« Que le Dieu de notre Seigneur Jésus Christ […]
vous donne un esprit de sagesse qui vous le fasse vraiment connaître.
Qu’il ouvre à sa lumière les yeux de votre cœur,
pour que vous sachiez quelle espérance vous ouvre son appel. »
(Paul aux Éphésiens 1,17-18)
Les deux textes bibliques proposés par la liturgie de la fête de l’Ascension ont tous deux une particularité qu’il faut souligner : le texte d’évangile est la finale d’un livre, l’évangile selon Matthieu ; la première lecture est le début d’un autre livre, les Actes des apôtres. Fin de l’aventure terrestre de Jésus, début de celle des apôtres : tel est le cadre de l’ascension. En réalité, ces deux textes racontent la dernière rencontre de Jésus avec ceux que les Actes nomment les « apôtres » (en grec, les « envoyés ») et ceux que Matthieu désigne comme les « disciples » (en grec, « ceux qui apprennent »). Si l’on compare les deux récits de ce même « fait », leurs différences sautent aux yeux. C’est le signe que ni l’un ni l’autre n’est un compte-rendu d’un événement particulier. C’est plutôt la traduction en récit d’une théologie liée à la résurrection de Jésus.
L’adieu aux disciples (Matthieu 28,16-20)
Les onze disciples s’en allèrent en Galilée, à la montagne où Jésus leur avait ordonné de se rendre. Quand ils le virent, ils se prosternèrent, mais certains eurent des doutes. Jésus s’approcha d’eux et leur adressa ces paroles : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. Allez ! De toutes les nations faites des disciples : baptisez-les au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, enseignez-leur à observer tout ce que je vous ai commandé. Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde. »
La fin de l’évangile selon Matthieu s’inscrit dans le cadre des récits de la résurrection. Jésus a rencontré les femmes venues se recueillir devant sa tombe et les a envoyées porter aux disciples la nouvelle de son relèvement d’entre les morts (c’était l’évangile de la Veillée pascale). « Allez annoncer à mes frères qu’ils doivent se rendre en Galilée : c’est là qu’ils me verront », concluait-il. Le récit ne rapporte pas la rencontre entre les femmes et les disciples. (Matthieu explique plutôt pourquoi une rumeur s’est propagée chez les Juifs, selon laquelle le tombeau a été trouvé vide parce que les disciples ont volé le corps de Jésus.) Manifestement, les femmes ont transmis le message, puisque les disciples se rendent en Galilée « à la montagne où Jésus leur avait ordonné de se rendre » et ils le voient. La Galilée, c’est le « district des nations » où Jésus a commencé à proclamer la bonne nouvelle avant d’appeler des disciples autour de lui (4,12-22). Quant à la montagne, c’est celle où il leur a prodigué son premier enseignement dans le fameux « sermon sur la Montagne » (ch. 5–7).
C’est donc, selon Matthieu, la première rencontre entre Jésus et les disciples après la résurrection. Leurs réactions sont significatives. Ils se prosternent en un geste d’adoration, : ils ont donc reconnu leur Seigneur. Mais certains hésitent, comme si le reconnaître n’allait pas de soi. Sans doute cette ambivalence suggère-t-elle qu’après sa résurrection, Jésus n’est plus tout à fait le même. Du reste, l’essentiel n’est pas là, mais dans le message que Jésus confie aux disciples. Il a trois parties.
Premier élément. Le Ressuscité se présente comme le Seigneur de l’univers. Dieu a remis toute autorité à celui que les hommes ont rejeté, humilié et mis à mort. Il a cassé le jugement rendu par les chefs du peuple qui ont mis leur pouvoir au service de l’injustice, soi-disant au nom de Dieu. Mais le vrai pouvoir appartient à Jésus, qui a refusé celui que le Tentateur qui lui proposait à condition qu’il se prosterne devant lui (4,9-10). Ici, il le reçoit de Dieu : c’est la garantie d’un pouvoir qui sera au service du bien et de la justice.
