22ème dimanche du temps ordinaire

Temps liturgique: Temps ordinaire
Année liturgique: A
Date : 3 septembre 2023
Auteur: André Wénin

22e dim. ordinaire A – 3 septembre 2023

« Ton amour vaut mieux que la vie :
tu seras la louange de mes lèvres ! »
(Psaume 63,4)

Pierre, entre le Père et Satan… (Matthieu 16,13-27)[1]

Jésus, arrivé dans la région de Césarée-de-Philippe, demandait à ses disciples : « Au dire des gens, qui est le Fils de l’humain ? » Ils répondirent : « Pour les uns, Jean le Baptiste ; pour d’autres, Élie ; pour d’autres encore, Jérémie ou l’un des prophètes. » Jésus leur demanda : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? » Alors Simon-Pierre prit la parole et dit : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! » Prenant la parole à son tour, Jésus lui dit : « Heureux es-tu, Simon fils de Yonas : ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux. Et moi, je te le déclare : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église ; et la puissance de la Mort ne l’emportera pas sur elle. Je te donnerai les clés du royaume des Cieux : tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu auras délié sur la terre sera délié dans les cieux. » Alors, il ordonna aux disciples de ne dire à personne que c’était lui le Christ.

À partir d’alors, Jésus commença à montrer à ses disciples qu’il lui fallait partir pour Jérusalem, souffrir beaucoup de la part des anciens, des grands prêtres et des scribes, être tué, et le troisième jour ressusciter. Pierre, le prenant à part, se mit à lui faire de vifs reproches : « Dieu t’en garde, Seigneur ! cela ne t’arrivera jamais. » Mais lui, se retournant, dit à Pierre : « Passe derrière moi, Satan ! Tu es pour moi une occasion de chute : tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » Alors Jésus dit à ses disciples : « Si quelqu’un veut marcher derrière moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il m’accompagne. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perd sa vie à cause de moi la trouvera. Quel avantage, en effet, un homme aura-t-il à gagner le monde entier, si c’est au prix de sa vie ? Et que pourra-t-il donner en échange de sa vie ? Car le Fils de l’humain va venir avec ses anges dans la gloire de son Père ; alors il rendra à chacun selon sa manière d’agir. »

La scène commence par un dialogue entre Jésus et les disciples. Curieusement, la question posée ne semble pas concerner l’identité de Jésus : elle porte en effet sur le « Fils de l’humain ». Cette figure vient probablement du prophète Daniel, où l’auteur désigne ainsi l’humain par excellence, celui qui se réalise pleinement à l’image de Dieu, selon ce qui est ébauché dans le récit de la création au début de la Genèse. Dans le chapitre 7 du livre de Daniel, il est associé à la victoire sur la violence qui écrase les humains et sur la domination de l’homme par l’homme, puis il est instauré par Dieu comme souverain ; il reçoit la royauté dans le cadre d’un tribunal, de sorte qu’il fait figure de juge. En tant que tel, sa tâche est d’imposer le pouvoir du bien là où le mal régnait en maître.

Qui est-il donc pour les disciples, ce « fils de l’humain » ? Jean-Baptiste ? Il a prêché dans le désert en invitant les gens à la conversion pour échapper à un jugement imminent qui sera implacable (Matthieu 3,7-12) : même s’il a annoncé la venue d’un autre, ne pourrait-il être celui qui accomplira le jugement annoncé ? Serait-ce au contraire Élie ? Lui aussi est associé au jugement : il a condamné et exécuté des idolâtres ainsi que les rois qui entraînaient Israël vers les dieux de Canaan, et il l’a fait de façon violente, sans concession ni hésitation (voir 1 Rois 17 à 2 Rois 1). Reviendra-t-il faire de nouveau le ménage ? Ne serait-ce pas plutôt Jérémie ? Comme d’autres prophètes, il a annoncé le jugement de Dieu sur son peuple infidèle et sur les nations qui l’auront opprimé. Mais à l’opposé d’Élie, Jérémie a été persécuté, il a souffert à cause d’une parole qui s’imposait à lui. Il l’évoque clairement dans la première lecture (Jérémie 20,7-9) :

