Saint Sacrement

Temps liturgique: Temps ordinaire
Année liturgique: A
Date : 11 juin 2023
Auteur: André Wénin

« La coupe de bénédiction que nous bénissons,
n’est-elle pas communion au sang du Christ ?
Le pain que nous rompons, n’est-il pas communion au corps du Christ ?
Puisqu’il y a un seul pain, la multitude que nous sommes est un seul corps. »

(1 Corinthiens 10,16-17)

Avant de reprendre le cours des « dimanches du temps ordinaire » suspendu depuis le début du carême, le dimanche du Saint-Sacrement – jadis appelé « Fête-Dieu » – revient sur un dernier élément des fêtes pascales : le don de l’eucharistie. D’ailleurs, comme dans certains pays, cette fête a lieu un jeudi, comme pour rappeler la Cène, célébrée elle aussi un jeudi – le Jeudi saint. Cette fête est une invention belge, et même un peu namuroise, puisqu’elle est due à Ste Julienne du Mont-Cornillon et a été fondée à Liège en 1252, bien que célébrée pour la première fois à Fosses(-la-Ville) en 1246.

 Dieu nourrit son peuple et sa mémoire (Deutéronome 8,2-18)

Une fois encore, le censeur massacre un texte de l’Ancien Testament. Il n’en garde que des bri­bes (les versets 2-3 et 14b-16a, et encore, dans une traduction approximative) : juste de quoi rappeler que Dieu a donné la manne à son peuple dans un désert « vaste et terrifiant »… Or, dans le texte d’où ces phrases ont été extraite, Moïse explique aux Israélites que ce n’est pas le pain qui fait vivre, mais la mémoire vive du don du pain par Dieu. Commençons par le début du discours (v. 2-3)

Souviens-toi de tout le chemin que le Seigneur ton dieu t’a fait parcourir pendant ces 40 ans dans le désert afin de te rendre humble, pour te tester de façon à connaître ce qui est dans ton cœur : observerais-tu ses commandements, oui ou non ? Il t’a rendu humble et il t’a fait avoir faim puis il t’a fait manger la manne que tu ne connaissais pas et que tes pères n’avaient pas connue, afin de te faire connaître que ce n’est pas seulement de pain que vit l’être humain, mais que c’est de tout ce qui sort de la bouche du Seigneur que vit l’être humain.

La répétition du verbe « connaître » le suggère : la traversée du désert qui a suivi la libération d’Israël de la servitude en Égypte, a été, pour Israël et son dieu, un temps pour faire connaissance. À travers une longue marche, Dieu a contraint son peuple à accepter humblement l’incertitude du provisoire, la précarité, le dépouillement. Et pourquoi cela ? Parce qu’il désirait savoir qui était Israël : serait-il ou non capable de se fier au jour le jour à son dieu et à son désir de vie ? Saurait-il le lui montrer en suivant ses instructions ?

Mais le Seigneur entendait aussi se faire connaître d’Israël en prenant soin de lui comme un père prend soin de son fils pour l’habiller et veiller sur sa santé. Il le précise aux versets suivants : Ton manteau ne s’est pas usé sur toi et tes pieds n’ont pas enflé pendant ces 40 ans (v. 4). Et il poursuit : Ainsi, à la réflexion [littéralement : « dans ton cœur », siège de l’intelligence], tu connaîtras que, comme un homme éduque son fils, le Seigneur ton dieu était en train de t’éduquer (v. 5). C’est donc aussi en père que Dieu a agi quand il a nourri le peuple au désert. Or, le pain qu’il a donné n’est pas n’importe quelle nourriture. La manne ne ressemble à rien de connu, en effet, et, comme le raconte le livre de l’Exode au chapitre 16, elle porte en elle une véritable leçon de vie. Israël trouve la manne six jours sur sept mais avec double ration le sixième jour : il est ainsi amené à comprendre qu’elle est donnée par quelqu’un qui veut qu’il en soit ainsi. Chaque jour à l’aube, quand elle apparaît, le peuple est invité à reconnaître la sollicitude généreuse de celui qui la lui accorde. Elle l’invite aussi à faire confiance, à croire que, s’il a donné aujourd’hui, il donnera encore demain ; en mettre de côté pour le lendemain (sauf le sixième jour) serait de la méfiance et de la convoitise. Ainsi, en même temps qu’il donne à son peuple de quoi se rassasier, le Seigneur lui donne de faire l’expérience que, pour vivre, sa parole est tout aussi essentielle que le pain. Cette nourriture porte en elle-même un message, tandis que l’interdiction de faire des réserves sert à tester la confiance que peuple met ou non en son dieu.

