« Chantez au Seigneur un chant nouveau, chantez au Seigneur, terre entière,
racontez à tous les peuples sa gloire, à toutes les nations ses merveilles ! »
(Psaume 96,1.3)
Mise en boîte (Matthieu 22,15-21 / Luc 20,20-26)
Ce passage de l’évangile de Matthieu est la suite immédiate des textes lus les dimanches précédents. Dans le récit, Jésus se trouve à Jérusalem – cœur de la religion d’Israël. Peu après qu’il y soit arrivé, voyant un figuier sans fruits à lui offrir, Jésus déclare qu’il n’en portera plus jamais (21,18-19). Ce figuier desséché est en réalité une figure de la sclérose de la religion pratiquée alors à Jérusalem – c’est ainsi que Matthieu la voit, en tout cas. Un vif débat s’engage alors entre Jésus et les autorités judéennes, à qui il parle au moyen d’une série d’histoires : les deux fils envoyés à la vigne, les vignerons meurtriers et le festin des noces. Toutes ces paraboles donnent le « mauvais rôle » à des personnages dans lesquels grands prêtres, anciens du peuple et pharisiens peuvent se reconnaître. Suite à l’histoire des vignerons, ils veulent arrêter Jésus. Mais la crainte du plus grand nombre qui voit en lui un prophète les en empêche. Après la parabole des noces, les pharisiens élaborent une tactique pour arriver à leurs fins.
Les pharisiens allèrent délibérer en vue de piéger Jésus sur une parole. Ils lui envoient leurs disciples avec des partisans d’Hérode. « Maître [=enseignant], disent-ils, nous savons que tu es vrai et c’est le chemin de Dieu que tu enseignes en vérité ; tu ne te laisses influencer par personne, car tu ne regardes pas les gens selon l’apparence. Donne-nous donc ton avis : est-il permis, oui ou non, de payer l’impôt à César [l’empereur] ? » Mais connaissant leur perversité, Jésus dit : « Pourquoi me mettez-vous à l’épreuve, hypocrites ? Montrez-moi la monnaie de l’impôt. » Ils lui présentèrent un denier. Il leur dit : « De qui sont cette effigie et cette inscription ? » Ils dirent : « De César. » Alors il leur dit : « Rendez donc ce qui est de César à César et ce qui est de Dieu à Dieu. »
Cette scène bien connue est souvent utilisée pour justifier la séparation entre temporel et spirituel ou entre politique et religion. Elle est rapportée aussi par Marc et Luc et je trouve dommage que l’on ait retenu la version de Matthieu pour la lire le dimanche. La version de Luc en effet est beaucoup plus fine et elle rend mieux selon moi le côté humoristique, voire ironique, de cette scène. (Comme d’habitude, Matthieu est plus lourd, trop explicite… à l’image de notre censeur ?). Voici la version de Luc, qui intervient dans un contexte de polémiques semblable à celui de Matthieu (Luc 20,20-26 – je souligne des différences significatives).
Et [l’]ayant épié étroitement, les scribes et les grands prêtres envoyèrent des indicateurs se donnant l’allure d’être des justes pour le prendre en défaut sur une parole, de manière à le livrer au pouvoir et à l’autorité du gouverneur. Ils l’interrogèrent en disant : « Maître [= enseignant], nous savons que c’est avec droiture que tu parles et enseignes et que tu ne fais pas considération de personne mais que selon la vérité tu enseignes le chemin de Dieu ; nous est-il permis, oui ou non, de payer l’impôt à César ? » Mais comprenant leur fourberie, il leur dit : « Montrez-moi un denier : de qui est l’effigie et l’inscription ? » Et ils dirent : « De César ». Il leur dit : « Eh bien, rendez ce qui est de César à César et ce qui est de Dieu à Dieu. » Et ils ne parvinrent pas à le prendre en défaut sur son propos devant le peuple et, étonnés de sa réponse, ils se turent.
