élie, qui s’entretenaient avec lui. Pierre alors prit la parole et dit à Jésus : « Seigneur, il est bon que nous soyons ici ! Si tu veux, je ferai ici trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, et une pour Élie. » Comme il parlait encore, voici qu’une nuée lumineuse les couvrit de son ombre, et voici une voix, de la nuée, qui disait : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui je trouve ma joie : écoutez-le ! » Quand ils entendirent cela, les disciples tombèrent face contre terre et furent saisis d’une grande frayeur. Jésus s’approcha et, les touchant, leur dit : « Relevez-vous et ne soyez pas effrayés ! » Levant les yeux, ils ne virent plus personne, sinon lui, Jésus, seul. En descendant de la montagne, Jésus leur donna cet ordre : « Ne parlez de cette vision à personne, avant que le Fils de l’homme soit relevé d’entre les morts. »
« Six jours après ». L’expression a été supprimée par le censeur qui l’a remplacé par un « en ce temps-là » insipide. Pourtant, il n’est pas sans importance que la transfiguration ait lieu 6 jours après la première annonce par Jésus de sa passion, mort et résurrection à venir (16,21-23) et en présence des trois disciples que Jésus prendra avec lui à Gethsémani, au moment d’affronter son dernier combat (26,37). Car c’est bien l’issue glorieuse de ce combat qui est anticipée dans cette scène qui a tout d’une parabole théologique. Proclamé « fils bien-aimé » de Dieu « qui s’est plu en lui » lors du baptême (3,17), Jésus a traversé les tentations lui proposant une certaine façon de réaliser ce qu’il est. Il a repoussé l’attrait de la convoitise, de la méfiance et du pouvoir et il leur a préféré la parole qui nourrit, la loi qui fait vivre, le dieu qui seul mérite d’être adoré. Après plusieurs chapitres où l’évangéliste a montré comment le choix de Jésus se décline concrètement en actes et en parole, son récit de la transfiguration apparaît comme une confirmation de la part de Dieu : les choix de Jésus sont bien ceux qui plaisent à Dieu. L’écouter en toute confiance s’impose donc.
La scène se passe sur une « haute montagne », un lieu que l’on cherchera en vain sur la terre d’Israël. Cette situation suggère que ce qui va suivre est à lire en clé théologique. Cette montagne, c’est l’Horeb, le Sinaï, où Dieu se montre et vient à la rencontre des humains. Il n’est donc pas étonnant que Moïse et Élie soient là, eux qui y ont rencontré le Seigneur (Exode 19–31 ; 1 Rois 19). Le premier y a reçu la loi de l’alliance, le second, une leçon de prophétisme. À travers eux, c’est « la Loi et les prophètes » qui sont témoins de ce que, pour Dieu, Jésus est un être lumineux puisqu’il est revêtu de la même lumière qui, émanant de la nuée, révèle Dieu tout en le cachant. Leur présence atteste la continuité profonde entre la première alliance et celle que Jésus est venu accomplir, et cela, alors même que les autorités du temps, garants de cette alliance – « les anciens, les grands prêtres et les scribes » – s’opposent à lui et s’apprêtent à la conduire à la mort (16,21). Le « fils bien-aimé » ne va donc pas détruire le lien que Dieu a tissé avec son peuple, il n’entend pas remplacer la Loi ou les prophètes qui ont construit et conforté ce lien ; il vient les accomplir en révélant toute la nouveauté dont ils sont porteurs (voir 5,17). C’est pourquoi il importe de l’écouter.
Moïse et Élie ont un autre point commun : l’un et l’autre ont disparu en Transjordanie où leur tombe, leur corps sont introuvables : on ignore l’emplacement de la tombe de Moïse, tandis qu’Élie a été emporté par un chariot de feu. En cela, leur présence lance un signe supplémentaire en direction de la résurrection. Ils témoignent en effet qu’un chemin de fidélité à Dieu et à sa parole ne débouche pas sur la mort. Jésus lui-même le répétera à sa façon : après avoir cité cette parole de Dieu dans le livre de l’Exode : « Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » (Exode 3,6), il la commentera en ces termes : « Dieu n’est pas le dieu des morts, mais des vivants » (Matthieu 22,32).
[1] Seule la première lettre change : le H aspiré de Harân devient un H dur dans Kharân. La graphie hébraïque de ces deux lettres est également très similaire (respectivement ה et ח).