28ème dimanche du temps ordinaire

Temps liturgique: Temps ordinaire
Année liturgique: A
Date : 15 octobre 2023
Auteur: André Wénin

« Je peux tout en celui qui me rend fort. »

(Lettre aux Philippiens 4,13)

Les deux textes de l’Ancien Testament retenus pour ce dimanche évoquent l’image d’un banquet qui est aussi au centre de la parabole tirée de l’évangile de Matthieu. Un élargissement de la perspective s’observe d’une lecture à l’autre, à partir du psaume 23.

« Tu prépares une table » (Psaume 23)

Le Seigneur est mon berger : je ne manquerai de rien. Sur des prés d’herbe fraîche, il me fait reposer ; il me conduit vers les eaux tranquilles. Il restaure ma vie, me mène sur des sentiers de justice à cause de son nom. Même si je marche dans la sombre vallée de la mort, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi, ton bâton me guide et me conforte. Tu prépares une table pour moi face à mes ennemis ; tu répands le parfum sur ma tête, ma coupe déborde. Bonheur et grâce me suivront tous les jours de ma vie ; je reviendrai à la maison du Seigneur au long de mes jours.

Le priant exprime ici sa confiance inébranlable en Dieu. Le fond de cette confiance, c’est la grande aventure d’Israël : l’exode. Le Seigneur s’y est fait le berger de son peuple : en lui faisant traverser la mer Rouge, il l’a guidé « à travers la sombre vallée » où il risquait la mort. Il l’a ensuite conduit au désert, l’y a fait vivre, nourri, protégé. Il l’a enfin introduit dans le pays promis dont il lui a donné les fruits, l’huile de joie et le vin nouveau, le libérant de ses ennemis. De là vient la confiance sans réserve que le priant met en lui. Dans ce contexte, le repas de fête est une image du salut accordé par le Seigneur à Israël, en particulier le repas rituel partagé au temple, « à la maison du Seigneur ».

« Le Seigneur de l’univers préparera un festin » (Isaïe 25,6-10a)

Le Seigneur de l’univers préparera pour tous les peuples, sur cette montagne, un festin de délices, un festin de bons vins, délices succulents et vins raffinés. Sur cette montagne, il fera disparaître le voile qui voile tous les peuples et la couverture qui couvre toutes les nations. Il fera disparaître la mort pour toujours. Le Seigneur Dieu essuiera les larmes sur tous les visages, et par toute la terre il effacera l’humiliation de son peuple, car le Seigneur a parlé. Et ce jour-là, on dira : « Voici notre Dieu, en lui nous espérions, et il nous a sauvés ; c’est lui le Seigneur, en lui nous espérions ; exultons, réjouissons-nous de son salut ! » Car la main du Seigneur reposera sur cette montagne.

Ce texte prophétique vient élargir la perspective du psaume : le salut que le Seigneur a offert à Israël et qui était signifié par un banquet, sera ouvert à « tous les peuples » qui afflueront « sur cette montagne », le mont où se dresse le temple du Seigneur à Jérusalem. Là, des mets de choix attendront les peuples pour un joyeux festin. Ce qui les attirera à cet endroit, c’est la victoire que Dieu remportera sur la mort : collectivement, il ôtera cette menace qui assombrit l’avenir de toutes les nations et les couvre d’un voile de deuil ; individuellement, il consolera celles et ceux que la mort frappe. Désormais, tous ceux qui auront espéré en lui seront « son peuple ». De la sorte, l’aventure de l’exode, au cours de laquelle le Seigneur a arraché Israël à l’esclavage et à la mort, deviendra réalité pour toutes les nations. Et de même qu’après avoir été libérés de la menace de mort que le pharaon et son armée faisaient peser sur eux, les Israélites ont exulté de joie en chantant le salut reçu de Dieu, de même les nations se réjouiront de voir enfin réalisé le salut tant espéré, quand Dieu « aura englouti (littéralement) la mort pour toujours ».

« J’ai préparé mon festin… » (Matthieu 22,1-14)

Les deux lectures de l’Ancien Testament offrent – pour une fois – un bel arrière-plan à la parabole matthéenne du festin qui, à son tour, leur ajoute une dimension : ce festin est celui « des noces » du fils d’un roi – en clair, le banquet de l’alliance de Dieu avec l’humanité en Jésus, le « fils ». À la lumière de la résurrection, en effet, les premiers chrétiens ont compris qu’en Jésus, Dieu invite les êtres humains à entrer en alliance avec lui, les noces étant la métaphore de cette alliance.

