3ème dimanche de Carême

Temps liturgique: Temps du Carême
Année liturgique: A
Date : 12 mars 2023
Auteur: André Wénin

« Oui, il est notre Dieu ; nous sommes le peuple qu’il conduit.
— Aujourd’hui écouterez-vous sa parole ?
 »

(Psaume 95,7)

Soif (Exode 17,3-7)

[Toute l’assemblée des fils d’Israël partit du désert de Sin par étapes sur ordre du Seigneur et ils établirent le camp à Rephidîm. Il n’y avait pas d’eau que le peuple puisse boire. Le peuple chercha querelle à Moïse. Ils dirent : « Donnez-nous de l’eau que nous puissions boire ». Moïse leur dit : « Qu’avez-vous à me chercher querelle ? Qu’avez-vous à tester le Seigneur ? ».] Là, le peuple eut soif d’eau. Alors, le peuple récrimina contre Moïse et dit : « Pourquoi nous as-tu fait monter d’Égypte pour nous faire mourir de soif avec nos fils et nos troupeaux ? » Moïse cria vers le Seigneur : « Que puis-je faire pour ce peuple ? Encore un peu, et il me lapidera ! » Le Seigneur dit à Moïse : « Passe devant le peuple, prends avec toi des anciens d’Israël, et ton bâton avec lequel tu as frappé le Nil, prends-le dans ta main et va ! Moi, je me tiendrai là, devant toi, près du rocher d’Horeb. Tu frapperas le rocher, il en sortira de l’eau, et le peuple boira. » Et Moïse fit ainsi sous les yeux des anciens d’Israël. Il nomma ce lieu Massa (Test) et Meriba (Querelle), parce que les fils d’Israël avaient cherché querelle et avaient testé le Seigneur, en disant : « Le Seigneur est-il au milieu de nous, oui ou non ? »

Pour comprendre ce bref épisode extrait du livre de l’Exode, il faut savoir que ce n’est pas la première fois que les fils d’Israël connaissent la soif depuis qu’ils sont sortis d’Égypte. Immédiatement après avoir traversé la mer et avoir assisté au salut que leur a offert le Seigneur, ils s’engagent dans le désert (Exode 15,22-26). Trois jours plus tard, ils arrivent à Mara (« Amère ») où ils trouvent une eau imbuvable. Récriminant contre Moïse, ils demandent à boire et, à la prière de ce dernier, Dieu répond en lui indiquant un morceau de bois : une fois jeté dans l’eau, celle-ci devient potable. Ensuite, le Seigneur donne des lois au peuple : « Si vraiment tu écoutes le Seigneur ton dieu, si tu fais ce qui est droit à ses yeux, si tu prêtes l’oreille à ses commandements et si tu obéis à toutes ses lois, je ne te frapperai d’aucune des maladies dont j’ai frappé les Égyptiens, car je suis le Seigneur, celui qui prend soin de toi. » (v. 26). À Élîm, étape suivante, le peuple trouve 12 sources. Par deux fois, Israël a donc fait l’expérience de la sollicitude du Seigneur et de Moïse au moment où il arrive à Rephidîm.

Pour comprendre ce bref épisode extrait du livre de l’Exode, il faut aussi avoir lu les deux premiers versets que le censeur liturgique a jugé bon de supprimer, pensant sans doute qu’il s’agit d’une répétition inutile. (Je les ai repris entre crochets ci-dessus.) Que dit ce petit passage ? Confronté à un nouveau manque d’eau, le peuple se montre agressif envers Moïse plutôt que de s’en remettre à sa sollicitude et à celle du Seigneur qui, à Mara et à Élim, leur ont permis de boire. À juste titre, Moïse questionne ce mouvement d’humeur et fait remarquer aux fils d’Israël que leur agressivité contre lui touche en réalité le Seigneur : c’est lui qu’ils testent, cherchant à savoir s’ils peuvent lui faire confiance, comme l’explicite la finale de l’épisode. Après que Dieu leur a donné de l’eau par deux fois et leur a ensuite assuré la manne quotidienne (Exode 16), se méfier ainsi de lui, ce n’est pas vraiment « faire ce qui est droit à ses yeux ». Mais la soif est plus forte ! Comme s’ils n’avaient pas entendu ce que leur guide a dit, ils se mettent à le contester, sans même évoquer le Seigneur dont Moïse vient de dire qu’il est le premier visé par leur agressivité. Ils lui reprochent vertement de les avoir tirés de la servitude pour rien, puisqu’ils vont mourir au désert. Et cette agressivité est telle que Moïse a peur d’être lapidé ! Elle est le signe de la force de leur peur de manquer, d’une convoitise rampante qui nourrit en eux la méfiance.