Deuxième élément : Jésus envoie les disciples en mission. C’est du moins ainsi que l’on décrit souvent la scène. Or les termes sont plus précis. « Faire des disciples », c’est reprendre avec d’autres ce Jésus a fait avec eux : vivre dans une proximité bienveillante, écouter, parler, échanger de sorte qu’ils « apprennent » à connaître Jésus et le Royaume qu’il a annoncé. « Les baptiser », c’est signifier par un rite que mourir à ce qui doit mourir est la condition pour naître à une vie nouvelle reçue du Dieu-alliance (père, fils, esprit). « Leur enseigner à garder ce que Jésus leur a recommandé », c’est les introduire à une autre façon d’être au quotidien, un mode de vie que, au début de leur compagnonnage, Jésus a enseigné aux disciples, à l’endroit même où ils sont réunis à présent (voir 5,1). Cette façon d’être est centrée sur l’amour fraternel ; elle suppose que l’on subvertisse en force de vie ce qui nourrit l’envie, la haine et la violence. Voilà la « mission » des disciples. Elle vaut pour « toutes les nations ». Jésus ne dit pas « pour toute l’humanité » ; il parle de « nations », suggérant qu’il s’agira de s’adapter à chacune en particulier, à sa langue, sa culture, sa situation historique.
Troisième élément : celui qui, dès la conception a été nommé « Emmanuel », « Dieu avec nous », assure ses disciples d’une présence permanente que sa vie terrestre ne permettait pas. Le départ de Jésus (que Matthieu ne raconte pas), c’est donc un nouveau mode de présence. Les disciples ne seront jamais seuls pour la tâche qui vient de leur être confiée.
Ascension (Actes des apôtres 1,1-11)
Cher Théophile, dans mon premier livre j’ai parlé de tout ce que Jésus a fait et enseigné depuis le moment où il commença, jusqu’au jour où il fut enlevé au ciel, après avoir, par l’Esprit Saint, donné ses instructions aux Apôtres qu’il avait choisis. C’est à eux qu’il s’est présenté vivant après sa Passion ; il leur en a donné bien des preuves, puisque, pendant quarante jours, il leur est apparu et leur a parlé du royaume de Dieu.
Au cours d’un repas qu’il prenait avec eux, il leur donna l’ordre de ne pas quitter Jérusalem, mais d’y attendre que s’accomplisse la promesse du Père. Il déclara : « Cette promesse, vous l’avez entendue de ma bouche : alors que Jean a baptisé avec l’eau, vous, c’est dans l’Esprit Saint que vous serez baptisés d’ici peu de jours. » Ainsi réunis, les Apôtres l’interrogeaient : « Seigneur, est-ce maintenant le temps où tu vas rétablir le royaume pour Israël ? » Jésus leur répondit : « Il ne vous appartient pas de connaître les temps et les moments que le Père a fixés de sa propre autorité. Mais vous allez recevoir une force quand le Saint-Esprit viendra sur vous ; vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre. »
Après ces paroles, tandis que les Apôtres le regardaient, il s’éleva, et une nuée vint le soustraire à leurs yeux. Et comme ils fixaient encore le ciel où Jésus s’en allait, voici que, devant eux, se tenaient deux hommes en vêtements blancs, qui leur dirent : « Galiléens, pourquoi restez-vous là à regarder vers le ciel ? Ce Jésus qui a été enlevé au ciel d’auprès de vous, viendra de la même manière que vous l’avez vu s’en aller vers le ciel. »
Le tableau qui ouvre les Actes des apôtres, le second volet de l’œuvre que l’évangéliste Luc adresse à tout « ami de Dieu » (Théophile) – est assez différent de la fin de l’évangile de Matthieu. Pourtant, l’essentiel s’y retrouve, je vais y venir. Une première différence affecte la chronologie. Chez Matthieu, elle ne fait l’objet d’aucune précision, alors que dans les Actes, le calendrier est très précis. Il est basé sur deux fêtes juives : la Pâque et la Pentecôte, 50 jours plus tard. C’est ce calendrier que la liturgie chrétienne adoptera pour se donner le temps de déployer le sens de la résurrection dont l’accomplissement est signifié par l’Ascension et la Pentecôte.
