26ème dimanche du temps ordinaire

Temps liturgique: Temps ordinaire
Année liturgique: A
Date : 1er octobre 2023
Auteur: André Wénin

« Que chacun de vous ne soit pas préoccupé de ses propres intérêts ;
pensez aussi à ceux des autres. »

(Lettre aux Philippiens 2,4)[1]

Comment utiliser la Bible pour faire de Dieu un être pervers ? (Ézéchiel 18,25-28)

La recette est assez simple : vous prenez un texte qui aborde une question délicate ; vous en extrayez deux ou trois versets qui semblent, à première lecture, rejoindre le sens du passage du Nouveau Testament qui vous intéresse (dans les évangiles, de préférence). Et surtout, vous évitez de contrôler la traduction… Voilà ce qui est infligé ce dimanche au pauvre prophète Ézéchiel (enfin, ce n’est jamais que l’Ancien Testament…). Voici la traduction liturgique du texte. (Dans la citation que j’en ferai plus loin, je soulignerai les erreurs que je corrige.)

Ainsi parle le Seigneur : Vous dites : « La conduite du Seigneur n’est pas la bonne ». Écoutez donc, fils d’Israël : est-ce ma conduite qui n’est pas la bonne ? N’est-ce pas plutôt la vôtre ? Si le juste se détourne de sa justice, commet le mal, et meurt dans cet état, c’est à cause de son mal qu’il mourra. Si le méchant se détourne de sa méchanceté pour pratiquer le droit et la justice, il sauvera sa vie. Il a ouvert les yeux et s’est détourné de ses crimes. C’est certain, il vivra, il ne mourra pas.

Comment un tel texte résonne-t-il aux oreilles d’un chrétien qui croit à la vie éternelle précédée d’un jugement divin (ce qui n’était pas le cas du prophète Ézéchiel, pour qui il n’était pas question de vie éternelle) ? Que comprend-il ? Que quelqu’un qui a vécu en juste toute sa vie mais commet le mal puis meurt « dans cet état » est bon pour la damnation à cause de ce faux-pas. En revanche, quelqu’un sera sauvé s’il se convertit à la fin de sa vie, même s’il a longtemps vécu dans le mal. Bref, l’état dans lequel on meurt décide du sort éternel, quoi qu’il en soit de ce qui a précédé… S’il en est ainsi, les contemporains d’Ézéchiel qui disent que « la conduite du Seigneur n’est pas la bonne », n’ont-ils pas raison ? Ce dieu n’est-il pas un être pervers qui, pour que les humains s’efforcent sans cesse de vivre une impossible perfection, non seulement les appelle à la conversion, mais les menace aussi de la mort éternelle au cas où ils viendraient à chuter ? Les catholiques de ma génération savent quel pouvoir pervers une telle conception donne aux clercs, les seuls à pouvoir absoudre les péchés…

Est-ce donc bien cela, le cœur du message d’Ézéchiel dans ce long chapitre 18 ? En réalité, il y développe une réflexion sur la responsabilité de chacun vis-à-vis des choix éthiques qui sont les siens. Son but est de réagir à une forme de défaitisme des gens exilés au milieu desquels il vit. Ils répètent un dicton : « Les pères ont mangé des raisins verts et ce sont les fils qui ont mal aux dents » (18,2). Une façon de dire que leur malheur est le résultat de la faute de la génération précédente. Ce proverbe n’est pas faux, tant il est vrai que les choix d’une génération ont toujours des répercussions – positives ou négatives – sur les suivantes. Mais là n’est pas la préoccupation d’Ézéchiel. Son problème, ce sont les effets de ce proverbe chez ceux qui le rabâchent : il les pousse à une résignation que le prophète entend combattre. Ces gens se plaignent de ce que la façon d’agir de Dieu à leur égard n’est pas correcte puisqu’il les frappe de malheur pour des fautes qu’ils n’ont pas commises : autant se laisser aller alors, vivre n’importe comment. C’est à cela que le prophète s'oppose. Il veut que ces gens se reprennent en main, qu’ils se conduisent avec droiture ! C’est leur vie qui est en jeu ! Et peu importe que leurs parents aient été des justes ou des méchants !