Jésus répondit et, de nouveau en paraboles, il dit [aux grands prêtres et aux pharisiens] : « Le royaume des cieux est comparable à un homme, un roi, qui fit des noces pour son fils. Il envoya ses serviteurs appeler les invités à la noce, mais ils ne voulaient pas venir. Il envoya encore d’autres serviteurs disant : “Dites aux invités : ‘Voilà : j’ai préparé mon festin, mes bœufs et mes bêtes grasses sont égorgés, tout est prêt : venez à la noce’.” Mais négligeant [l’invitation], ils s’en allèrent, l’un à son champ, l’autre à son commerce ; les autres saisirent les serviteurs, les maltraitèrent et les tuèrent. Le roi se mit en colère et, envoyant ses troupes, il fit périr les meurtriers et incendia leur ville. Alors il dit à ses serviteurs : “La noce est prête, mais les invités n’en étaient pas dignes. Allez donc aux croisées des chemins : tous ceux que vous trouverez, appelez-les à la noce”. Ces serviteurs sortirent sur les chemins, rassemblèrent tous ceux qu’ils trouvèrent, les mauvais comme les bons, et la noce fut pleine de convives. Étant entré pour regarder les convives, le roi vit là un homme qui ne portait pas le vêtement de noce. Il lui dit : “Mon ami, comment es-tu entré ici, sans avoir le vêtement de noce ?” Il garda le silence. Alors le roi dit aux serviteurs : “Jetez-le, pieds et poings liés, dans les ténèbres du dehors ; là, il y aura pleurs et grincements de dents.” Car beaucoup sont appelés, mais peu sont élus. »

Dans l’évangile de Matthieu, la parabole suit celle des vignerons homicides (27e dim. ord. A). En la prononçant, Jésus répond à la réaction de ses interlocuteurs, les grands prêtres et les pharisiens qui, comprenant que l’histoire des vignerons les vise, cherchent à l’arrêter. En fait, Jésus enfonce le clou, car cette nouvelle histoire confirme la précédente en la prolongeant. Dans cette parabole, les premiers invités à la fête de l’alliance « ne veulent pas venir », sans même prendre la peine de justifier leur refus. Alors le roi insiste, se fait pressant : il a tout préparé. Mais l’invitation ne rencontre qu’indifférence ou négligence chez certains, qui estiment que leur business – récolte ou magasin – est plus important. D’autres, irrités, réagissent avec violence et s’en prennent aux serviteurs. D’où la réaction courroucée du roi qui châtie durement les assassins.

Il n’est guère difficile de voir dans cette histoire un écho aux deux paraboles que Jésus vient d’adresser aux autorités du peuple. Ces invités, en effet, sont semblables au fils qui répond oui à son père qui il lui demande d’aller travailler à la vigne, mais n’y va pas (voir Matthieu 21,28-32, 26e dim. ord. A). Ils sont comme les vignerons qui maltraitent et tuent les serviteurs venus réclamer les fruits des vendanges, avant de faire subir le même sort au fils du maître en personne (voir 21,33-41). Quant au roi, il a la réaction que les interlocuteurs de Jésus imaginaient être celle du maître de la vigne : « il fait périr misérablement » ceux qui ont assassiné ses serviteurs et son fils (21,31), incendiant leur ville par-dessus le marché.

La suite est doublement surprenante. Il y a d’abord la façon dont le roi remplace les invités indignes. Voulant que les noces de son fils soient fêtées dignement, il envoie ses serviteurs appeler le tout-venant, « tous ceux que vous trouverez » dans les rues, sans distinction aucune, le but étant que les convives assistent au festin en nombre. Aucun tri n’est fait : les méchants comme les bons sont donc rassemblés pour la fête. Quelle générosité de la part du roi, quelle ouverture d’esprit ! On est dès lors étonné devant la scène finale : quand le roi vient voir avec satisfaction les personnes rassemblées, il repère un des convives qui ne porte pas le « vêtement de noce » et il le fait expulser sans ménagement. Curieux : où les autres ont-ils été chercher un tel vêtement, s’ils étaient dans les rues ? Pourquoi celui-là n’en est-il pas vêtu ? Et que signifie ce traitement ?