Au cours de cette longue expérience du désert, Israël apprend donc à connaître son dieu. En même temps, celui-ci apprend à connaître son peuple de façon à pouvoir l’éduquer comme un père. Mais à quoi sert (idéalement…) l’éducation ? N’est-ce pas à amener le fils à devenir autonome, à se prendre en main peu à peu, pour ne plus devoir dépendre de son père à l’heure de faire les choix qui seront bons pour lui ? C’est un même but que le Seigneur poursuit en éduquant Israël au désert pour préparer la suite de son histoire. Car celle-ci n’aura pas lieu au désert, là où Israël dépend de Dieu quotidiennement, comme un jeune enfant dépend en tout de son père. La suite de l’histoire du peuple de l’alliance se passera dans le pays où il est sur le point d’entrer au moment où Moïse lui parle. Là, il devra s’assumer de manière autonome, en « adulte ». Et il en aura largement les moyens, ainsi que Moïse le précise dans la suite de son discours (v. 6-10.12-13)[1] :

Tu observeras les préceptes du Seigneur ton dieu en marchant dans ses chemins et en le craignant. En effet, le Seigneur ton dieu va te faire entrer dans un bon pays, pays de torrents, de sources et d’eaux souterraines jaillissant dans la plaine et dans la montagne ; pays de blé et d’orge, de vignes, de figuiers et de grenadiers ; pays d’huile d’olives et de miel ; pays où sans être rationné tu mangeras du pain : tu n’y manqueras de rien ; pays dont les pierres contiennent du fer, et des montagnes duquel tu extrairas du cuivre. Alors, tu pourras manger et te rassasier, et tu béniras le Seigneur ton dieu pour le bon pays qu’il t’aura donné ! […]

[Alors] tu mangeras et tu te rassasieras, tu construiras de belles maisons que tu habiteras, ton gros et ton petit bétail abonderont, argent et or abonderont pour toi et tout ce qui t’appartient abondera.

Ce passage évoque la vie autonome qu’Israël pourra mener en profitant pleinement des biens qu’il trouvera en abondance dans le pays que le Seigneur lui donne. Mais pour bénéficier ainsi de tout ce qui lui est offert, Israël ne devra pas oublier son expérience au désert, où il a connu la pauvreté et la faim et où son dieu l’a fait vivre en le nourrissant de la manne. Car la satiété que le peuple va connaître dissimule un danger que Moïse souligne aussi (v. 11.14-16).

Garde-toi d’oublier le Seigneur ton dieu en n’observant pas ses préceptes, ses coutumes et ses lois que je t’ordonne aujourd’hui, de peur que [une fois rassasié et comblé de biens,] ton cœur ne se gonfle et que tu oublies le Seigneur ton dieu, qui t’a fait sortir du pays d’Égypte, de chez les esclaves, qui t’a fait marcher dans le désert grand et redoutable – serpents brûlants et scorpions, terre de soif où il n’y a pas d’eau –, qui a fait jaillir pour toi l’eau du rocher de granit, qui, au désert, t’a fait manger la manne que n’avaient pas connue tes pères, afin de te rendre humble et afin de te tester pour te rendre heureux dans ton avenir.

Être rassasié et ne manquer de rien expose à un danger face auquel la mémoire est l’unique remède. Oublier que le don est un don, un signe de la bienveillance d’un autre qui désire que je sois vivant et heureux, ce n’est pas seulement être ingrat à son égard. C’est se couper de celui qui a donné en se refermant sur soi, dans une sorte d’autosatisfaction. Mais quand cet autre est Dieu, se couper de lui qui est source de la vie, c’est choisir la mort. Voilà pourquoi Israël doit se garder d’oublier la libération d’Égypte et la traversée du désert, la protection face à tant de dangers, l’eau et la nourriture dispensées, mais aussi le dénuement humiliant. Ce qui est en jeu, en effet, c’est la possibilité d’être heureux dans le futur. C’est ce que garantit la mémoire d’un pain donné en signe d’une prévenance de chaque jour, prévenance qui se manifeste aujourd’hui encore à travers la parole donnée, prévenance qui, comme alors, est un appel à la confiance sans cesse renouvelée.

