« Ayez un comportement digne de l’Évangile du Christ. »
(Lettre aux Philippiens 1,27)
Un dieu déconcertant (Isaïe 55,6-9)
Cherchez le Seigneur tant qu’il se laisse trouver ; invoquez-le pendant qu’il est proche. Que le méchant abandonne son chemin, et l’homme d’injustice ses pensées, pour revenir vers le Seigneur de sorte qu’il lui montre sa miséricorde, vers notre Dieu car il est riche en pardon. Car mes pensées ne sont pas vos pensées, et vos chemins ne sont pas mes chemins, – oracle du Seigneur. Autant le ciel est élevé au-dessus de la terre, autant mes chemins sont élevés au-dessus de vos chemins, et mes pensées, au-dessus de vos pensées.
Le chapitre 55 d’Isaïe, même s’il n’est pas la fin du livre de ce prophète, a des airs de conclusion. Il achève, en effet, une partie du livre par des réflexions sur la générosité incommensurable de Dieu à l’égard d’un peuple qui l’a pourtant abandonné. Le passage retenu pour la lecture se situe au centre d’une invitation à profiter pleinement de la nourriture que le Seigneur offre gracieusement à travers une parole savoureuse et consistante. Cette parole fait vivre quiconque l’écoute, car elle lui permet d’entrer en alliance avec le seigneur de la vie ; réalisant le désir de Dieu, elle est source de fécondité. En voyant Israël transfiguré par elle, les nations accourront pour entrer à leur tour dans cette alliance vivifiante.
Au cœur de cette réflexion jubilatoire, aux versets 6 à 9 retenus pour ce dimanche, le prophète invite instamment le peuple qui a délaissé son dieu, à faire un pas dans sa direction, puisqu’il se montre disponible pour la rencontre, prêt à se laisser toucher aux entrailles et à pardonner. Faire ce pas vers Dieu consiste à s’ajuster à son désir de bien et de justice, en se détournant d’une conduite (un « chemin ») et d’une façon de raisonner (la « pensée », littéralement les calculs, les intentions) qui font du mal ou poussent à l’injustice. Mais cela consiste peut-être surtout à cesser de penser Dieu à partir de ce que nous sommes, nous, les humains, à cesser de croire que ses comportements et ses raisonnements sont pareils aux nôtres, et qu’il répondra donc au mal par le mal, c’est-à-dire en punissant, et qu’il pensera que le pécheur ne sera jamais qu’un pécheur. Bref, cela consiste à laisser Dieu être Dieu, généreux en amour et riche en pardon.
Le psaume 145 le chante à sa façon et invite à louer le Seigneur (versets 8-9.17-18) :
Le Seigneur est tendresse et miséricorde,
lent à la colère et plein d’amour ;
la bonté du Seigneur est pour tous,
sa miséricorde, pour toutes ses œuvres.
Le Seigneur est juste en tous ses chemins,
fidèle en toutes ses actions.
Il est proche de tous ceux qui l’appellent,
de tous ceux qui l’appellent en vérité.
Un dieu à la justice étonnante (Matthieu 20,1-16)
Que les pensées et les façons d’être de Dieu ne soient pas comme les nôtres est illustré par la parabole que Jésus adresse à ses disciples dans le seul évangile de Matthieu. Il s’agit d’une petite histoire tirée d’une situation de vie quotidienne, mais qui réserve une surprise…
Le royaume des cieux est comparable au maître d’un domaine qui sortit dès le matin afin d’embaucher des ouvriers pour sa vigne. Il se mit d’accord avec eux sur le salaire de la journée : un denier (c’est-à-dire une pièce d’argent), et il les envoya à sa vigne. Sorti vers 9 heures, il en vit d’autres qui étaient là, sur la place, sans rien faire. Et à ceux-là, il dit : “Allez à ma vigne, vous aussi, et je vous donnerai ce qui est juste”. Ils y allèrent. Il sortit de nouveau vers midi, puis vers 15 heures et fit de même. Vers 17 heures, il sortit encore, en trouva d’autres qui étaient là et leur dit : “Pourquoi êtes-vous restés là, toute la journée, sans rien faire ?” Ils lui répondirent : “Parce que personne ne nous a embauchés”. Il leur dit : “Allez à ma vigne, vous aussi”.
Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant : “Appelle les ouvriers et distribue le salaire, en commençant par les derniers pour finir par les premiers”. Ceux qui avaient commencé à 17 heures s’avancèrent et reçurent chacun un denier. Quand vint le tour des premiers, ils pensaient recevoir davantage, mais ils reçurent, eux aussi, chacun un denier. En la recevant, ils récriminaient contre le maître du domaine : “Ceux-là, les derniers venus, n’ont fait qu’une heure, et tu les traites à l’égal de nous, qui avons enduré le poids du jour et la chaleur !” Mais le maître répondit à l’un d’entre eux : “Mon ami, je ne suis pas injuste envers toi. N’as-tu pas été d’accord avec moi pour un denier ? Prends ce qui te revient, et va. Je veux donner au dernier venu autant qu’à toi : n’ai-je pas le droit de faire ce que je veux de mes biens ? Ou alors ton regard est-il mauvais parce que moi, je suis bon ?” C’est ainsi que les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers.
