« Oui, il est notre Dieu, nous sommes le peuple qu’il conduit !
– Aujourd’hui écouterez-vous sa parole ? »
(Psaume 63,4)
Responsabilité prophétique (Ézéchiel 33,7-9)
[La parole du Seigneur me fut adressée :] « Fils d’humain, je t’ai donné comme guetteur à la maison d’Israël. Tu entendras de ma bouche une parole, et tu les avertiras de ma part. Si je dis au méchant : ‘Méchant, tu vas mourir’, et que tu ne parles pas pour avertir le méchant d’abandonner sa conduite, lui, le méchant, mourra par sa faute, mais à toi, je demanderai compte de son sang. Mais, si tu avertis le méchant d’abandonner sa conduite pour qu’il s’en détourne, lui mourra par sa faute, mais toi, tu auras sauvé ta vie. »
La mission prophétique d’Ézéchiel, c’est d’être un guetteur, un homme aux aguets, prêt à saisir à tout moment la parole de Dieu s’il se met à parler. Puis, comme tout guetteur, il lui revient d’avertir sans tarder les gens de la ville de ce qu’il a vu et entendu si l’avenir de la communauté dépend. La parole divine peut cependant être dure. Or, Ézéchiel évolue dans un contexte où les gens sont à cran, blessés par une crise qui les frappe tous : la déportation à Babylone. Dans une telle situation, interpeller des gens qui commettent le mal et les avertir que persévérer dans cette voie, c’est opter pour la mort, cela représente un gros risque pour le prophète. Dès lors, il pourrait avoir peur de répéter ce qu’il a entendu et d’apparaître comme un redresseur de tort. Mais s’il cède à sa peur et se tait, il se rend responsable de la mort de celui ou celle qu’il n’a pas averti, le privant ainsi de la possibilité de se repentir et de choisir un chemin menant à la vie. De cela, il aura à répondre devant le Dieu qui prend plaisir à voir le pécheur se convertir et vivre (Ézéchiel 18,23 ; 33,11). Rester conscient que la vie de la communauté est menacée par le mal que font ses membres et tenter de lui faire obstacle en vue du bien de tous et de chacun : une attitude prophétique !
Responsabilité fraternelle (Matthieu 18,15-20)
[Jésus disait à ses disciples :] « Si ton frère a péché [contre toi], va et fais-lui des reproches seul à seul. S’il t’écoute, tu as gagné ton frère. S’il n’écoute pas, prends en plus avec toi une ou deux personnes afin que toute l’affaire soit réglée sur la déclaration de deux ou trois témoins. S’il refuse de les écouter, dis-le à l’assemblée (de l’Église) ; s’il refuse aussi d’écouter l’assemblée, qu’il soit pour toi comme le païen et le publicain. Amen, je vous le dis : tout ce que vous aurez lié sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous aurez délié sur la terre sera délié dans le ciel.
Et, amen, je vous le dis encore : si deux d’entre vous sur la terre se mettent d’accord pour demander quoi que ce soit, cela leur arrivera de chez mon Père qui est aux cieux. En effet, là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là, au milieu d’eux. »
Du discours du Jésus de Matthieu sur la vie fraternelle au sein de la communauté chrétienne (ch. 18), le censeur a gardé seulement la seconde partie, qu’il fait lire en deux fois. Le passage de ce dimanche fait suite à la parabole bien connue dite « de la brebis perdue » qui se termine par ces mots : « Ce n’est pas la volonté de votre père céleste que se perde un seul de ces petits » (v. 14). Prolongeant la réflexion, Jésus insiste sur la responsabilité de chacun en la matière : s’il voit un frère en train de « se perdre », il doit tout faire pour le « gagner », comme le berger de la parabole. Et en parlant de « frère », il laisse entendre que si Dieu voit dans les membres les plus fragiles de la communauté des « petits », aux yeux du chrétien, tous sont des « frères ».
Le « contre toi » est entre crochets ci-dessus parce que les spécialistes de l’établissement du texte constatent que ces mots manquent dans d’excellents manuscrits anciens. Ces mots ont donc été ajoutés pour corser le discours (même si c’est tu es la victime, tu dois te soucier du frère qui t’a fait du mal) ou enlevés pour le généraliser (tu dois reprendre le pécheur, que tu en aies été victime ou non). Une subtilité intéressante gommée par le texte liturgique qui ôte les crochets présents dans les éditions critiques de l’évangile de Matthieu.
Celui qui constate qu’un frère prend un chemin de traverse qui le conduit à l’errance n’est pas sans responsabilité à son égard. Il lui faut tenter de faire de nouveau de lui un « frère ». Pour cela, Matthieu envisage un processus en trois étapes successives. Au début, la discrétion est de mise : il vaut mieux que les reproches soient formulés en privé, par respect du pécheur. Si celui-ci n’est pas d’accord avec le reproche qui lui est fait, une démarche collective de deux ou trois sera peut-être plus efficace, comme la loi le recommande. S’il s’entête, alors, la communauté doit être mise au courant. Elle est doublement concernée, en effet : d’une part, par le pécheur dont elle est responsable, d’autre part, dans son ensemble dans la mesure où la situation pourrait lui porter préjudice, sans compter que certains frères pourraient imiter celui qui s’obstine dans son égarement. Dans ce cas, le frère devient « comme le païen et le pécheur public ». Il est donc exclu de la communauté dont la décision est souveraine. Cela n’empêche pas, toutefois, de se comporter avec l’ancien frère comme Jésus qui se fait proche de chacun dans l’espoir de le gagner à sa bonne nouvelle.