Malgré la menace qu’il sent peser sur lui, Moïse se préoccupe des Israélites et demande à Dieu ce qu’il peut faire pour eux (la traduction liturgique – Que vais-je faire de ce peuple ? – est erronée : elle laisse entendre que Moïse est énervé parce qu’il ne sait plus quoi faire de ces gens insupportables). Calmement, le Seigneur répond au cri de Moïse. Il imagine une façon de faire qui montrera aux Israélites que, contrairement à ce qu’ils prétendent, ni Moïse ni lui ne veulent qu’ils périssent au désert, mais se soucient bel et bien de leur vie puisqu’ils vont leur donner de l’eau. Et ils vont le faire de manière à contrecarrer le manque de confiance du peuple au moyen d’un signe visible réalisé sous le regard des anciens. Le même bâton qui a frappé le Nil pour en rendre les eaux imbuvables va faire jaillir de l’eau de la roche pour étancher la soif du peuple, et l’inviter à faire confiance. Car ce qui donne l’eau capable d’étancher la vraie soif de vie, c’est la parole qui atteste la bienveillance de Dieu et sa volonté de vie.

Soif et faim (Jean 4,5-42)

Jésus arriva à une ville de Samarie, appelée Sykar, près du terrain que Jacob avait donné à son fils Joseph. Là se trouvait le puits de Jacob. Jésus, fatigué par la route, s’était donc assis près de la source. C’était la sixième heure, environ midi.

Arrive une femme de Samarie, qui venait puiser de l’eau. Jésus lui dit : « Donne-moi à boire. » – En effet, ses disciples étaient partis à la ville pour acheter des provisions. La Samaritaine lui dit : « Comment ! Toi, un Juif, tu me demandes à boire, à moi, une Samaritaine ? » – En effet, les Juifs ne fréquentent pas les Samaritains. Jésus lui répondit : « Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : ‘Donne-moi à boire’, c’est toi qui lui aurais demandé, et il t’aurait donné de l’eau vive. » Elle lui dit : « Seigneur, tu n’as rien pour puiser, et le puits est profond. D’où as-tu donc cette eau vive ? Serais-tu plus grand que notre père Jacob qui nous a donné ce puits, et qui en a bu lui-même, avec ses fils et ses bêtes ? » Jésus lui répondit : « Quiconque boit de cette eau aura de nouveau soif ; mais celui qui boira de l’eau que moi je lui donnerai n’aura plus jamais soif ; et l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau jaillissant pour la vie éternelle. » La femme lui dit : « Seigneur, donne-moi de cette eau, que je n’aie plus soif, et que je n’aie plus à venir ici pour puiser. » Jésus lui dit : « Va, appelle ton mari, et reviens. » La femme répliqua : « Je n’ai pas de mari. » Jésus reprit : « Tu as raison de dire que tu n’as pas de mari : des maris, tu en a eu cinq, et celui que tu as maintenant n’est pas ton mari ; là, tu dis vrai. »

La femme lui dit : « Seigneur, je vois que tu es un prophète !... Eh bien ! Nos pères ont adoré sur la montagne qui est là, et vous, les Juifs, vous dites que le lieu où il faut adorer est à Jérusalem. » Jésus lui dit : « Femme, crois-moi : l’heure vient où vous n’irez plus ni sur cette montagne ni à Jérusalem pour adorer le Père. Vous, vous adorez ce que vous ne connaissez pas ; nous, nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs. Mais l’heure vient – et c’est maintenant – où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et vérité : tels sont les adorateurs que recherche le Père. Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent, c’est en esprit et vérité qu’ils doivent l’adorer. » La femme lui dit : « Je sais qu’il vient, le Messie, celui qu’on appelle Christ. Quand il viendra, c’est lui qui nous fera connaître toutes choses. » Jésus lui dit : « Je le suis, moi qui te parle. »