Ézéchiel invite donc ses contemporains à vivre de façon responsable et à faire les bons choix. Car celui de l’iniquité est mortifère. « Quand un juste se détourne de sa justice et fait l’iniquité, il mourra à cause d’elles (c’est-à-dire à cause de l’injustice, de l’iniquité) : c’est par l’iniquité qu’il a faite qu’il mourra ». De façon symétrique, « quand un méchant se détourne de sa méchanceté qu’il a faite et qu’il fait le droit et la justice, lui-même fera-vivre son souffle. Il a vu et il s’est détourné de tous ses crimes qu’il a faits : vivant, il vivra, il ne mourra pas ». Pour le prophète, tout est une question de « faire ». À ses yeux, il y a une façon d’agir par laquelle une personne se donne la mort à elle-même. (En parlant de mort, le prophète ne pense pas à la mort physique : si le méchant perd la vie dès qu’il fait le mal, comment pourra-t-il ensuite se convertir et se mettre à pratiquer la justice ?) Il y a une autre manière d’agir basée sur la justice et la droiture : quiconque voit le danger mortel qui guette le méchant et choisit l’autre chemin donne un élan à son souffle vital, dynamise sa vie et voit la mort s’éloigner.

Ce sur quoi le prophète insiste dans ce passage, c’est que l’être humain doit être conscient qu’il a le choix (même s’il croit qu’il ne l’a pas) et que ce choix ne se fait pas une fois pour toutes. Juste ou méchant, on peut « revenir en arrière ». Il s’agit donc d’ouvrir les yeux et d’être lucide. Et si l’on vient à s’apercevoir que le chemin que l’on suit est celui de la malfaisance, que l’on fasse demi-tour pour renouer avec la vie en s’éloignant de ce qui empoisonne celle-ci à sa source. Car le Seigneur le répète : « Je ne prends aucun plaisir à la mort de celui qui va mourir [à force de s’enfoncer dans le mal], oracle du Seigneur Dieu. Faites faire demi-tour [à votre vie], de sorte que vous viviez ! » (18,32, voir le v. 23 et 33,11).

Non, le dieu d’Ézéchiel n’est pas un dieu pervers. C’est un dieu dont le désir est que chaque être humain honore le don de la vie qu’il a reçu en épanouissant pleinement celle-ci. Le Psalmiste le dit avec ses mots : « Il est droit, il est bon, le Seigneur, lui qui montre aux pécheurs le chemin. Sa justice dirige les humbles, il enseigne aux humbles son chemin » (Ps 25,8-9).

Un dieu qui privilégie les pécheurs aux « religieux » (Matthieu 21,28-32)

Voici le passage de l’évangile de Matthieu que l’extrait d’Ézéchiel est censé éclairer (selon les gens qui ont choisi ces textes). Il s’agit de la deuxième partie d’un discours qui en compte trois. Jésus l’adresse, dans le Temple de Jérusalem, aux grands prêtres et aux anciens qui l’ont interpellé pour lui demander en vertu de quelle autorité il s’est permis de chasser les marchands du Temple. Jésus leur répond par une question à propos de l’autorité de Jean le baptiste dont les responsables du peuple n’ont pas cru la parole de conversion. Il leur dit ensuite (traduction revue !) :

« Quel est votre avis ? Un homme avait deux enfants. Il vint près du premier et lui dit : “(Mon) enfant, va-t’en aujourd’hui, travaille à la vigne”. Il répondit et dit : “Je ne veux pas”. Plus tard, s’étant ravisé, il s’en alla. Il vint alors près de l’autre et lui dit de même. Il répondit et dit : “Moi, seigneur !”, et il ne s’en alla pas. Qui des deux a fait la volonté du père ? » [Les grands prêtres et les anciens] disent : « Le premier ». Jésus leur dit : « Amen, je vous dis que les publicains et les prostituées vous précèdent dans le royaume de Dieu. Car Jean [le baptiste] est venu vers vous par un chemin de justice, et vous ne lui avez pas fait confiance. Or les publicains et les prostituées lui ont fait confiance, tandis que vous, ayant vu cela, vous ne vous êtes même pas ravisés plus tard pour lui faire confiance. »

La petite parabole est d’une grande finesse, que la traduction liturgique massacre complètement, au contraire de Marie Balmary qui l’a bien repérée[2]. L’histoire joue sur l’opposition entre deux « enfants », deux « rejetons » d’un homme qui leur dit, à l’un et à l’autre, de « s’en aller » – c’est-à-dire de s’éloigner de lui et de la maison – et de « travailler à la vigne » (et pas « à ma vigne »), un endroit où le travail porte d’heureux fruits.