Le processus décrit ici par Matthieu n’est pas sans danger et bien des exemples dans l’histoire des Églises illustrent les dysfonctionnements dont il a été l’objet jusqu’aujourd’hui. Car « pour être dévot, on n’en est pas moins homme » (adapté de Molière, Tartuffe 3,3). Le bref extrait de la lettre de Paul aux Romains offre, à cet égard, un correctif bienvenu.
Une seule dette (Lettre aux Romains 13,8-10)
N’ayez aucune dette envers personne, sinon celle de vous aimer mutuellement ; en effet, qui aime l’autre a pleinement accompli la Loi. « Tu ne commettras pas d’adultère, tu ne commettras pas de meurtre, tu ne commettras pas de vol, tu ne convoiteras pas », et tout autre commandement, (tout) se résume dans cette parole : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». L’amour ne fait rien de mal au prochain. Donc, le plein accomplissement de la Loi, c’est l’amour.
La façon dont Paul parle de l’amour résonne de façon étrange dans notre culture : l’amour est une dette et l’accomplissement d’une loi ; c’est ce que nous devons aux autres et ce que la loi nous impose. Or, ce qui est étrange donne à penser.
Que l’amour soit une dette est simple à comprendre. En étant l’objet de l’amour d’autrui, en particulier au cours des premières années de sa vie, chacun contracte une dette qu’il lui est impossible de rembourser à ceux et celles qui lui ont prodigué cet amour (Dieu compris, pour les croyants). Cette dette « symbolique » est partiellement apurée à travers l’amour que nous prodiguons à d’autres à notre tour. Vu sous cet angle, l’amour mutuel est donc bien une dette, plus qu’un effet de la grandeur d’âme ou de la générosité. Quiconque n’honore pas cette dette appauvrit l’humanité.
Que l’amour accomplisse la loi – probablement pour Paul la Loi de Moïse – est expliqué à la fin du passage. Si la loi place des balises pour éviter que l’on fasse du mal à autrui, l’amour remplit cette exigence. Paul l’explicite en citant la plupart des commandements de la seconde partie du Décalogue, évitant le début de ce texte dont les préceptes – tels que la Torah les formule – concernent seulement Israël. Ces commandements visent à empêcher de faire du mal à autrui en attentant à ses relations vitales et à ses affections (adultère), à sa vie (meurtre), aux biens dont il a besoin pour vivre (vol). Positivement, ils invitent au respect de l’autre et de ce qui lui permet de vivre sa vie.
Quant à la convoitise – le désir du tout pour soi, tout de suite si possible –, elle se joue à l’intérieur. Mais elle n’en lèse pas moins autrui. Elle est même très grave. En effet, que fait de l’autre celui qui est guidé par la convoitise ? Il en fait l’objet de sa convoitise dans une logique de captation, l’instrument de la réalisation de sa convoitise dans une logique utilitariste, ou encore l’adversaire de sa convoitise dans une logique de rivalité. Dans ces trois configurations, il ne situe pas autrui comme un sujet partenaire, un être qui a son désir propre et avec qui échanger. Il en fait le satellite de son propre désir. Ainsi naît la violence. De plus, la parole tourne à mensonge. En effet, la tromperie est l’instrument idéal pour amener l’autre à entrer dans le rôle que lui assigne sa convoitise. Mais là où la parole est tordue, les bases du vivre-ensemble vacillent en profondeur.
Décidément, quiconque aime en vérité ne fait pas ce que la loi interdit. De façon intéressante, Paul ne décrit pas l’amour : il l’évoque à partir de ce qu’il ne fait pas (comme dans l’hymne à l’amour de la 1re lettre aux Corinthiens, ch. 13). Cette façon de faire est pleine de sagesse. Il est en effet très difficile de dire positivement ce qu’est l’amour : il peut assumer tellement de formes différentes ! Il vaut donc mieux savoir ce qu’il n’est pas, ce qu’il ne se permet pas, mais qui peut prendre subjectivement les apparences de l’amour. Comme quand la convoitise pousse à posséder jalousement la personne soi-disant aimée ou quand la jalousie vient saper la confiance, ciment de l’amour.
Pour le reste, la Loi est claire quand elle dit « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lévitique 19,18). Mais cette citation bien connue renvoie à son contexte qui explicite négativement ce que veut dire aimer : « Tu ne marcheras pas dans ta parenté en calomniateur ; tu ne feras rien contre la vie de ton prochain – Je suis le Seigneur. Tu ne haïras pas ton frère dans ton cœur, mais tu devras faire des reproches à ton prochain, ainsi tu ne te porteras pas contre lui une erreur. Tu ne te vengeras pas et ne garderas pas de rancune envers les fils de son peuple. Ainsi, tu aimeras ton prochain comme toi-même » (19,16-18). Pas d’amour si l’on ne s’abstient pas de calomnier, d’attenter à la vie d’autrui de quelque manière, d’entretenir la haine intérieure, la rancune qui attend le temps de s’assouvir en vengeance plutôt que d’aller vers l’autre avec des reproches, de façon à donner sa chance au dialogue. Ne pas oser les reproches, en effet, c’est une erreur funeste qui consiste à faire porter à l’autre tout le poids du différend. Quelle sagesse, quelle exigence aussi dans cette loi qui ajoutera un peu plus loin : « Si un étranger vient séjourner avec vous dans votre pays, vous ne le maltraiterez pas. Vous traiterez l'étranger séjournant parmi vous comme un Israélite, comme l'un de vous ; vous l'aimerez comme vous-mêmes, car vous avez été étrangers en Égypte. » (versets 31-32)