À ce moment-là, ses disciples arrivèrent ; ils étaient surpris de le voir parler avec une femme. Pourtant, aucun ne lui dit : « Que cherches-tu ? » ou bien : « Pourquoi parles-tu avec elle ? » La femme, laissant là sa cruche, revint à la ville et dit aux gens : « Venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait. Ne serait-il pas le Christ ? » Ils sortirent de la ville, et ils se dirigeaient vers lui. Entre-temps, les disciples l’appelaient : « Rabbi, viens manger. » Mais il répondit : « Pour moi, j’ai de quoi manger : c’est une nourriture que vous ne connaissez pas. » Les disciples se disaient entre eux : « Quelqu’un lui aurait-il apporté à manger ? » Jésus leur dit : « Ma nourriture, c’est de faire la volonté de Celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre. Ne dites-vous pas : ‘Encore quatre mois et ce sera la moisson’ ? Et moi, je vous dis : Levez les yeux et regardez les champs déjà dorés pour la moisson. Dès maintenant, le moissonneur reçoit son salaire : il récolte du fruit pour la vie éternelle, si bien que le semeur se réjouit en même temps que le moissonneur. Il est bien vrai, le dicton : ‘L’un sème, l’autre moissonne.’ Je vous ai envoyés moissonner ce qui ne vous a coûté aucun effort ; d’autres ont fait l’effort, et vous en avez bénéficié. »

Beaucoup de Samaritains de cette ville crurent en Jésus, à cause de la parole de la femme qui rendait ce témoignage : « Il m’a dit tout ce que j’ai fait. » Lorsqu’ils arrivèrent auprès de lui, ils l’invitèrent à demeurer chez eux. Il y demeura deux jours. Ils furent encore beaucoup plus nombreux à croire à cause de sa parole à lui, et ils disaient à la femme : « Ce n’est plus à cause de ce que tu nous as dit que nous croyons : nous-mêmes, nous l’avons entendu, et nous savons que c’est vraiment lui le sauveur du monde. »

Ce long récit est inspiré d’un modèle narratif présent à plusieurs reprises dans l’Ancien Testament : la rencontre entre un homme et une femme près d’un puits. Il est employé notamment pour Jacob (Genèse 29) ou Moïse (Exode 2). En gros, les éléments du modèle sont ceux-ci : un jeune homme venant de l’étranger arrive près d’un puits où une jeune fille vient puiser ; le contact s’éta­blit, la femme court chez elle annoncer l’arrivée du jeune homme ; celui-ci est alors accueilli et finit par épouser la fille. Le lieu de la rencontre n’est pas choisi au hasard : dans une société traditionnelle ancienne, le puits est indispensable à la fécondité et à la vie, ce qu’est aussi le mariage. La rencontre entre Jésus et la Samaritaine suit un scénario semblable : un étranger – ce qu’est Jésus en Samarie – s’assied près d’un puits ou une source, une femme vient puiser, un dialogue s’engage au terme duquel la femme court annoncer la nouvelle à la ville, où Jésus est accueilli et où se noue une forme d’alliance entre lui et la population. Voilà pour le cadre – qui peut expliquer que Jésus dise à la femme d’aller chercher son mari, signe qu’il n’envisage pas un futur mariage entre elle et lui… Ce cadre donne lieu à des développements lourds de sens d’un point de vue théologique. Ils qui sont introduits dès le début du récit. Ce sont deux métaphores : boire (Jésus demande de l’eau à la femme) et manger (les disciples sont allés acheter un pique-nique).