Le problème des chefs religieux mis en scène ici est complexe. Ils veulent mettre un terme à la carrière de ce Jésus qui les met en question, mais ils ont peur de la réaction du peuple qui l’apprécie. Ils doivent donc faire en sorte de ne pas avoir à l’arrêter eux-mêmes, et donc à laisser le sale boulot à l’autorité de tutelle, les Romains. Après avoir observé Jésus avec attention, ils se disent que le mieux est (1) de le pousser à prendre une position politique qui permettra de l’accuser devant le gouverneur romain, et (2) le faire publiquement pour que le peuple soit témoin du faux-pas de Jésus et ne puisse contester son arrestation. La stratégie de ces autorités est retorse, mais soucieux d’éviter de s’exposer eux-mêmes et voulant sauvegarder leur honnêteté de façade, ils sollicitent des gens à même de mettre en œuvre efficacement leur plan : ces gens bien sous tous rapports en apparence sont en réalité des faux-jetons professionnels, capables de masquer leur double jeu sans éveiller de soupçon.
Ce qu’ils disent à Jésus illustre immédiatement les « qualités » pour lesquelles ils ont été recrutés. Ils tendent leur piège à Jésus en posant une question sur l’impôt réclamé par l’empire romain (v. 22). S’il dit de ne pas le payer, il se rend coupable de rébellion envers l’autorité romaine ; s’il dit de s’en acquitter, il passe pour un collaborateur, un traître à la nation, et le peuple cessera de le soutenir. Mais avant d’en venir au fait, ils se mettent à complimenter Jésus, enseignant impartial, soucieux seulement de vérité, ce qui explique pourquoi c’est à lui qu’ils posent leur délicate question. Averti par l’évangéliste, le lecteur comprend que les envoyés des grands prêtres ne croient pas un traître mot de ce qu’ils disent. Ils flattent seulement Jésus : ils évoquent sa réputation d’enseignant intègre pour l’amener à ne pas la faire mentir en répondant à la question « avec droiture », « sans considération de personne » (pas même des autorités romaines), bref « selon la vérité » qui conduit à Dieu. Manifestement, leur stratégie est de lui jeter de la poudre aux yeux pour que, sans se douter de rien, il donne dans le panneau de leur flatterie et répondent à leur question par oui ou par non.
En réalité, Jésus les a démasqués : il a percé à jour leur machination hypocrite et malveillante. Comment va-t-il déjouer leur ruse ? Sans avoir l’air d’y toucher (à la différence de ce que raconte Matthieu, où il les traite d’hypocrites), Jésus répond à la question par une autre question qui recèle un piège subtil que ses interlocuteurs ne peuvent percevoir. Ce qu’il demande, en effet, a l’air si simple, si anodin : sortir un denier de leur poche et lui dire ce qu’ils voient. La réponse est évidente et les autres la lui servent naïvement. Jésus sort alors son atout gagnant : il coince ceux qui croyaient le coincer, il tire son épingle du jeu en les renvoyant, sans aucune agressivité, à leur responsabilité de savoir comment ils peuvent rendre à Dieu ce qui lui revient tout évitant d’indisposer les Romains. Ils voulaient « le prendre en défaut par une parole » devant le peuple ? Cette parole leur cloue le bec, comme le souligne la finale propre à Luc. Et il le fait « devant le peuple » aux yeux de qui son aura reste intacte. « Tel est pris qui croyait prendre » : voilà l’ironie qui disqualifie les envoyés et les autorités qui se cachaient derrière eux. Cette ironie fait rire le lecteur qui, sachant la perversité de ces gens, admire l’astuce avec laquelle Jésus les met en boîte. — L’humour n’est pas absent des évangiles, mais sans doute n’avons-nous plus les codes permettant de le repérer…
Étrange messie (Isaïe 45,1.4-6)
Le passage d’Isaïe retenu pour ce dimanche n’a rien à voir, selon moi, avec le texte à peine commenté (alors que le principe veut que la 1re lecture soit choisie pour son lien éclairant avec l’évangile du jour). Le récit de Matthieu, comme celui de Luc, dénonce essentiellement un des travers auquel est exposée toute personne religieuse – en particulier lorsqu’elle exerce une autorité. Se basant sur des conceptions religieuses qu’elle croit justes, elle s’oppose à celles et ceux n’y adhèrent pas et qui, par leurs comportements et leurs paroles, bousculent et mettent en question ses convictions. Pour les combattre ou les faire taire, la fin (estimée bonne) justifie les moyens (pas catholiques du tout). En fait, comme les autorités judéennes mises en scène dans le récit évangélique, ces gens s’aveuglent sur eux-mêmes – et c’est cette cécité que Jésus combat. Ils sont incapables de voir qu’ils se servent de la religion pour se justifier à leurs propres yeux et pour légitimer – de bonne foi – l’autorité qu’elle leur confère sur les autres. Attitude courante qui est au cœur du cléricalisme. (Mais toute position de pouvoir, quelle qu’elle soit, est susceptible de fonctionner de ma même façon, même si c’est souvent pire quand il s’agit de religion)
Les gens qui ont choisi le passage d’Isaïe l’ont fait, je présume, parce qu’ils résument le sens de l’épisode évangélique à sa dernière phrase, lue comme une sorte d’énoncé dogmatique (il faut vraiment manquer de sens de l’humour pour lire ainsi, mais soit !) : le politique est à séparer du religieux, temporel et spirituel ne doivent pas être mélangés. Dans ce contexte, les quelques lignes du prophète viennent ajouter une touche importante.
