20e dimanche ordinaire A – 20 août 2023
« Que Dieu nous prenne en grâce et nous bénisse,
que ton visage s’illumine pour nous »
(Psaume 67,2)
Un salut offert à tou(te)s (Isaïe 56,1-2.6-7)
Ainsi parle le Seigneur. – Observez le droit, faites la justice, car mon salut approche, il vient, et ma justice va se révéler. Heureux l’homme qui fait ainsi, l’être humain qui s’y attache fermement, observant le sabbat pour éviter de le transgresser, et observant sa main pour éviter de faire un mal quelconque. […]
Les étrangers qui se sont attachés au Seigneur pour l’honorer, pour aimer son nom, pour devenir ses serviteurs, tous ceux qui observent le sabbat sans le profaner et tiennent ferme à mon alliance, je les conduirai à ma montagne sainte, je les comblerai de joie dans ma maison de prière, leurs holocaustes et leurs sacrifices seront agréés sur mon autel, car ma maison s’appellera « Maison de prière pour tous les peuples ».
En général, l’Ancien Testament est centré sur le peuple d’Israël, invité à cultiver sa particularité de peuple élu, mis à part comme allié du dieu vivant. Pourtant, on y trouve aussi des pages très ouvertes à l’universel. Si une telle ouverture va de soi dans le monde chrétien, elle est plus problématique dans le judaïsme, davantage sensible à une autre valeur : la singularité de chaque peuple, de chaque personne. Au fond, les deux accents sont importants, mais les articuler n’est pas simple. C’est pourtant nécessaire si l’on veut éviter les dérives : cultiver sa particularité en oubliant l’universel risque d’engendrer individualisme et fermeture (possiblement têtue) sur soi ; cultiver l’universalisme en oubliant les singularités risque d’engendrer désir d’uniformité et rejet (possiblement fanatique) du différent.
Dans l’Ancien Testament en tout cas, la singularité est valorisée. Dès l’élection d’Abraham (en Genèse 12) et sa circoncision (en Genèse 17), la mise à part qui fait de l’élu un être unique, différent des autres, est essentielle. Mais cette mise à part a un but, et il est universel : permettre au Seigneur de répandre sa bénédiction sur l’humanité tout entière (voir Genèse 12,1-3). Cependant, le risque est grand d’oublier cette visée large qui est celle de Dieu.
C’est dans un contexte où Israël a tendance à l’oublier et à se refermer sur lui-même qu’un disciple d’Isaïe prononce son oracle. Pour le Seigneur, l’essentiel pour avoir la vie, c’est l’attention à la loi (« observer », 3 fois) et la pratique de la justice (« faire », 3 fois). C’est ce qui conduit l’être humain au bonheur, à l’épanouissement authentique. Un peu plus loin, il précise sa pensée en spécifiant qu’il s’agit bien de tout être humain, et donc également des étrangers qui, eux aussi, sont donc invités à connaître le bonheur selon Dieu. Pour cela, un chemin est indiqué : s’attacher au Seigneur et devenir ses serviteurs – nous dirions ses alliés.
Mais le prophète semble insister particulièrement sur le sabbat comme signe d’alliance. Pour quelle raison ? Au début de la Genèse, Dieu achève la création en se retirant le 7e jour : ce faisant, il se met une limite à lui-même, il retient pour ainsi dire sa puissance pour faire place à ce qui n’est pas lui, à son « autre », l’humanité à qui il a confié le pouvoir de prendre soin de la terre. Au cœur des 10 commandements où est énoncé l’essentiel de la loi de l’alliance, résonne le précepte du sabbat : en s’abstenant de tout travail le 7e jour « pour le Seigneur », l’Israélite ouvre lui aussi un espace de liberté pour l’autre et pour l’Autre, condition essentielle pour qu’une alliance soit possible. En insistant sur le sabbat, l’oracle prononcé par le disciple d’Isaïe vise juste : le bonheur selon Dieu est accessible à quiconque accepte, comme Dieu, de limiter librement son pouvoir et son espace, de manière à respecter ceux de l’autre et à se rendre ainsi capable d’une juste relation avec lui. C’est cette justesse qui ouvre à l’alliance avec Dieu. Sans distinction de peuples ni de races…C’est ce que souligne le passage central que notre censeur a « oublié » (les versets 3-5). Il y est question des étrangers et des « eunuques », c’est-à-dire de quiconque est « impur », autrement dit définitivement interdit d’accès à Dieu, en raison d’une tare corporelle (eunuque) ou sociale (étranger). Pensant à ces gens, le prophète les invite à ne pas se résigner à l’exclusion dont ils font l’objet de la part du peuple élu, car Dieu lui-même ne la cautionne pas. C’est en effet pratiquer le sabbat et faire ce qui plaît à Dieu qui est déterminant pour être agréé de lui.
