« J’espère le Seigneur de toute mon âme ;
je l’espère, et j’attends sa parole.
Mon âme attend le Seigneur plus que les veilleurs n’attendent l’aurore. »
(Psaume 130,5-6)
Création et exode (Ézéchiel 37,12b-14)
[…] Ainsi parle le Seigneur Dieu : Voici que je suis sur le point d’ouvrir vos tombeaux et je vous ferai monter de vos tombeaux, ô mon peuple, et je vous ferai entrer dans la terre d’Israël. Vous saurez que c’est moi le Seigneur, quand j’aurai ouvert vos tombeaux et que je vous aurai fait monter de vos tombeaux, ô mon peuple ! Je mettrai mon souffle en vous, et vous vivrez ; je vous donnerai du repos sur votre terre. Et vous saurez que c’est moi le Seigneur : j’ai parlé et je ferai – oracle du Seigneur.
En lien avec le récit du relèvement de Lazare, le choix de la 1re lecture s’est porté sur un très (trop) court extrait du ch. 37 d’Ézéchiel – dans une traduction qui gomme certaines répétitions et donc les insistances… En réalité, ce passage conclut une vision où le plus belge des prophètes (sorte de Paul Delvaux de la littérature biblique) développe une parabole du relèvement d’un peuple qui a perdu toute espérance. C’est la fameuse vision des ossements secs[1].
Le prophète se trouve parmi les Judéens déportés en Babylonie. Il entend ces gens parler de leur sentiment d’être des morts vivants, sans énergie, désespérés. Ils le disent avec une expression imagée évoquant des os complètement secs. Or, dans la conception biblique, les os sont le siège de la vitalité, de la vigueur, de la stabilité. C’est à ces gens qu’Ézéchiel parle : prenant leur expression au pied de la lettre, il la met en scène : dans une large vallée – celle où ils sont installés – Dieu, dit-il, lui fait voir les exilés comme un tas d’ossements jonchant le sol. Et il lui pose la question : « Ces ossements peuvent-ils vivre ? » Le prophète s’en remet alors à Dieu qui, en retour, le met au défi de lui prouver sa confiance : qu’il annonce à ces os qu’ils vont retrouver chair et souffle et qu’ils vivront. Le prophète s’exécute, et tandis qu’il parle aux ossements, ceux-ci reconstituent des corps revêtus de chair. Mais sans souffle, ils restent inertes. Alors Dieu dit à Ézéchiel d’appeler les vents : ils animeront ces corps. Ainsi dit, ainsi fait : tout se passe comme en Genèse 2, où Dieu façonne d’abord le corps de l’être humain, avant de l’animer de son souffle. Ce que la vision évoque n’est rien de moins qu’une création nouvelle, à la différence près qu’ici, elle ne se réalise que parce que le prophète accepte de coopérer en mettant sa foi dans la parole du Seigneur.
La finale du texte est en léger décalage par rapport à la vision des ossements. Le Seigneur mobilise une autre image de la mort : celle des tombeaux (le mot est répété 4 fois – 2 dans la version liturgique…) qui évoque la Babylonie où les déportés sont comme enterrés. L’essentiel de la vision est repris : la mort n’aura pas le dernier mot. Il est aussi prolongé de façon significative. Le vocabulaire employé est celui de l’Exode, en effet : faire monter de[2]… faire entrer dans la terre d’Israël[3]… où Dieu donnera le repos[4] à son peuple… alors vous saurez que c’est moi, le Seigneur[5]. En recourant à ces expressions et en les répétant, le prophète compare implicitement l’exil à Babylone au séjour d’Israël en Égypte. De même que jadis, le Seigneur a forcé toutes les impasses pour faire monter le peuple d’Égypte et le délivrer de l’esclavage et de la mort, il va ouvrir les « tombeaux » des exilés pour entamer une nouvelle aventure avec un peuple qu’il aura ainsi créé en le tirant de la mort. « Alors, vous saurez que je suis le Seigneur », car la trace de Dieu, c’est la mort vaincue, c’est la vie donnée. Le prophète Osée le dit à sa façon en prêtant ces mots à Dieu : « Du pouvoir du Shéol je les libérerai, de la mort je les rachèterai : où est ton fléau, ô Mort ? où est ta destruction, ô Shéol ? » (13,14, cité par Paul en 1 Corinthiens 15,55).