Le thème de l’eau fait l’objet du dialogue entre Jésus et la Samaritaine. Leur conversation joue sur l’opposition entre l’eau qu’il faut puiser avec effort en vue de se désaltérer, et l’eau « vive » qui jaillit toute seule du puits. L’image s’inspire d’une ancienne légende juive à propos de Jacob (nommé trois fois dans notre texte) : quand, arrivé près d’un puits, il ôte la lourde pierre qui bouche celui-ci pour abreuver le troupeau de Rachel, l’eau se met à en jaillir, un miracle qui ne cessera pas jusqu’à ce que Jacob quitte le pays, des années plus tard. Basée sur un texte biblique (Nombres 21,16-18), une autre légende raconte qu’au cours du long périple d’Israël au désert, un puits creusé par les anciens suivait le peuple à la trace. À chacune de ses étapes, l’eau en montait pour donner à boire à tous. (Paul fait écho à cette légende dans la 1re lettre aux Corinthiens 10,4 : à ses yeux, ce puits est une image du Christ.) Dans ces trois textes, l’eau du puits « miraculeux » est la métaphore de ce qui assure en permanence l’accès à la vraie vie et répond dès lors au véritable désir de vie des humains : la parole de Dieu qui, une fois accueillie, devient la source intérieure d’une vie authentique en perpétuel renouvellement. À partir de là, il est possible d’interpréter l’histoire des 5 maris : ils désigneraient les 5 livres de la Loi, des livres qui, porteurs d’une parole de vie essentielle aussi pour les Samaritains, ne les ont pas empêchés d’abandonner l’alliance. En effet, le « mari » actuel, le dieu à qui les Samaritains se sont alliés, n’est pas le vrai dieu. Le dieu véritable, c’est celui que Jésus annonce, celui que l’on doit adorer « en esprit et fidélité ». La femme le reconnaîtra quand Jésus se sera identifié comme le messie dans une phrase très significative où il se présente comme la parole authentique de Dieu. Alors, ayant compris où se trouve la vraie source de vie, la Samaritaine peut abandonner sa cruche pour aller annoncer à la ville qu’elle a rencontré un homme qui l’a amenée à faire la lumière en elle. Quand ils auront entendu cet homme en personne, les Samaritains de Sykar reconnaîtront en lui le sauveur du monde.

Le développement du second thème – la métaphore du manger – est lié au retour des disciples. Ici aussi, Jésus oppose deux nourritures : celle que les disciples ont apportée, mais dont il ne veut pas manger, et une autre, inconnue d’eux. Ce qui le nourrit, lui, Jésus, c’est faire la volonté de Dieu, travailler à réaliser ce qu’il désire pour les humains, leur permettre de s’ouvrir à la vie véritable. En leur disant cela, il répond à la question qu’ils n’ont pas osé poser quand ils l’ont trouvé en conversation avec la Samaritaine. C’est sa mission aux non-juifs qu’il est en train de réaliser, et c’est cela qui donne énergie et force à sa vie. En voyant les Samaritains venir vers lui, Jésus parle d’une moisson à accomplir – qui n’a rien à voir avec la moisson naturelle qui aura lieu 4 mois plus tard. Constatant le succès de son dialogue avec la femme, il se voit comme le moissonneur qui récolte là où Dieu a semé sa parole, à la plus grande joie de l’un et l’autre. Tel est aussi le travail des disciples qui récolteront ce que les prophètes et Jésus ont semé. Ils seront ainsi les collaborateurs de Dieu dans son œuvre de vie. Accomplir le vouloir du Père, telle sera aussi leur nourriture : en nourrissant en eux la vie de Dieu, elle leur permettra de mener à bien leur mission à son service et au service des humains.

 
Bible et liturgie

Commentaires des lectures du dimanche par André Wénin

L’Église ne sait pas ce qu’elle perd à négliger le Testament de la première Alliance…

Les textes qu’on lira sous cette rubrique ne sont pas des homélies. J’y propose plutôt un commentaire, à mi-chemin entre une analyse exégétique et une lecture attentive à la fois au texte biblique et à la réalité humaine qui est la nôtre.
La traduction des textes commentés (le plus souvent les passages de l’Ancien Testament et de l’évangile) est très souvent corrigée. La version liturgique est globalement insatisfaisante, en effet. Elle lisse le texte au point d’en gommer les difficultés, c’est-à-dire précisément les points où peut venir "s’accrocher" le commentaire parce qu’ils posent question. Quant au texte de l’Ancien Testament, il est fréquemment amplifié de manière à restaurer le passage dans son intégralité en vue du commentaire. 

André Wénin