Le premier oppose sa volonté propre au désir de l’homme dont il est l’enfant. Non, il n’est pas un « enfant », cet homme n’est pas son maître, et il n’est pas un serviteur pour se conformer à son désir. Dans un second temps, il se ravise, change d’attitude (on traduit souvent « s’étant repenti », mais la connotation de « conversion » ou de « regret » n’est pas forcément présente). Du refus qu’il a opposé à l’homme, il passe à une décision qu’il prend de son propre chef. Ce n’est donc pas en serviteur obéissant qu’il s’en va, mais en homme libre. Toute différente, la réponse du second est curieuse. Littéralement, il dit : « Moi, seigneur ». À ses yeux, l’homme dont il est l’enfant est un « seigneur », un « maître ». En juxtaposant son « moi » à ce seigneur, il manifeste qu’il est comme collé à lui. Mais adhérer de la sorte à son maître et à son désir, c’est être dans l’incapacité de faire ce qui lui est demandé en premier lieu : s’en aller, prendre ses distances.

La question finale de Jésus cache une autre subtilité. En effet, il ne pose pas la question de savoir lequel des deux a fait la volonté de l’homme, mais « du père ». En réalité, « l’homme » qui a ces deux « enfants » cache un « père », dont la « volonté » première n’est pas que des enfants le servent en se pliant à son bon vouloir. Sa volonté, c’est d’abord qu’ils s’éloignent de lui (c’est le sens du verbe grec qu’il emploie) et prennent leur autonomie. Or, s’éloigner, c’est marquer la distance vis-à-vis de lui et de son désir ; c’est refuser d’être son serviteur. C’est ce que fait le premier quand il oppose sa volonté (« je ne veux pas ») à l’ordre reçu. En agissant ainsi, il réalise paradoxalement le désir du « père » de le voir assumer librement en fils son désir propre.

L’application que Jésus fait de cette petite histoire concerne directement ses interlocuteurs, les grands prêtres et les anciens. Eux, les guides religieux du peuple, ils veillent à ne jamais transgresser les ordres de Dieu et la tradition qui en dérive et dont ils sont les gardiens. Ils restent ainsi collés à Dieu, comme des serviteurs attachés à leur Seigneur. C’est pourquoi ils ont été incapables d’accor­der leur confiance au Baptiste qui bousculait leurs habitudes et leurs façons de faire, les invitant à « changer de mentalité » en vue d’accueillir la nouveauté qui se préparait. Certes, ces fidèles d’entre les fidèles ne seront pas bannis du Royaume. Mais auront-ils vécu ? Auront-ils (re)connu le dieu dont le désir est de devenir le père de fils libres ? Non sans provocation, Jésus oppose alors à ces autorités religieuses, les collecteurs d’impôts et les prostituées. Ces gens, en qui tous voient des pécheurs publics, les précèdent dans le Royaume. Se sachant à distance de la volonté de Dieu, en effet, ils ont été sensibles à l’appel du Baptiste qui appelait avec force à un renouvellement de tout l’être (voir Matthieu 3,7-12). Dans la mesure où ils l’ont fait, ils sont déjà dans le Royaume.

[1] L’extrait de la lettre aux Philippiens proposé pour ce dimanche est tellement riche qu’il supposerait un autre commentaire. Pour une autre fois, peut-être ?

[2] Dans La divine origine, Paris, Grasset, 1993, p. 264-275.

Bible et liturgie

Commentaires des lectures du dimanche par André Wénin

L’Église ne sait pas ce qu’elle perd à négliger le Testament de la première Alliance…

Les textes qu’on lira sous cette rubrique ne sont pas des homélies. J’y propose plutôt un commentaire, à mi-chemin entre une analyse exégétique et une lecture attentive à la fois au texte biblique et à la réalité humaine qui est la nôtre.
La traduction des textes commentés (le plus souvent les passages de l’Ancien Testament et de l’évangile) est très souvent corrigée. La version liturgique est globalement insatisfaisante, en effet. Elle lisse le texte au point d’en gommer les difficultés, c’est-à-dire précisément les points où peut venir "s’accrocher" le commentaire parce qu’ils posent question. Quant au texte de l’Ancien Testament, il est fréquemment amplifié de manière à restaurer le passage dans son intégralité en vue du commentaire. 

André Wénin