« Si par le baptême qui nous unit à la mort du Christ,
nous avons été mis au tombeau avec lui
c’est pour que nous menions une vie nouvelle, nous aussi. »
(Lettre aux Romains 5,15)
Il m’arrive (souvent) de déplorer le traitement indigne infligé à l’Ancien Testament dans le découpage effectué par le censeur en vue de la liturgie. Ce dimanche ne fait pas exception, malheureusement. Telle qu’elle est découpée, la 1re lecture ne ressemble à rien ! Cette scène extraite d’un beau récit a été réduite aux v. 8-11 et 14-16a pour illustrer l’une des phrases du texte évangélique du jour – pas la plus importante, d’ailleurs : « Qui accueille un prophète en sa qualité de prophète recevra une récompense de prophète ». Voici le récit complet : c’est un épisode de l’histoire légendaire du prophète Élisée.
Élisée et la femme de Shounem (2 Rois 4,8-37)
Un jour, Élisée passa à Shounem (un village de Galilée). Il y avait là une femme de condition, qui le pressa de prendre un repas chez elle. Depuis lors, chaque fois qu’il passait, il s’y rendait pour prendre un repas. La femme dit à son mari : « Je sais que cet homme qui vient toujours chez nous est un saint homme de Dieu. Construisons donc sur la terrasse une petite chambre ; nous y mettrons pour lui un lit, une table, un siège et une lampe ; quand il viendra chez nous, il pourra s’y retirer. »
Un jour, Élisée vint chez eux ; il se retira dans la chambre haute et s’y coucha. Il dit à son serviteur Guéhazi : « Appelle cette Shounamite ! » Il l’appela et elle se tint devant le serviteur. Élisée dit à son serviteur : « Dis-lui : “Tu nous as témoigné toutes ces marques de respect. Que faire pour toi ? Faut-il parler en ta faveur au roi ou au chef de l’armée ?” » Elle répondit : « Je vis tranquille au milieu des miens. » Élisée dit alors à Guéhazi : « Mais que faire pour elle ? » Celui-ci répondit : « Hélas ! Elle n’a pas de fils, et son mari est âgé. » Il dit : « Appelle-la ! » Il l’appela et elle se tint à l’entrée de la chambre. Élisée lui dit : « À cette époque, l’an prochain, tu serreras un fils dans tes bras. » Elle dit : « Non, mon seigneur, homme de Dieu, ne dis pas de mensonge à ta servante. »
La femme conçut et enfanta un fils à la même époque, l’année suivante, comme Élisée le lui avait dit. L’enfant grandit. Un jour, il alla rejoindre son père auprès des moissonneurs. Il lui dit : « Ma tête ! Ma tête ! » Le père dit à son serviteur : « Porte-le à sa mère ! » Le serviteur l’emmena et le remit à sa mère. L’enfant resta jusqu’à midi sur les genoux de sa mère, puis il mourut. Alors elle monta l’étendre sur le lit de l’homme de Dieu, l’enferma et sortit. Elle appela son mari et dit : « Envoie-moi, je t’en prie, un des serviteurs et une des ânesses ! Je cours jusque chez l’homme de Dieu et je reviens. » Il dit : « Pourquoi veux-tu aller chez lui aujourd’hui ? Ce n’est ni une fête de nouvelle lune ni un sabbat. » Elle répondit : « Ne t’inquiète pas ! » Elle sella l’ânesse et dit à son serviteur : « Conduis, marche et ne t’arrête pas pour moi en chemin sans que je te le dise ! »
Elle partit et se rendit auprès de l’homme de Dieu au Mont Carmel. Dès que l’homme de Dieu l’aperçut de loin, il dit à son serviteur Guéhazi : « Voici notre Shounamite ! Cours à sa rencontre et demande-lui : “Comment vas-tu ? Ton mari va-t-il bien ? L’enfant va-t-il bien ?” » Elle répondit : « Tout va bien ! » Arrivée à la montagne près de l’homme de Dieu, elle lui saisit les pieds. Guéhazi s’approcha pour la repousser, mais l’homme de Dieu dit : « Laisse-la, car elle est dans l’amertume, et le Seigneur me l’a caché ; il ne m’a pas informé. »
Elle dit : « Est-ce moi qui ai demandé un fils à mon seigneur ? N’avais-je pas dit : “Ne me donne pas de faux espoirs !” ? » Élisée dit à Guéhazi : « Ceins tes reins, prends mon bâton en main et va ! Si tu rencontres quelqu’un, ne le salue pas ; et si quelqu’un te salue, ne lui réponds pas. Tu mettras mon bâton sur le visage du garçon. » Alors la mère du garçon dit : « Par la vie du Seigneur et par ta propre vie, je ne te quitterai pas ! » Alors, Élisée se leva et la suivit. Guéhazi les avait précédés ; il avait mis le bâton sur le visage du garçon, mais il n’y avait eu ni voix ni signe de vie. Guéhazi revint donc à la rencontre d’Élisée et l’informa en disant : « Le garçon ne s’est pas réveillé. »
Élisée arriva à la maison : en effet, le garçon était mort, étendu sur son lit. Élisée entra, s’enferma avec l’enfant et pria le Seigneur. Puis il se coucha sur l’enfant et mit sa bouche sur sa bouche, ses yeux sur ses yeux, ses mains sur ses mains ; il resta étendu sur lui : le corps de l’enfant se réchauffa. Élisée descendit dans la maison, marchant de long en large, puis il remonta s’étendre sur l’enfant. Alors le garçon éternua sept fois et il ouvrit les yeux. Élisée appela Guéhazi et dit : « Appelle cette Shounamite ! » Il l’appela ; elle se rendit près d’Élisée, qui lui dit : « Emmène ton fils ! » Elle entra et tomba à ses pieds, se prosterna à terre, puis emmena son fils et sortit.
