« La paix de Dieu […] gardera vos cœurs et vos pensées
dans le Christ Jésus. »
(Lettre aux Philippiens 4,7)
Le texte de l’Ancien Testament et celui de l’évangile de Matthieu sont tous deux des paraboles parlant de vigne. Dans la Bible, la vigne est une image qui figure volontiers Israël. Plus précisément, en tant que symbole de l’amour, elle évoque le peuple en tant qu’objet de l’amour du dieu qui s’est allié à lui. Dans les deux lectures, c’est le thème d’une histoire qu’un prophète, Isaïe ou Jésus, raconte à ses interlocuteurs pour interroger leur façon d’être et d’agir, avant de prononcer un jugement sévère. De cette façon, ils déploient une pédagogie énergique qui cache l’espoir que ces gens ouvrent les yeux et se détournent de leur comportement.
La lamentation d’Isaïe (Isaïe 5,1-7)
Je veux chanter pour mon bien-aimé le chant de mon bien-aimé pour sa vigne.
Mon bien-aimé avait une vigne sur un coteau fertile. Il en retourna la terre, en retira les pierres, pour y mettre un plant de qualité. Au milieu, il bâtit une tour de garde et creusa aussi un pressoir. Il en espérait de beaux raisins, mais elle en donna de mauvais.
Et maintenant, habitants de Jérusalem, gens de Juda, soyez donc des arbitres entre moi et ma vigne ! Que pouvais-je faire pour ma vigne que je n’aie fait ? Pourquoi, alors que j’espérais de beaux raisins, en a-t-elle donné de mauvais ?
Eh bien, je veux vous faire savoir ce que je vais faire à ma vigne : enlever sa clôture et elle sera dévorée [par les animaux], ouvrir une brèche dans son mur et elle sera piétinée. Je ferai d’elle une pente dévastée ; elle ne sera ni taillée ni sarclée, et il y poussera des épines et des ronces ; j’interdirai aux nuages d’y faire pleuvoir la pluie.
Oui ! La vigne du Seigneur de l’univers, c’est la maison d’Israël. Le plant qui faisait son plaisir, ce sont les gens de Juda. Il en espérait le droit, et voici le crime ; il en attendait la justice, et voici les appels au secours.
Le prophète Isaïe s’inspire-t-il de son prédécesseur Samuel ? (Non, évidemment : je fais seulement dialoguer deux textes du corpus prophétique de l’Ancien Testament.) Après que le roi David a commis l’adultère et tué le mari cocu pour couvrir son premier méfait, ce prophète l’aborde en lui rapportant un délit en vue de le pousser à juger le coupable. En réalité, son histoire cache celle de David. Aussi, au moment de prononcer la sentence sous le coup de l’emportement, le roi ignorait qu’il se jugeait lui-même ! (2 Samuel 12,1-7)
Il en va de même ici. Au nom d’un bien-aimé anonyme, le prophète entonne un chant qui, à en croire les termes de l’introduction, promet d’être joyeux. Sur un rythme rapide, il évoque le travail enthousiaste du bien-aimé dans la vigne. Avec entrain, il fait tout pour qu’elle soit belle et bonne ! Aussi, partage-t-on son espoir que les fruits seront à la hauteur des soins dont il a entouré les plants. Mais deux mots suffisent pour transformer en cauchemar cette histoire si bien entamée – le temps de constater que la vigne porte des raisins sauvages.
Prenant le relais du prophète, le bien-aimé lui-même interpelle ceux qui ont entendu l’histoire. Il en appelle à eux pour qu’ils jugent du bien-fondé de ce qu’il va faire à une vigne qui n’a pas répondu à sa sollicitude et a cruellement trahi ses espoirs. Peut-il faire autre chose que de la vouer à redevenir une friche ? Les auditeurs qui ont partagé son espoir puis sa déception lui donneront certainement raison. C’est alors que, soudain, ces juges qui n’ont pas manqué de condamner la vigne se retrouvent sur la sellette. La vigne ingrate, c’est eux ! En vertu de l’alliance, Dieu attendait d’Israël qu’il soit un peuple où la justice règne. Or, l’inverse s’est produit, ce que deux jeux de mots soulignent en hébreu : au lieu du droit (hébreu mishpate), Israël s’est adonné au crime (mispakh) ; chez lui, ce n’est pas la justice (tsedaqah) qui domine, c’est le cri des malheureux dans la détresse (tse‘aqah). Cette surprise finale imaginée par un prophète pédagogue vise à réveiller les consciences endormies, à ouvrir les yeux des gens sur une réalité qu’ils ne voient pas ou ne veulent pas voir. Du moins elle cherche à la leur faire voir avec les yeux de Dieu lui-même, à partir de son espoir déçu.