En mettant cette petite histoire surprenante dans la bouche de Jésus, Matthieu pensait probablement à un problème de la communauté à laquelle son évangile était destiné : des croyants de la première heure pouvaient voir d’un mauvais œil que l’on y accorde à des païens récemment convertis une place en tout point semblable à la leur. Plus largement, la parabole évoque les nombreuses inégalités existant entre les personnes, pour évoquer la réaction contrastée que les humains et Dieu ont par rapport à elles, et inviter le lecteur à voir les choses avec les yeux de Dieu.
Le maître envoie à sa vigne trois groupes distincts d’ouvriers. Pour ceux qui sont embauchés au matin, il passe un contrat en s’accordant avec eux sur un salaire normal – un « denier » correspond à la paye d’une journée. Avec ceux qui sont recrutés à 9 heures, à midi et à 15 heures, il ne fait pas de contrat, il promet simplement « ce qui est juste ». Enfin, à 17 heures, il trouve des désœuvrés qui n’ont pas trouvé de travail ce jour-là. Il les envoie à sa vigne, mais sans rien dire d’une rétribution. C’est donc en confiance qu’ils y vont, pour une heure, sans doute.
Au moment de régler ces journaliers, le maître surprend tout le monde. Les derniers arrivés reçoivent un denier, comme s’ils avaient bossé toute la journée. Voilà un homme bien généreux ! Puis, sans évoquer ceux qui ont été embauchés en cours de journée (on déduit qu’ils reçoivent le « juste salaire » dont le maître a parlé) Jésus passe immédiatement à la réaction des premiers arrivés. Voyant avec quelle largesse les derniers ont été traités, ils se réjouissent, pensant que le maître sera aussi généreux avec eux… Mais, celui-ci se contente d’honorer le contrat et leur donne le denier convenu. D’où leurs récriminations amères – et le lecteur les comprend, lui qui aurait sans doute réagi comme eux. À leurs yeux, le maître est injuste. Pourtant, objectivement, payer le salaire convenu est tout ce qu’il y a de plus juste ! Le maître le leur dira d’ailleurs.
D’où vient donc le sentiment d’injustice qu’éprouvent ces ouvriers, bien qu’ils ne soient lésés en rien ? Le maître le désigne avec précision en parlant d’un « œil mauvais », pointant ainsi l’envie ou la jalousie. En réalité, en payant tous les journaliers de la même manière, le maître agit avec bonté, comme il le dit lui-même, mais aussi avec justice. En effet, ce qui détermine son action, c’est le souci de l’autre, pas de lui-même. S’il agissait en pensant à lui-même, il paierait chacun selon ce que son travail lui a rapporté en fonction de sa durée. Il préfère agir en fonction de l’autre, de ce dont il a besoin pour vivre et pour nourrir les siens. C’est en cela qu’il est à la fois généreux et juste.
L’envie des ouvriers de la première heure les pousse à considérer cette attitude comme une discrimination injuste parce qu’ils voient les choses de leur seul point de vue à eux : quand le maître donnait un denier aux premiers, ils pensaient qu’ils auraient davantage, s’imaginant donc qu’ils seraient payés selon leur mérite. En réalité, ils ne pensaient qu’à eux, sans se demander pourquoi certains étaient arrivés aussi tard. Mais le maître (et le lecteur avec lui) le sait : c’est parce qu’ils n’ont trouvé personne pour leur donner du travail. Ils n’ont pas eu, comme les premiers, la chance d’être embauchés pour une journée entière, alors que leurs besoins sont semblables. Enfermés dans leur point de vue et s’estimant lésés, les journaliers de la première heure ne pensent même pas à demander au maître pourquoi il agit ainsi, laissant libre cours à leur jalousie.
Cette histoire cache une sorte d’avertissement. En récriminant, les ouvriers se sentent « dans leur droit » et sont désireux de justice (distributive) pour eux, sans voir qu’ils sont peut-être injustes vis-à-vis d’autrui. La parabole de Matthieu choque, pour interroger cette façon de voir la réalité à partir de soi, et mettre en cause une conception de la justice qui fait fi des inégalités de départ entre les êtres humains. Le maître de la vigne, lui, tient compte de la situation de chacun, de sorte que son injustice apparente est plus juste : et vis-à-vis des laissés pour compte que sont les ouvriers de la onzième heure, et vis-à-vis de ceux de la première heure, auxquels sa façon d’agir révèle combien le sentiment d’être victimes d’une injustice rend leur « œil mauvais ». Voir du mal dans la bonté : une question de regard…
Le regard de ces ouvriers changera-t-il ? L’histoire laisse la question ouverte : c’est au lecteur que la réponse revient…