La Pâque célèbre la sortie d’Égypte, la libération des esclaves arrachés à l’oppression et à la mort. C’est, pour le peuple d’Israël, la naissance à une vie nouvelle (Exode 12–15). Pour Jésus, c’est ce jour-là que Dieu le relève d’entre les morts, suscite pour lui une vie nouvelle, comme les disciples en sont témoins (Actes 1,3).
La Pentecôte (mot qui signifie « cinquante ») célèbre de l’alliance entre Dieu et Israël, en particulier le don de la Loi au mont Sinaï (Exode 19–20). C’est ce jour-là que Dieu inaugure la nouvelle alliance avec l’humanité par le don de son Esprit (Actes 2), conformément à ce qu’a dit le prophète Jérémie (31,31-34) : quand Dieu fera don d’une alliance nouvelle, il donnera l’Esprit au lieu de la Loi.
40 jours, c’est le temps passé par Moïse sur la montagne où il reçoit de Dieu le document de l’alliance (les tables de la Loi) ainsi que le plan du temple portatif qu’il devra édifier. C’est la période au cours de laquelle Jésus parle du royaume de Dieu aux apôtres et leur donne ses instructions avec des signes qu’il est vivant. Il nourrit ainsi le témoignage qu’ils devront rendre à la résurrection.
Dans les Actes (comme à la fin de l’évangile selon Luc), tout se passe à Jérusalem. Pour l’évangéliste, en effet, le lieu de la mort et de la résurrection de Jésus est le centre du monde. C’est là aussi que doit avoir lieu la venue de l’Esprit et des débuts du peuple nouveau appelé par Dieu, l’Église. Cette venue de l’Esprit sera un « baptême » pour les apôtres, une nouvelle naissance, leur résurrection pour ainsi dire.
Dans le récit des Actes, les disciples réagissent aux paroles que Jésus leur adresse. À les entendre, on a le sentiment que, pour eux, la résurrection de Jésus et le don de l’Esprit est lié à une fin du monde imminente qui marquera l’avènement du royaume définitif d’Israël. (Dans les premiers temps du christianisme, les chrétiens ont cru cela ; l’évangéliste les détrompe en empruntant l’autorité de Jésus.) Jésus dément cette idée et se refuse à parler d’échéance. Ce n’est pas ce qui doit préoccuper les apôtres : le temps qui s’ouvre devant eux, c’est le temps d’un témoignage qui, de proche en proche, va gagner les extrémités de la terre. Cela prendra donc du temps ! C’est ce que racontera le livre des Actes des apôtres qui s’achève lorsque la bonne nouvelle est annoncée par Paul à Rome, au cœur de l’empire romain, là où convergent toutes les nations. Dans ce livre, on voit les disciples (Paul en particulier) agir comme Jésus l’a fait. Ils ont pour ainsi dire démultiplié sa présence, sa parole et son œuvre, dans l’espoir qu’un grand nombre accueille la vie donnée.
Ainsi, comme chez Matthieu, le départ de Jésus est, pour les apôtres, le moment de témoigner de ce qu’ils ont vécu avec lui, en particulier de sa résurrection. Celle-ci, en effet, est le signe que le dieu de Jésus veut la vie et cherche à s’allier aux humains dans l’espoir que la vie l’emporte sur la mort. C’est ce que Jésus a montré dans ce qu’il a fait et dans ce qu’il a dit, et Dieu l’a approuvé solennellement. En décrivant comment Jésus s’élève vers le ciel, c’est cette exaltation par Dieu que Luc souligne. Quant à la scène finale des apôtres restant le nez en l’air, elle redouble la scène précédente. En restant à regarder le ciel, les apôtres semblent attendre le retour imminent de Jésus redescendant pour inaugurer le règne de Dieu. Les deux hommes en vêtement blanc – les mêmes que ceux qui ont accueilli les femmes dans le tombeau vide (Luc 24,4-8) – répètent à leur façon ce que Jésus a dit : oui, il reviendra, mais pas tout de suite. Qu’ils partent donc et attendent l’Esprit promis qui fera d’eux les témoins de la vie plus forte que la mort.