Seigneur, tu m’as séduit, et j’ai été séduit ; tu m’as saisi, et tu as été plus fort. À longueur de journée je suis exposé à la raillerie, tout le monde se moque de moi. Chaque fois que j’ai à dire la Parole, je dois crier, je dois proclamer : « Violence et dévastation ! » À longueur de journée, la Parole du Seigneur attire sur moi l’insulte et la moquerie. Je me disais : « Je ne penserai plus à lui, je ne parlerai plus en son nom. » Mais elle était comme un feu brûlant dans mon cœur, elle était enfermée dans mes os. Je m’épuisais à la maîtriser, sans y réussir.

Si Jérémie a annoncé le jugement, c’était pour susciter la conversion, même s’il a échoué lamentablement. Serait-ce lui, le « fils de l’humain » venant pour un jugement plein de miséricorde ?

Les trois figures évoquées par les disciples sont représentatives des craintes et des espoirs des gens vis-à-vis du jugement divin : sera-t-il violent et expéditif ? sera-t-il miséricordieux ? son issue dépendra-t-elle de la conversion de chacun ?

Cela dit, en répondant, les disciples n’ont pas parlé de Jésus. Ils n’ont donc pas reconnu en lui le « fils de l’humain », celui qui vient pour juger… D’où la nouvelle question : et moi, alors, qui suis-je pour vous ? La réponse de Pierre manifeste qu’à ses yeux, Jésus n’est pas d’abord lié au jugement. Christ ou Messie, fils du Dieu vivant (la seconde appellation précise le sens de la première), il est essentiellement celui qui vient pour libérer de toutes les oppressions et de tous les esclavages –extérieurs et intérieurs – de sorte que le rêve de vie et de paix de Dieu puisse se réaliser.

Quand il reprend la parole, le Jésus de Matthieu a l’air surpris d’une réponse qu’il n’attendait pas. Pensait-il qu’il serait assimilé au « fils de l’humain », au juge de l’humanité ? Toujours est-il qu’il déclare Simon heureux, car sa réponse ne peut venir que de Dieu, de celui dont la voix a proclamé, lors du baptême dans le Jourdain : « Celui-ci est mon fils bien-aimé ». C’est sur cette révélation de Dieu et sur la reconnaissance de Jésus comme Christ qu’est fondée la communauté appelée à vivre en lui, à être libre du mal et de la mort. C’est ce que symbolise la Pierre de fondation de l’ekklèsia.

Jésus se méfie-t-il des mots ? Susceptibles de désigner diverses réalités, certains d’entre eux sont piégés. Ainsi en va-t-il du mot Messie ou Christ. Mieux vaut donc, ajoute Jésus, ne pas ébruiter ce qui vient de se dire entre lui et les disciples : cela pourrait être source de malentendus ! Et pour lever toute équivoque dans l’esprit des disciples, Jésus évoque pour eux le chemin qui sera le sien : Jérusalem, la souffrance, le rejet par les autorités religieuses, l’assassinat… puis la vie. Ce ne sera donc pas la voie d’un messie triomphant. Si, finalement, il vaincra le mal et la mort, ce sera après les avoir subis comme un réprouvé (et au nom de la Loi, en principe garantie par les autorités religieuses).

Le chemin que Jésus évoque ici, c’est celui des justes persécutés mais fidèles que les Psaumes évoquent (par ex. Ps 22), celui du « serviteur du Seigneur » dont parle le prophète Isaïe (Is 52,13–53,12). Ils acceptent de subir la violence injuste qui leur est infligée, la prenant sur eux pour l’arrêter et entraver ainsi son pouvoir destructeur. C’est comme cela que Jésus voit son itinéraire de messie, de libérateur : non en luttant par la force, et en imposant son pouvoir par la violence ; mais en faisant barrage à la violence pour ne pas la relayer, la relancer, lui donner davantage de force. Comme le laisse entendre Isaïe dans l’oracle dit « du serviteur souffrant », c’est la seule chance de sauver aussi les violents, pour qui la mort de l’innocent est une chance de conversion s’ils ouvrent les yeux sur le mal dont ils sont capables.