La suite du chapitre aligne une série de sentences commençant par le mot « Malheur ! ». Y sont pointés du doigt différents comportements qui préparent le malheur de ceux qui les adoptent. Ces comportements sont les « crimes » qui provoquent le « cri des malheureux » et déçoivent cruellement le dieu de l’alliance : accaparement des maisons et des terres ; beuveries des arrogants qui peuvent se les permettre et qui s’y aveuglent sur ce qu’ils font en réalité ; ironie vis-à-vis d’un dieu apparemment inactif voire impuissant ; mensonge qui fait passer le mal pour du bien et inversement ; illusion de posséder la sagesse et l’intelligence ; détournement de la justice au profit des méchants et au détriment des innocents. Comportements de contemporains d’Isaïe, comportements de toujours… Qui ne peuvent qu’engendrer malheur, aliénation, destruction, ténèbres et mort – des conséquences que le prophète détaille, dans l’espoir que ceux qu’il interpelle voudront les éviter à tout prix et reviendront à Dieu pour vivre dans le droit et la justice (lire Isaïe 5,8-25).
L’accusation de Jésus (Matthieu 21,33-43)
La parabole que Matthieu (tout comme Marc et Luc) fait prononcer à Jésus à l’adresse des grands prêtres et des anciens du peuple reprend presque littéralement le début du chant d’Isaïe. Mais une fois la vigne plantée et protégée, le scénario change : il est question de vignerons qui louent la vigne pour la cultiver en l’absence du propriétaire. Et cette fois, la vigne porte du bon fruit.
« Écoutez cette parabole. Un homme était propriétaire d’un domaine ; il planta une vigne, l’entoura d’une clôture, y creusa un pressoir et bâtit une tour de garde. Puis il loua cette vigne à des vignerons, et partit en voyage. Quand arriva le temps des fruits, il envoya ses serviteurs auprès des vignerons pour se faire remettre le produit de sa vigne. Mais les vignerons se saisirent des serviteurs, frappèrent l’un, tuèrent l’autre, lapidèrent le troisième. De nouveau, le propriétaire envoya d’autres serviteurs plus nombreux que les premiers, mais on les traita de la même façon. Finalement, il leur envoya son fils, en se disant : “Ils respecteront mon fils”. Mais, voyant le fils, les vignerons se dirent entre eux : “Voici l’héritier : venez ! tuons-le, nous aurons son héritage !” Ils se saisirent de lui, le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent. Eh bien, quand le maître de la vigne viendra, que fera-t-il à ces vignerons ? » Ils lui répondent : « Ces misérables, il les fera périr misérablement. Il louera la vigne à d’autres vignerons, qui lui en remettront le produit en temps voulu. » Jésus leur dit : « N’avez-vous jamais lu dans les Écritures : “La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle : c’est là l’œuvre du Seigneur, la merveille devant nos yeux !” Aussi, je vous le dis : Le royaume de Dieu vous sera enlevé pour être donné à une nation qui lui fera produire ses fruits. »
À travers ce qu’il présente comme une parabole, Jésus évoque en réalité sa propre histoire qu’il situe dans le cadre de l’histoire d’Israël simplifiée à l’excès, comme une caricature qui souligne les traits saillants. Pour ses interlocuteurs, les responsables du peuple, ce petit conte doit être transparent. Il parle en effet des chefs à qui Dieu a confié la garde de son peuple pour lui permettre de porter un fruit de justice et de bonté. Il évoque la patience de Dieu vis-à-vis d’Israël à qui, de façon répétée, il envoie ses serviteurs. Il s’agit des prophètes qui, selon la tradition de l’époque basée en particulier sur Jérémie, ont connu la persécution, voire le martyre. Prolongeant l’histoire passée par une évocation du présent, la parabole poursuit en relatant l’envoi du « fils » qui représente le fol espoir du maître d’être enfin accueilli par son peuple. Mais comme les fils de Jacob l’avaient fait avec leur frère Joseph, que le père leur avait envoyé avec une mission de paix (voir Genèse 37,12-20), ils décident de le tuer dans l’illusion qu’ils obtiendront la place du maître.