Notons enfin que la traduction liturgique n’est pas correcte : quand elle lit « faire remonter… » et « ramener », elle ajoute au verbe un élément adverbial absent en hébreu. Le mouvement devient ainsi un « retour », ce qui est inspiré de la réalité historique : après l’exil, les Judéens retournent dans leur pays. Ce faisant, elle gomme l’idée essentielle du texte d’Ézéchiel, qui est que Dieu va faire du neuf : dans la mort, il va créer le peuple à neuf, l’exil va se solder par un exode semblable au premier. Novelle création, nouvel exode : le prophète annonce la nouveauté, pas un retour au passé.
Dehors ! Déliez-le ! (Jean 11,1-45)
Il y avait quelqu’un de malade, Lazare, de Béthanie, le village de Marie et de Marthe, sa sœur. Or Marie était celle qui répandit du parfum sur le Seigneur et lui essuya les pieds avec ses cheveux. C’était son frère Lazare qui était malade. Donc, les deux sœurs envoyèrent dire à Jésus : « Seigneur, celui que tu aimes est malade. » En apprenant cela, Jésus dit : « Cette maladie ne conduit pas à la mort, elle est pour la gloire de Dieu, afin que par elle le Fils de Dieu soit glorifié. » Jésus aimait Marthe et sa sœur, ainsi que Lazare. Quand il apprit que celui-ci était malade, il demeura deux jours encore à l’endroit où il se trouvait. Puis, après cela, il dit aux disciples : « Revenons en Judée. » Les disciples lui dirent : « Rabbi, tout récemment, les Judéens, là-bas, cherchaient à te lapider, et tu y retournes ? » Jésus répondit : « N’y a-t-il pas douze heures dans une journée ? Celui qui marche pendant le jour ne trébuche pas, parce qu’il voit la lumière de ce monde ; mais celui qui marche pendant la nuit trébuche, parce que la lumière n’est pas en lui. » Après ces paroles, il ajouta : « Lazare, notre ami, s’est endormi ; mais je vais aller le tirer du sommeil. » Les disciples lui dirent alors : « Seigneur, s’il s’est endormi, il sera sauvé. » Jésus avait parlé de la mort ; eux pensaient qu’il parlait du repos du sommeil. Alors il leur dit ouvertement : « Lazare est mort, et je me réjouis de n’avoir pas été là, à cause de vous, pour que vous croyiez. Mais allons auprès de lui ! » Thomas, appelé Didyme (c’est-à-dire Jumeau), dit aux autres disciples : « Allons-y, nous aussi, pour mourir avec lui ! »
À son arrivée, Jésus trouva Lazare au tombeau depuis quatre jours déjà. Comme Béthanie était tout près de Jérusalem – à une distance de quinze stades (± 3 kilomètres) –, beaucoup de Judéens étaient venus réconforter Marthe et Marie au sujet de leur frère. Lorsque Marthe apprit l’arrivée de Jésus, elle partit à sa rencontre, tandis que Marie restait assise à la maison. Marthe dit à Jésus : « Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. Mais maintenant encore, je le sais, tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te l’accordera. » Jésus lui dit : « Ton frère se relèvera. » Marthe reprit : « Je sais qu’il se relèvera à la résurrection, au dernier jour. » Jésus lui dit : « Moi, je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra ; quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. Crois-tu cela ? » Elle répondit : « Oui, Seigneur, je le crois : tu es le Christ, le Fils de Dieu, tu es celui qui vient dans le monde. »