La réaction de Pierre – qui vient de proclamer Jésus messie, fils de Dieu – est énergique : Jésus n’a pas le droit de parler ainsi ! Ce qu’il dit ne lui arrivera jamais ! Dans sa pitié, Dieu l’en gardera. La réponse est tout aussi énergique : ce n’est plus « mon Père qui est aux cieux » qui inspire ses paroles à Pierre, c’est l’adversaire de Dieu (c’est le sens du terme hébreu « satan »). Ce sont cette fois « la chair et le sang » qui lui dictent un raisonnement tout humain. Si Dieu a inspiré à pierre la reconnaissance de Jésus comme Christ, ce que le disciple met sous ce mot est à l’opposé du désir de Dieu. Ici, Simon n’est plus le Pierre sur lequel reposera la communauté des disciples de Jésus. C’est la pierre sur laquelle on achoppe et qui fait tomber (sens du mot grec « scandale » employé par Matthieu). Lui qui a le pouvoir de lier et de délier, le voilà donc averti : qu’il soit le premier à se mettre à l’école des pensées de Dieu.

Jésus élargit ensuite le propos à l’adresse du groupe des disciples. Se défier de ses penchants spontanés n’est pas seulement l’affaire de Pierre. Tout disciple y est appelé. Radicalement. En effet, qui veut être disciple de Jésus commencera par renoncer à son désir propre et à sa façon de voir son avenir, ce que l’évangéliste évoque avec l’expression « marcher derrière » Jésus, tel un suiveur. Il lui faudra ensuite trouver sa façon bien à lui de « prendre sa croix », c’est-à-dire de faire barrage au mal, à la violence et à l’injustice, dans les circonstances de son propre parcours de vie. De la sorte, il pourra « accompagner » Jésus en marchant, comme lui, sur le chemin qui est le sien – ici, Matthieu a retenu un autre verbe : non plus « marcher derrière » (erchomai opisô), mais « accompagner » (akoloutheô). Autrement dit, au lieu de chercher à sauver sa vie en croyant qu’il en fera une réussite par l’imitation du maître, le disciple renoncera à cette illusion pour lutter aux côtés de Jésus – avec les ressources de l’amour mais d’une façon qui n’appartient qu’à lui –, contre ce qui rend les humains esclaves et les empêche de vivre.

C’est cela qu’en tant que « Fils de l’humain », Jésus sanctionnera chez ses disciples lors du jugement final. Mais Jésus est-il donc « le fils de l’humain » ? Oui, car en affirmant que ce personnage viendra « dans la gloire de son Père », il s’identifie à lui. En effet, selon ses paroles à Pierre, Dieu est « mon Père qui est aux cieux ». En rendant à chacun selon sa façon d’agir, c’est le juste jugement de Dieu qu’il exercera, à la gloire de son Père (voir Psaume 62,13 et Proverbes 24,12).

[1] La première partie de la lecture correspond à l’évangile du 21e dim. ordinaire A. Je commente ici l’ensemble du passage.

Bible et liturgie

Commentaires des lectures du dimanche par André Wénin

L’Église ne sait pas ce qu’elle perd à négliger le Testament de la première Alliance…

Les textes qu’on lira sous cette rubrique ne sont pas des homélies. J’y propose plutôt un commentaire, à mi-chemin entre une analyse exégétique et une lecture attentive à la fois au texte biblique et à la réalité humaine qui est la nôtre.
La traduction des textes commentés (le plus souvent les passages de l’Ancien Testament et de l’évangile) est très souvent corrigée. La version liturgique est globalement insatisfaisante, en effet. Elle lisse le texte au point d’en gommer les difficultés, c’est-à-dire précisément les points où peut venir "s’accrocher" le commentaire parce qu’ils posent question. Quant au texte de l’Ancien Testament, il est fréquemment amplifié de manière à restaurer le passage dans son intégralité en vue du commentaire. 

André Wénin