Il est assez fréquent de trouver un élément inattendu dans une parabole. (Il y en a d’ailleurs plus d’un ici : pourquoi certains des invités tuent-ils les serviteurs du roi ? Pourquoi celui-ci incendie-t-il leur ville et laisse-t-il le repas refroidir en attendant ?) Une parabole, en effet, vise à susciter la réflexion. À propos du vêtement de noce, on peut penser qu’il s’agit des bonnes œuvres, mais ce n’est pas cohérent puisque les méchants sont appelés comme les bons. Sur la base d’un rapprochement avec le Talmud, on a pensé à la pureté qui vient du repentir, ou de celle que l’on reçoit au baptême. En réalité, la solution se trouve peut-être dans la parabole elle-même, comme le suggère Élian Cuvillier. Quand le roi interpelle l’homme en disant « Mon ami », il ne fait preuve d’aucune hostilité envers lui. Et ce ne doit pas être l’absence du vêtement adéquat qui fait problème, sans quoi chasserait l’homme tout de suite. Or, en posant une question, le roi cherche à entrer en dialogue avec lui pour comprendre comment il a pu entrer sans que son cœur soit à la fête – le vêtement figurant ici l’intérieur de l’être. Mais il « garde le silence » – un verbe qui laisse penser qu’il aurait quelque chose à dire mais ne veut pas en parler. Ainsi, ce qui pousse le roi à demander à ses serviteurs de jeter l’homme dehors, c’est son mutisme, son refus de répondre à un quelqu’un qui cherche à entrer en dialogue, quelqu’un qui pourrait lui ouvrir d’autres perspectives…

Au-delà de la signification du récit lui-même ou à travers elle, il y a ce que Matthieu cherche à dire à sa communauté. Cela peut expliquer quelques bizarreries de la parabole. Dans l’histoire des vignerons, Matthieu interprète le rejet de Jésus par les Judéens à la lumière du passé d’Israël ; dans celle du festin des noces, il interprète l’histoire de la jeune Église à la lumière de celle de Jésus. Bref, il fait anticiper par ce dernier une histoire dont lui-même, l’évangéliste, a été partie prenante et qui affecte la communauté chrétienne pour laquelle il écrit. La situation à la fin du 1er siècle pose problème à bien des membres issus du peuple de la première alliance : pourquoi les communautés chrétiennes comptent-elles beaucoup de croyants issus des nations, et peu venant d’Israël ?

La parabole du festin des noces répond à cette question. Dans la fiction du récit de Matthieu, les autorités judéennes, religieuses (grands prêtres) et laïques (pharisiens), à qui ces histoires sont adressées se reconnaissent elles-mêmes dans ceux qui résistent au projet de Dieu en Jésus (voir Matthieu 21,45). Ici, ce sont elles, les invités qui ne veulent pas de l’alliance nouvelle que Dieu leur propose – tout comme leurs ancêtres lui avaient été infidèles en refusant la parole des prophètes. Et puisqu’ils s’en sont pris aux serviteurs de Dieu – y compris Jésus –, ils ont reçu un juste salaire : selon Matthieu (qui écrit vers l’an 80), leur châtiment, c’est la guerre menée par Rome contre les Judéens entre 66 et 70 de notre ère, guerre qui s’est soldée par des massacres et l’incendie de Jérusalem par les armées de Titus. Par ailleurs, comme la majorité du peuple de l’ancienne alliance ne s’est pas montrée intéressée par l’invitation que Dieu leur adressait en Jésus, le Roi a envoyé ses serviteurs – apôtres et prédicateurs chrétiens – vers les nations païennes qui, jusqu’alors, n’étaient pas impliquées dans l’histoire d’alliance entre Dieu et Israël. Et elles ont répondu en masse !

Cela dit, rien n’est joué pour qui est « entré dans la salle des noces » : est-il prêt à entrer en dialogue avec le roi et, le cas échéant, à accepter de changer de vêtement pour être vraiment au diapason de l’alliance en Jésus ? Car si la parabole ne pointe qu’un seul des convives, la sentence finale lance un avertissement bien plus général : si beaucoup sont invités à devenir les alliés de Dieu, peu seront élus. L’opposition entre « beaucoup » et « peu » est une façon de souligner l’importance pour chacun de faire le bon choix.

Bible et liturgie

Commentaires des lectures du dimanche par André Wénin

L’Église ne sait pas ce qu’elle perd à négliger le Testament de la première Alliance…

Les textes qu’on lira sous cette rubrique ne sont pas des homélies. J’y propose plutôt un commentaire, à mi-chemin entre une analyse exégétique et une lecture attentive à la fois au texte biblique et à la réalité humaine qui est la nôtre.
La traduction des textes commentés (le plus souvent les passages de l’Ancien Testament et de l’évangile) est très souvent corrigée. La version liturgique est globalement insatisfaisante, en effet. Elle lisse le texte au point d’en gommer les difficultés, c’est-à-dire précisément les points où peut venir "s’accrocher" le commentaire parce qu’ils posent question. Quant au texte de l’Ancien Testament, il est fréquemment amplifié de manière à restaurer le passage dans son intégralité en vue du commentaire. 

André Wénin