Ce beau conte commence par un geste d’hospitalité : des gens « qui ont les moyens » invitent à leur table un homme de passage. Puis cela devient une habitude. La femme, qui s’est renseignée entre-temps, a appris que l’homme n’est pas n’importe qui, et les invitations à manger se muent en hospitalité pour la nuit… Sans promiscuité, cependant : l’hôte peut s’isoler dans sa petite chambre meublée, sur la terrasse de la demeure. Un tel respect mérite bien une récompense, se dit un jour Élisée. Il a des relations en haut lieu et peut les faire jouer… Mais l’hôtesse ne semble guère apprécier les politiciens et le lui dit poliment. Le serviteur du prophète expose alors sa situation : si accueillante, cette femme compense peut-être le manque qui la frappe, elle qui est sans enfant et sans espoir d’en avoir. Qu’à cela ne tienne : Élisée lui en annonce un. Bien que la femme n’y croie guère, la promesse se réalise. N’est-ce pas le signe que l’hospitalité vis-à-vis de l’étranger ouvre à la vie, et peut la rendre féconde ? Déjà Sarah et Abraham en avaient fait l’expérience (Genèse 18,1-15) !
L’enfant du miracle a grandi. Il peut aller seul à la campagne rejoindre son vieux père au travail. Là, loin de sa mère, il se sent mal. Mais le père ne s’en soucie guère : il ne faut pas que le travail en pâtisse. C’est à une mère de s’occuper de ces détails. Mais le gamin meurt dans les bras de sa mère. Élisée avait annoncé qu’il vivrait : c’est donc dans sa chambre qu’elle dépose le petit corps inerte. Puis, faisant fi des convenances, elle improvise une visite chez le prophète, en laissant soigneusement son mari en dehors du coup. Manifestement, elle ne va pas en rester là. Elle houspille son serviteur puis évite Guéhazi qu’Élisée a envoyé aux nouvelles, ignorant du drame qui vient d’avoir lieu.
Une fois son but atteint, la femme s’accroche désespérément à Élisée qui, à son attitude, comprend que quelque chose de grave s’est passé. La femme alors lui reproche de lui avoir donné de faux espoirs : l’enfant qu’elle a fait naître dans la joie lui a été repris. Il aurait mieux valu ne pas lui donner ce qu’elle ne demandait pas ! Comme le père du garçon, Élisée se décharge sur son serviteur qu’il envoie vers l’enfant. Mais la femme s’obstine voulant le contraindre à prendre les choses en main lui-même. De guerre lasse, le prophète finit par céder, pour apprendre que Guéhazi a échoué à réveiller l’enfant. Élisée s’y emploie à son tour : après avoir prié le Dieu de la vie, il cherche à réchauffer le corps sans vie. Puis, comme s’il était gagné lui-même par le froid de la mort, il doit marcher dans la maison, avant une seconde tentative, cette fois couronnée de succès. Quant au père, il n’aura rien su de ce qui est arrivé…
Ce conte est à mes yeux une parabole de l’existence. Il raconte que la vie est un don que l’on reçoit, fruit de désirs de vie qui convergent (ici, celui de Guéhazi et d’Élisée, puis, une fois l’enfant mort, celui de sa mère) et qui rencontrent le désir de vie de Dieu ; elle est le fruit d’une ouverture à la vie, à l’étranger, à l’inconnu, mais aussi d’une lutte obstinée contre la mort.