Manger la chair et boire le sang (Jean 6,51-58)

(Jésus disait à la foule des Juifs :) « Moi, je suis le pain vivant, qui est descendu du ciel : si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement. Le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour la vie du monde. » Les Juifs se querellaient entre eux : « Comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger ? » Jésus leur dit alors : « Amen, amen, je vous le dis : si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez pas son sang, vous n’avez pas la vie en vous. Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle ; et moi, je le ressusciterai au dernier jour. En effet, ma chair est la vraie nourriture, et mon sang est la vraie boisson. Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi, je demeure en lui. De même que le Père, qui est vivant, m’a envoyé, et que moi je vis par le Père, de même celui qui me mange vivra lui aussi par moi. Tel est le pain qui est descendu du ciel : il n’est pas comme celui que les pères ont mangé. Eux, ils sont morts ; celui qui mange ce pain vivra éternellement. »

Un mot rapide sur l’évangile du jour. Le véritable don de vie, dans le nouveau Testament, c’est Jésus. C’est ce que dit ce texte en recourant à la métaphore du pain, nourriture indispensable à la vie. Jésus est nourriture parce que sa parole nourrit, au cœur de l’être humain, une vie capable de traverser la mort – et pas seulement celle qui met fin à l’existence ici-bas. Mais il s’agit en réalité de « manger la chair » et « boire le sang ». Pour un juif, c’est transgresser un interdit fondamental donné par Dieu lui-même à Noé après le déluge (Genèse 9,4). Pourtant, selon l’évangéliste Jean, pas de vie ni de communion avec Dieu pour qui ne « mange pas la chair du fils de l’humain et ne boit pas son sang » !

Ce que suggère l’expression qui évoque séparément le corps et le sang, c’est la mort, et même la mort violente, quand le sang se répand hors du corps. Manger la mort de Jésus, « fils de l’humain » élevé en croix, ouvre à l’union avec Dieu, gage d’une vie qui défie toute mort.

Que signifie ce charabia ? Pour tenter d’expliquer ce que je comprends, je pars du plus concret de la mort de Jésus (1) et de l’acte de manger (2).

(1) Qu’est-ce qui est donné à voir en Jésus mort crucifié ? Deux choses au moins. D’une part, la violence extrême dont les humains sont capables : celle de tuer un innocent injustement en lui imposant d’atroces souffrances. D’autre part, la résistance à cette violence à laquelle Jésus oppose l’amour consistant à aller jusqu’au don total de soi. La croix révèle donc, à la fois, la méchanceté et l’amour dont est capable tout être humain. Voilà ce qu’il faut « manger et boire ».

(2) Or, qu’est-ce que manger et boire ? C’est détruire en soi la nourriture que l’on prend ; c’est ensuite l’assimiler (la faire sienne) pour en tirer l’énergie nécessaire à la vie.

Sur la base de ces considérations, ne peut-on dire que « manger et boire la chair et le sang de Jésus crucifié », c’est détruire en soi la méchanceté et la violence, et faire sien l’amour dont Jésus s’est montré capable ? Neutraliser la méchanceté, assimiler l’amour : n’est-ce pas cela qui permet à la vie d’être plus forte que la mort ?

 

[1] Je ne saute pas le verset 11 : je le réserve pour la suite de manière à clarifier le raisonnement de Moïse.

 
Bible et liturgie

Commentaires des lectures du dimanche par André Wénin

L’Église ne sait pas ce qu’elle perd à négliger le Testament de la première Alliance…

Les textes qu’on lira sous cette rubrique ne sont pas des homélies. J’y propose plutôt un commentaire, à mi-chemin entre une analyse exégétique et une lecture attentive à la fois au texte biblique et à la réalité humaine qui est la nôtre.
La traduction des textes commentés (le plus souvent les passages de l’Ancien Testament et de l’évangile) est très souvent corrigée. La version liturgique est globalement insatisfaisante, en effet. Elle lisse le texte au point d’en gommer les difficultés, c’est-à-dire précisément les points où peut venir "s’accrocher" le commentaire parce qu’ils posent question. Quant au texte de l’Ancien Testament, il est fréquemment amplifié de manière à restaurer le passage dans son intégralité en vue du commentaire. 

André Wénin