Ayant dit cela, elle partit appeler sa sœur Marie, et lui dit tout bas : « Le Maître est là, il t’appelle. » Marie, dès qu’elle l’entendit, se leva rapidement et alla rejoindre Jésus. Il n’était pas encore entré dans le village, mais il se trouvait toujours à l’endroit où Marthe l’avait rencontré. Les Judéens qui étaient à la maison avec Marie et la réconfortaient, la voyant se lever et sortir si vite, la suivirent ; ils pensaient qu’elle allait au tombeau pour y pleurer. Marie arriva à l’endroit où se trouvait Jésus. Dès qu’elle le vit, elle se jeta à ses pieds et lui dit : « Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. » Quand il vit qu’elle pleurait, et que les Judéens venus avec elle pleuraient aussi, Jésus, fut indigné intérieurement. Il se troubla et demanda : « Où l’avez-vous mis ? » Ils lui disent : « Seigneur, viens, et vois. » Jésus se mit à pleurer de sorte que les Judéens disaient : « Voyez comme il l’aimait ! » Mais certains d’entre eux dirent : « Lui qui a ouvert les yeux de l’aveugle, ne pouvait-il pas empêcher Lazare de mourir ? »
Jésus, à nouveau indigné en lui-même, arriva au tombeau. C’était une grotte fermée par une pierre. Jésus dit : « Enlevez la pierre. » Marthe, la sœur du mort, lui dit : « Seigneur, il sent déjà ; c’est le quatrième jour qu’il est là. » Alors Jésus dit à Marthe : « Ne te l’ai-je pas dit ? Si tu crois, tu verras la gloire de Dieu. » On enleva donc la pierre. Alors Jésus leva les yeux au ciel et dit : « Père, je te rends grâce parce que tu m’as écouté. Je le savais bien, moi, que tu m’écoutes toujours ; mais je le dis à cause de la foule qui m’entoure, afin qu’ils croient que c’est toi qui m’as envoyé. » Après cela, il cria d’une voix forte : « Lazare, allez ! Dehors ! », et le mort sortit, les pieds et les mains liés par des bandelettes, le visage enveloppé d’un suaire. Jésus leur dit : « Déliez-le, et laissez-le aller. » Beaucoup parmi les Judéens qui étaient venus auprès de Marie et avaient vu ce qu’il avait fait, crurent en lui.
Le texte d’Ézéchiel est l’une de ces pages qui témoignent de la foi d’Israël en un Dieu de vie plus fort que la mort. Le grand récit du relèvement de Lazare est une parabole de la façon dont cette foi s’amplifie dans le Nouveau Testament à la lumière de la résurrection de Jésus. Celui-ci, en effet, y affronte la mort en face, anticipant ainsi sa confrontation ultime avec elle lors de sa passion : celle-ci est évoquée au début du récit dans le dialogue entre Jésus et ses disciples, et elle le sera à nouveau à la fin du récit qui n’a pas trouvé grâce aux yeux du redoutable censeur. Après avoir souligné que beaucoup de témoins de la résurrection de Lazare crurent en Jésus, l’évangéliste ajoute que d’autres vont faire rapport aux chefs des prêtres et autres pharisiens. Alors, réunis en sanhédrin, ceux-ci décident d’assassiner celui dont l’action, selon eux, risque de fâcher le pouvoir romain et met donc en péril la vie de la nation (v. 46-53).
Le nom de Lazare est déjà tout un programme : ’el-‘āzar signifie « Dieu secourt », et le verbe utilisé décrit un secours consistant à sauver quelqu’un qui est en danger de mort. Pourtant, quand Jésus apprend la maladie de cet ami, il ne bouge pas. Il se contente de dire que la mort n’en sera pas l’issue, mais plutôt la gloire de Dieu, c’est-à-dire la manifestation concrète de ce qu’il est. En réalité, il attend que Lazare « s’endorme » pour pouvoir aller le réveiller. Et il précise que, pour les disciples, ce sera une occasion de nourrir leur confiance en lui et en Dieu. Mais pour Thomas, c’est la mort qui aura le dernier mot : loin de lâcher Lazare, elle emportera plutôt leur maître et eux avec lui. Ce disciple n’est pas le seul à se résigner face à la mort. Les Judéens le sont aussi, puisqu’ils sont venus réconforter les sœurs du défunt. Mais Marthe et Marie le sont aussi, à leur façon.