Que l’étranger qui s’est attaché au Seigneur ne dise pas : « Le Seigneur va sûrement m’exclure de son peuple. » Et que l’eunuque ne dise pas : « Je suis un arbre sec ! » Car ainsi parle le Seigneur : « Aux eunuques qui observent mes sabbats, qui choisissent ce qui me plaît et qui tiennent ferme à mon alliance, je donnerai dans ma maison, dans mes remparts, un monument à leur nom préférable à (celui) des fils et des filles ; je lui donnerai nom éternel qui ne sera pas retranché. »
(Pour la petite histoire de la grande Histoire.) La curieuse expression que j’ai traduite « un monument à leur nom » dit littéralement « une main et un nom » (héb. yad washém). C’est en ce sens qu’elle a été retenue comme nom du mémorial de la Shoah à Jérusalem. Là, les noms des victimes juives du nazisme sont inscrits dans une salle (la Salle des noms), au cœur d’un monument élevé à la mémoire de toutes ces personnes qui, comme les eunuques, ne connaîtront jamais de descendance. Près de ce monument, dans le Jardin des Justes, sont plantés des arbres au nom des « justes parmi les nations » qui, eux aussi, trouvent ainsi non loin du mont du Temple « une place et un nom » (autre traduction possible de cette expression).
Conversion de Jésus (Matthieu 15,21-28)
Partant de Génésareth, Jésus se retira dans la région de Tyr et de Sidon. Voici qu’une Cananéenne, venue de ces territoires, disait en criant : « Prends pitié de moi, Seigneur, fils de David ! Ma fille est tourmentée par un démon. » Mais il ne lui répondit pas un mot. Les disciples s’approchèrent pour lui demander : « Renvoie-la, car elle nous poursuit de ses cris ! » Jésus répondit : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. » Mais elle vint se prosterner devant lui en disant : « Seigneur, viens à mon secours ! » Il répondit : « Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens. » Elle reprit : « Oui, Seigneur ; mais justement, les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. » Jésus répondit : « Femme, grande est ta foi, que tout se passe pour toi comme tu le veux ! » Et, à l’heure même, sa fille fut guérie.
Selon l’évangile de Matthieu, Jésus n’est pas ouvert d’emblée aux étrangers. Au chapitre 10 (versets 5-6), il envoie les Douze en mission avec cette instruction : « Ne prenez pas le chemin des païens et n’entrez pas dans un bourg des Samaritains : allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël » pour les libérer du mal, les guérir et leur annoncer le Règne de Dieu. Plus loin, lors d’une controverse avec des maîtres juifs, Jésus constate qu’ils honorent Dieu en paroles, mais que leur cœur reste loin de lui (15,7-8). On le voit alors – par désillusion ? – se retirer à l’étranger, « dans la région de Tyr et de Sidon », sur la côte de l’actuel Liban.
Une femme de la région – Matthieu la nomme « Cananéenne » comme pour suggérer qu’elle fait partie des ennemis d’Israël – supplie Jésus d’avoir pitié d’elle. En l’appelant « Seigneur, Fils de David », elle le reconnaît comme le Messie d’Israël. Et en lui exposant sa préoccupation pour sa fille, elle lui demande indirectement de faire pour elle ce qu’il a fait dans le pays des Judéens (voir 4,24 ; 8,16.28-34 ; 9,32-33 ; 12,22). Jésus ne daigne pas lui répondre, se murant dans un silence d’indifférence. La femme ne s’avoue pas vaincue pour autant, et ses cris finissent par indisposer les disciples au point qu’ils disent à Jésus de la satisfaire pour qu’elle leur lâche les baskets. La réponse que Jésus leur oppose est un refus catégorique : aider cette étrangère n’est pas de son ressort. Et l’on notera que, dans sa répartie, il n’a pas un mot pour la femme…
En venant se prosterner devant Jésus, la Cananéenne l’arrête comme pour le contraindre à écouter. Et en répétant sa demande, elle tente de l’obliger à exprimer son refus clairement. Mais lui, en une phrase teintée de mépris et sans même s’adresser à elle, explicite sa réponse aux disciples à l’aide une métaphore : « Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens. » Autrement dit : mes dons sont pour Israël, pas pour ces « petits chiens » d’étrangers.
Mais la femme prend la balle au bond. Répondant, elle invite Jésus à changer de point de vue, à voir les choses sous un angle différent. Dans sa répartie, Jésus s’est mis à la place du maître de maison qui se soucie des enfants et de leur nourriture, et non des chiens qui rôdent autour de la table. Il voit les choses d’en haut, d’où sans doute le mépris qui transpire de sa réponse. Mais la femme l’invite à regarder les choses à partir d’en bas, du point de vue des petits chiens qui sont sous la table : en se contentant des miettes, ils ne privent en rien les enfants de nourriture ! Que Jésus considère donc aussi le plaisir de ces chiots…
Peut-être touché par l’insistance et le sans-gêne de la Cananéenne, mais surtout retourné par le point de vue qu’elle fait valoir, Jésus voit en elle une femme dont la foi est telle qu’elle peut transformer sa vie et celle de sa fille. C’est ici un tournant dans le récit de Matthieu, comme le montre la scène qui suit immédiatement (15,29-38) : là l’évangéliste relate le partage des pains aux 4 000 qui représentent la multitude des humains disséminées aux quatre coins de l’univers (en 14,15-21, le partage des pains aux 5000 visait le peuple juif). Ce ne sont pas seulement les miettes qu’il laisse aux petits chiens. Ce sont des pains et des poissons qu’il donne largement à la foule affamée.
Ainsi, alors que Jésus réservait jusque-là toute son attention à ceux de son peuple, sa rencontre avec la femme lui a ouvert l’horizon de l’universel. C’est sans doute là le message que Matthieu envoie à sa communauté d’israélites devenus chrétiens : les dons de vie de Dieu ne sont pas réservés à Israël, comme ils ont tendance à le penser. Ces dons sont pour tous les humains. Pourvu qu’ils fassent suffisamment confiance en Jésus pour venir à lui (15,30).