7ème dimanche ordinaire

Temps liturgique: Temps ordinaire
Année liturgique: A
Date : 19 février 2023
Auteur: André Wénin

« Comme la tendresse du père pour ses fils,
la tendresse du Seigneur pour qui le craint ! »

(Psaume 103,13)

Aimer le prochain (Lévitique 19,1-2.17-18)

Le Seigneur parla à Moïse en disant : « Parle à toute l’assemblée des fils d’Israël et dis-leur : Vous serez saints, car moi, le Seigneur votre dieu, je suis saint. […]

Tu ne haïras pas ton frère en ton cœur. Mais tu devras faire des reproches à ton prochain et tu ne porteras pas une faute à cause de lui[1]. Tu ne te vengeras pas et tu ne garderas pas de rancune contre les fils de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Je suis le Seigneur. »

Ce bref extrait est l’un des deux passages du Lévitique à avoir les honneurs d’une lecture dominicale, l’autre étant une brève description de la condition des lépreux (13,1-2.45-46, lu le 6e dim. B) en lien avec la guérison de lépreux par Jésus. Il est tiré d’un chapitre à première vue hétéroclite, mais bien unifié par la répétition, à 16 reprises, du refrain : « Je suis le Seigneur ». Son organisation très précise révèle une grande maîtrise à la fois de l’expression et de la construction du sens[2]. Dans cette organisation littéraire, les célèbres versets 16-17 sur l’amour du prochain sont disposés en parallèle avec un autre précepte (les versets 33-34, dont je ne comprends pas pourquoi ils n’ont pas été retenus) : « Quand un immigré résidera avec toi dans votre pays, vous ne le maltraiterez pas. L’immigré qui réside avec vous sera pour vous comme un autochtone d’entre vous, et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été immigrés au pays d’Égypte. Je suis le Seigneur votre Dieu. » Ne serait-il pas significatif qu’entre l’amour du prochain (versets 16-17) et l’amour de l’ennemi (Matthieu 5,44, ci-dessous), les lectures de ce dimanche introduisent aussi l’amour de l’étranger ?

Cela dit, que l’amour soit ainsi l’objet de préceptes indique qu’il n’est pas question ici de sentiments. Cet amour relève spécifiquement de la volonté et se traduit par des actions et des comportements concrets. À cet égard, le passage de Lévitique 19 est significatif. Le précepte se montre empreint d’une sagesse très lucide quand il commence par interdire la haine du frère. Le législateur est conscient qu’il est facile de haïr ceux qui nous sont le plus proche, même s’il est moins facile de se l’avouer et donc d’en avoir conscience. Car il ne s’agit pas forcément de développer des sentiments haineux à l’égard d’un frère ou d’un prochain, de le détester positivement. Croire que j’aime un autre sans que j’accepte qu’il soit différent de moi, qu’il échappe à mon désir de mainmise, qu’il se dérobe à mon contrôle, n’est-ce pas le « haïr » en tant qu’autre ? Et la réciproque est vraie aussi : le proche peut vouloir que je me conforme à son désir en renonçant à être moi-même, ce qui peut se traduire par des comportements blessants, parfois involontairement. Dans ce cas, la tendance spontanée serait de (se) laisser faire ou de prendre distance, en tout cas de chercher à éviter le conflit. Dans sa sagesse, la loi demande au contraire d’oser parler, de « faire des reproches », de révéler ainsi à l’autre ce qui, dans son attitude, me fait mal sans qu’il en ait forcément conscience. Ne pas le faire, c’est se laisser charger du poids de sa faute. Ainsi naît la rancune qui nourrit à son tour la haine ou le désir de vengeance amenant à faire payer à l’autre le mal qu’il m’a fait – souvent avec les intérêts. Marie Balmary a des mots justes à ce propos : « Le mal aura alors triomphé du verbe, puisque la faute ne sera pas dite mais commise à nouveau, peut-être même augmentée dans la vengeance » (Le Sacrifice interdit, Grasset 1986, p. 57). Voilà, selon le Lévitique, comment « aimer son prochain », la formulation de ce précepte permettant de réfléchir aux mécanismes souvent cachés qui poussent à ne pas aimer, sans pour autant le savoir.