C’est alors que Jésus rejoint à nouveau Isaïe : comme le prophète, il interpelle ses auditeurs pour qu’ils se prononcent sur ce qu’ils ont entendu et qu’ils imaginent la réaction du maître de la vigne quand il viendra après le meurtre de son fils. Il ne pourra que sanctionner durement les méchants vignerons, leur arracher la vigne avec la force qu’ils ont mise à s’en emparer, et la confier à des gens honnêtes qui sauront être de loyaux serviteurs. Jésus enchaîne alors avec une citation du psaume 118 : à l’aide d’une autre métaphore, celle des bâtisseurs, le psalmiste annonce que les autorités du peuple rejetteront l’artisan du dessein de salut Dieu, mais que leur tentative insensée débouchera sur un échec cuisant. Enfin, Jésus applique l’histoire à ses auditeurs : ce sont eux qui vont vouloir sa mort à lui, le fils. Ils préparent ainsi leur propre perte : c’est une autre nation que Dieu va choisir pour qu’elle porte le fruit de l’alliance dont les chefs d’Israël ont voulu s’accaparer.
Je me demande pourquoi la lecture liturgique s’arrête ici. Le censeur a dû « oublier » le dénouement où l’évangéliste relate la réaction de ceux que Jésus vient de mettre gravement en cause. Mais avant cela, il ajoute des mots menaçants (v. 11, absent de certains manuscrits) : « Celui qui tombera sur cette pierre – celle que Dieu a mise comme pierre d’angle – s’y brisera et celui sur qui elle tombera, elle l’écrasera. » Une telle menace vise la même chose que le prophète Isaïe : amener les fautifs à prendre conscience de la gravité de leur attitude en considérant la dureté du malheur qui les attend s’ils persévèrent. Mais un tel dénouement ne se vérifiera pas (v. 45-46) : Après avoir entendu ses paraboles, les chefs des prêtres et les pharisiens surent que c’était d’eux que Jésus parlait. Cherchant à l’arrêter, ils redoutaient les foules, parce qu’elles le considéraient comme un prophète. Incapables de voir en Jésus un vrai prophète – au contraire des gens du peuple –, les autorités religieuses veulent réduire au silence celui qui met en cause leur façon d’assumer la responsabilité dont ils ont été revêtus au nom de Dieu. Leur bonne conscience les aveugle… Ou leur intérêt !
On peut relire ce passage en pensant à la communauté chrétienne à qui Matthieu adresse son évangile. C’est une communauté qui, pour l’essentiel, est issue du monde judéen. On imagine aisément le déchirement de ceux qui se sont trouvés séparés de leurs frères après avoir adhéré à la foi en Jésus. Certains connaissent probablement le doute : ont-ils raison de s’opposer à eux au nom du Christ ? Matthieu leur répond au moyen de cette parabole. Il y replace le conflit avec les Judéens dans le cadre de l’histoire d’Israël où il situe ce qui est arrivé à Jésus : jeté hors de Jérusalem et tué comme les prophètes avant lui (Passion), il a été reconnu par Dieu lui-même comme la pierre de fondation d’un nouveau peuple (Résurrection). Le peuple chrétien est dès lors la nouvelle équipe de vignerons à qui la vigne a été confiée pour qu’ils en offrent à Dieu les fruits que le peuple de la première alliance ne lui a pas offerts.
On perçoit ici le côté polémique d’une page dont il importe de bien situer la portée. Cette parabole, en effet, ne vaut-elle que pour l’époque de Jésus ou de Matthieu ? Ne rebondit-elle pas à chaque époque de l’histoire de ceux qui disent et croient qu’ils sont le peuple de Dieu ? La communauté et ses responsables sont-ils vraiment ces vignerons honnêtes soucieux d’être au service de la vigne et de son maître ? La fin du texte suggère d’ailleurs une clé de lecture : la vigne est le Royaume de Dieu, c’est-à-dire une façon de vivre ensemble pétrie de justice et d’amour fraternel selon le désir de Dieu. Dès lors, la question devient : est-ce à cela que la communauté des chrétiens s’emploie ? Est-ce en vue produire ce fruit que ses responsables exercent le pouvoir qui leur est confié ? Sans oublier la question soulevée par Isaïe : la communauté est-elle à la hauteur de ce que Dieu désire, à savoir qu’elle porte des fruits de justice ?