Ainsi parle le Seigneur à son messie, à Cyrus, que j’ai saisi par la main pour lui soumettre des nations et désarmer des rois, pour lui ouvrir des portes à deux battants, de sorte que les portes des villes ne resteront pas closes : « […] C’est à cause de mon serviteur Jacob, d’Israël mon élu que je t’ai appelé par ton nom ; je t’ai donné un titre, alors que tu ne me connaissais pas. Je suis le Seigneur, il n’en est pas d’autre : hors moi, pas de Dieu. Je t’ai équipé pour le combat, alors que tu ne me connaissais pas, pour que l’on sache, du Levant du soleil à son Couchant, qu’il n’y a rien en dehors de moi. Je suis le Seigneur, il n’en est pas d’autre. »
Quelle touche ce texte apporte-t-il donc ? Il parle de Cyrus, le roi perse qui a vaincu les Babyloniens et a conquis leur empire. C’est lui aussi qui a permis aux Judéens déportés en Babylonie de rentrer chez eux. Aux yeux du prophète, celui qui a suscité ce roi et lui a soumis les peuples au cours d’une campagne militaire victorieuse n’est autre que le Seigneur, le dieu d’Israël. Pour lui, Cyrus est donc le « messie » de Dieu même s’il ne le connaît pas et ignore que c’est lui qui lui a remis le pouvoir[1]. Il l’a fait pour qu’il ouvre les villes où les Judéens sont exilés de sorte qu’ils puissent rentrer dans leur patrie en toute liberté. Car le Seigneur d’Israël est le Dieu unique, le seul maître de l’univers et de l’histoire. (Une conception très neuve à l’époque où ce texte a été composé.)
Prenons un peu de recul pour relire le bref poème en lien avec la finale du texte d’évangile. Le sens qui émerge me semble être le suivant : si politique et religion sont à distinguer soigneusement, le pouvoir de l’empereur (César) dépend de Dieu, tout comme celui de Cyrus cinq siècles plus tôt. L’évangile de Jean va dans le même sens, quand il fait dire à Jésus s’adressant à Pilate : « Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avait été donné d’en haut » (Jean 19,11). Dès lors, s’il y a conflit entre devoir religieux et devoir politique, « il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Actes 5,29). D’accord ! Mais à condition d’opérer un sérieux discernement : tout « devoir religieux » ne vient pas de Dieu ; et il se pourrait même qu’en pensant obéir à Dieu, on n’obéisse en fait qu’à des hommes qui se servent de Dieu à leurs propres fins, consciemment (et donc de façon perverse) ou non (et alors, c’est pire encore) ! Telles que Matthieu les décrit, les autorités judéennes en fournissent un bel exemple. Les temps présents n’en manquent pas non plus.
Quant à utiliser le rapprochement entre Isaïe et la sentence évangélique pour fonder la supériorité du religieux sur le politique, c’est ne pas vouloir voir que la religion a aussi une dimension politique significative, et risquer dès lors de prendre des vessies pour des lanternes. Bref : prudence et lucidité ! Car si le politique n’est pas sans danger, l’histoire a montré à suffisance que la religion peut être tout aussi dangereuse, sinon davantage.
[1] Dans les versets 2-3 oubliés par le censeur, Dieu commence par dire à Cyrus qu’il va se faire connaître de lui en lui accordant la victoire : Moi-même je marcherai devant toi. J'aplanirai les pentes, je briserai les portes en bronze et je mettrai en pièce les verrous en fer. Je te donnerai des trésors dissimulés dans les ténèbres, des richesses cachées, afin que tu connaisses que je suis le Seigneur, celui qui t'appelle par ton nom, le Dieu d'Israël.