Aimez vos ennemis (Matthieu 5,38-48)

[Jésus disait à ses disciples :] « Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil, et dent pour dent. Eh bien ! moi, je vous dis de ne pas résister au méchant ; mais si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. Et si quelqu’un veut te faire un procès et prendre ta tunique, laisse-lui aussi ton manteau. Et si quelqu’un te contraint à faire mille pas, fais-en deux mille avec lui. À qui te demande, donne ; de qui veut t’emprunter, ne te détourne pas

Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien ! moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être les fils de votre Père qui est aux cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. En effet, si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait. »

Ce passage termine les « antithèses » dont les deux tiers ont été lus dimanche dernier. La 4e de ces antithèses porte sur la loi du talion, citée selon Exode 21,24 (voir aussi Lévitique 24,20 et Deutéronome 19,21). Cette loi (dont le nom est dérivé du latin talis « tel, semblable ») représente une avancée par rapport à la vengeance pure et simple, car elle la limite en introduisant un rapport de proportionnalité entre faute et rétorsion ou châtiment. C’est précisément cet « effet miroir » que le Jésus de Matthieu met en question. « Tendre l’autre joue » n’a rien d’une attitude masochiste qui consisterait à se soumettre servilement à la violence d’autrui. C’est plutôt un comportement positif qui vise à casser chez l’autre l’idée que la violence appelle nécessairement une réponse violente – ce qui est la base du talion. La même dynamique est à l’œuvre dans les deux autres cas évoqués : il s’agit de désarçonner le violent dans ses évidences, de fissurer ses certitudes dans l’espoir de désamorcer la violence au lieu de la reproduire et donc de la perpétuer. Celui qui donne son manteau se montre généreux quand l’autre cherche à le dépouiller par des moyens légaux au moins en apparence. Celui qui fait 2 000 pas au lieu de 1 000 déjoue la contrainte en se montrant plus que coopératif (ici, il s’agit sans doute de la réquisition par l’occupant romain).

La dernière antithèse porte sur l’amour de l’ennemi. La haine de l’ennemi ne figure nulle part dans la Loi, mais elle est plus que commune (rien de tel, pour souder un groupe, que la haine d’un autre groupe). Pour Jésus, une telle opposition entre prochain et ennemi n’a pas lieu d’être dans la logique du Royaume, puisque Dieu lui-même ne fait pas ce type de distinction. Dès lors, il s’agit d’aimer même ceux que l’on est spontanément enclin à détester, ennemis ou persécuteurs. Cette radicalisation du commandement de l’amour du prochain (et, plus délicat, de l’étranger) va dans le sens d’un dépassement radical de la logique commune génératrice de violence et donc aussi d’injus­tice. Elle casse la logique de l’entre-soi qui pousse quelqu’un à aimer ou à respecter seulement celui ou celle qui a la même attitude à son égard. Devenir « fils (ou fille) du Père du ciel », c’est tendre à partager sa « perfection ». De même que le Lévitique invite l’israélite à « être saint » comme Dieu l’est et cela, afin de pouvoir vivre en sa présence, de même Matthieu invite le chrétien à chercher à vivre un amour aussi « achevé » que l’est celui son Père céleste. Cet achèvement inatteignable est l’horizon du chemin ouvert par Jésus dans ce discours.

[1] Version liturgique : « et tu ne toléreras pas la faute qui est en lui ». Me semble difficilement justifiable.

[2] Mon collègue et ami Didier Luciani a consacré un bref ouvrage à ce chapitre : La sainteté pour tous : sublime ou ridicule ? Lévitique 19 (Lessius, 2019). Il n’a pas son pareil pour faire découvrir la pertinence de lois bibliques apparemment désuètes.

Bible et liturgie

Commentaires des lectures du dimanche par André Wénin

L’Église ne sait pas ce qu’elle perd à négliger le Testament de la première Alliance…

Les textes qu’on lira sous cette rubrique ne sont pas des homélies. J’y propose plutôt un commentaire, à mi-chemin entre une analyse exégétique et une lecture attentive à la fois au texte biblique et à la réalité humaine qui est la nôtre.
La traduction des textes commentés (le plus souvent les passages de l’Ancien Testament et de l’évangile) est très souvent corrigée. La version liturgique est globalement insatisfaisante, en effet. Elle lisse le texte au point d’en gommer les difficultés, c’est-à-dire précisément les points où peut venir "s’accrocher" le commentaire parce qu’ils posent question. Quant au texte de l’Ancien Testament, il est fréquemment amplifié de manière à restaurer le passage dans son intégralité en vue du commentaire. 

André Wénin