Cette histoire raconte également la nécessité d’une seconde naissance. Pris entre son père et sa mère, l’enfant est voué à la mort. Ainsi, tout enfant doit « mourir » un jour à ces relations fondatrices, pour recevoir d’un(e) autre une vie renouvelée au creuset de la mort. C’est la condition pour qu’un enfant, qui a reçu la vie de ses parents, puisse devenir un « autre », un être singulier et unique, et puisse avancer dans l’existence en traçant un chemin qui sera le sien, parfois bien différent de celui que ses parents avaient rêvé pour lui.
Voilà qui prépare à entendre le début de l’évangile du jour.
Qui aimer en priorité ? (Matthieu 10,37-42)
Jésus disait aux Douze : « Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ; celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi ; celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas n’est pas digne de moi. Qui a trouvé sa vie la perdra ; qui a perdu sa vie à cause de moi la gardera.
Qui vous accueille m’accueille ; et qui m’accueille accueille Celui qui m’a envoyé. Qui accueille un prophète en sa qualité de prophète recevra une récompense de prophète ; qui accueille un homme juste en sa qualité de juste recevra une récompense de juste. Et celui qui donnera à boire, même un simple verre d’eau fraîche, à l’un de ces petits en sa qualité de disciple, amen, je vous le dis : non, il ne perdra pas sa récompense. »
Dans le discours qu’il adresse à ses disciples pour les envoyer en mission, le Jésus mis en scène par Matthieu prend un peu à rebrousse-poil l’image de la famille que l’Église propose en général. Au lieu de valoriser les relations parents enfants, Jésus les relativise : la préférence ne va pas aux proches, mais à Jésus lui-même. Celui-ci prend ainsi la suite du Dieu qui, dans la Genèse, affirme qu’il faut abandonner son père et sa mère pour pouvoir nouer des liens féconds. De justes séparations sont nécessaires pour que la personne trouve un espace propre où épanouir ce qu’il est… sans pour autant oublier le commandement qui demande d’« honorer son père et sa mère » (Exode 20,12).
Ce que Jésus demande à ses disciples n’est pas facile. Il le souligne lui-même : « prendre sa croix », dit-il. Qu’est-ce que cela signifie, sinon consentir à une forme de mort débouchant sur une vie nouvelle (la résurrection) ? Or, que fait la mort, sinon mettre un terme à des relations indispensables à la vie ? Prendre sa croix à la suite de Jésus, ne serait-ce pas accepter cette forme de mort qui consiste à ne pas posséder les autres – en premier, ceux de la famille dont on dit volontiers qu’ils sont « les miens » –, à consentir à ne pas les avoir pour soi, à ne pas rester collé à eux ? Or, ces détachements ne vont pas sans souffrance. Mais ce qui est en jeu – poursuit Matthieu –, c’est la vie, ni plus ni moins. Pour lui, la vie est un jeu de qui perd gagne. Perdre une certaine vie attachée à des gens, à des possessions, à des certitudes, pour en gagner une autre à vivre avec celui qui ouvre à la liberté : Dieu, Jésus. Refuser de lâcher prise, c’est risquer d’être à jamais esclave de liens qui étouffent la vie, même si les apparences sont autres. Et cela, que l’on soit parent ou enfant.
La fin de la lecture correspond à la finale du discours de Jésus d’envoi en mission des Douze (apôtres). Elle est curieuse. En effet, il est question de récompense. Mais celle-ci n’est pas pour les disciples qui vont se risquer sur les chemins, elle est pour celles et ceux qui les accueilleront, et qui n’entendent pas Jésus parler de cette récompense. Mais il ne faut pas oublier que, par la bouche de Jésus, Matthieu s’adresse aux chrétiens à qui il destine son récit. Accueillir un prédicateur itinérant – personnalité sans doute quelque peu impressionnante et parfois controversée – ne devait pas toujours être commode pour les chrétiens. Matthieu les encourage à l’hospitalité avec deux arguments : accueillir un disciple du Christ, c’est accueillir le Christ lui-même ; cet accueil débouchera sur une « récompense », une compensation, un salaire. Nul doute que cela ait à voir avec le Royaume que ces prédicateurs annoncent. Que peut donner un prophète, en effet, sinon une parole de vie ? Qu’amènera un juste, sinon le désir de faire du bien ? Que vaudra en retour un verre d’eau à celui qui le donne, sinon ce qui dépend de l’eau, à savoir la vie ?
Pourvu que l’on pratique l’hospitalité, au risque de l’autre.