Marthe commence par reprocher à Jésus son arrivée tardive, mais laisse la porte ouverte : Dieu accorde à Jésus tout ce qu’il lui demande ! Mais quand Jésus la rassure en lui disant que son frère se relèvera, elle semble avoir oublié ce qu’elle vient de dire, car elle ne fait pas le lien entre la résurrection et ce que Jésus peut obtenir de Dieu. Sur l’insistance de Jésus, elle finit par déclarer sa foi en Jésus messie et fils de Dieu. Mais cette déclaration générique ne reprend pas ce sur quoi Jésus a insisté : la vie et la victoire possible sur la mort (6 mots ou expressions). D’ailleurs, une fois devant le tombeau de son frère, c’est elle qui tente d’empêcher que l’on ouvre la tombe, au motif que le cadavre est déjà en voie de décomposition… Quant à Marie, elle s’en tient au reproche avant de continuer à pleurer, tout entière à un désespoir partagé avec ceux qui l’ont accompagnée.
Face à cette scène, la réaction de Jésus est étonnante. Tellement étonnante que le traducteur liturgique a cru bon devoir la réduire à une « émotion » générique (« Jésus, en son esprit, fut saisi d’émotion »). En grec, cette émotion est tout sauf générique. Le verbe signifie « gronder de colère, s’irriter », ou encore « s’indigner ». Voyant tous ces gens résignés parce qu’ils pensent que tout est fini, que la mort a gagné, une profonde irritation gagne Jésus : indigné par la scène qu’il a sous les yeux, il gronde : contre la mort, sans doute, mais peut-être aussi contre ceux et celles dont les pleurs sont le signe que la mort leur a dicté sa loi, quoi qu’il en soit de Jésus. Dans ces conditions, si ce dernier se met à pleurer, c’est moins parce qu’il aime Lazare que parce qu’il voit que, malgré sa présence, personne ne reprend espoir – alors même que, selon leurs dires, « Dieu peut lui accorder tout ce qu’il demande », qu’il « a ouvert les yeux de l’aveugle » et que les sœurs croient qu’il aurait pu empêcher leur frère de mourir.
Les réflexions que ses larmes ont inspirées aux témoins attisent à nouveau l’irritation de Jésus au moment où il se dirige vers le tombeau de Lazare. Ses paroles sont d’ailleurs plus brèves, plus dures peut-être. Et pour susciter la foi des assistants, il adresse une prière à son Père avant de faire sortir Lazare du tombeau d’une simple parole puissante. Une fois celui-ci dehors, un autre ordre résonne : que ceux qui ont paralysé Lazare dans la mort avec des bandelettes le libèrent de ces liens ! Par ces paroles, Jésus ne l’emporte pas seulement sur la mort physique ; il combat encore la mort de l’espérance, la résignation face à la mort. En ce sens, ce récit est une sorte de parabole. Car, comme le suggère le passage d’Ézéchiel, tant de situations humaines sont comme des morts qui emprisonnent l’être dans un espace clos, le paralysent comme un défunt dans ses bandelettes. De telles situations engendrent souvent la résignation désolée de ceux qui se sentent impuissants. Pourtant, la gloire de Dieu se manifeste là où, sur la parole de Jésus, des humains sont arrachés à leur tombe, ou libèrent de leur paralysie ceux dont la vie était ensablée dans la mort. « Vous saurez que c’est moi le Seigneur, quand j’aurai ouvert vos tombeaux et que je vous aurai fait monter de vos tombeaux, ô mon peuple ! »
[1] Le texte complet est traduit dans le commentaire des lectures de la Pentecôte. Je reprends brièvement mon explication.
[2] Voir par ex. Genèse 50,24 ; Exode 3,8 ; 33,1.
[3] Voir par ex. Exode 6,8 ; 23,20 ; Deutéronome 6,10 ; 31,20.
[4] Voir par ex. Exode 33,14 ; Deutéronome 12,10 ; 25,19.
[5] Voir par ex. Exode 6,7 ; 10,2 ; 16,12 ; 29,46.