30ème dimanche du temps ordinaire

Temps liturgique: Temps ordinaire
Année liturgique: A
Date : 29 octobre 2023
Auteur: André Wénin

« Dieu mon libérateur, le rocher qui m’abrite,
mon bouclier, mon fort, mon arme de victoire !. »
(Psaume 18,3)

Deux lectures du 30e dimanche proposent de réfléchir à la loi biblique et à sa pertinence pour aujourd’hui. Un extrait d’un vieux recueil de lois d’Israël aligne quelques normes relevant de l’éthi­que sociale dans un contexte qui n’est plus du tout le nôtre, et le passage de Matthieu aborde une question d’actualité… à l’époque de Jésus et de Matthieu, à propos des multiples lois de l’Ancien Testament. En quoi des deux textes donnent-ils à penser ?

Le grand commandement (Matthieu 22,34b-40)

Les pharisiens se réunirent, et l’un d’eux, spécialiste de la Loi, posa une question à Jésus pour le tester : « Maître (enseignant), dans la Loi, quel est le grand commandement ? » Jésus lui dit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée. Celui-là est le grand et le premier commandement. Mais un second lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. De ces deux commandements dépend toute la Loi, et les Prophètes. »

La Torah ou Loi de Moïse (les 5 premiers livres de la Bible hébraïque) contient, selon la tradition juive, 613 commandements, 248 positifs et 365 négatifs. Tous n’ont pas la même importance, bien sûr. Dès lors, il n’est pas inutile de proposer une hiérarchie des normes. Une des façons de le faire est de repérer le précepte autour duquel les autres doivent être organisés. Au 1er siècle de notre ère, cette question était très débattue au sein du judaïsme. À titre d’exemple, voici quelques textes tirés du Talmud[1], qui répondent à la question que le pharisien pose à Jésus.

Le dernier des commandements, qui interdit de convoiter le bien d’autrui, vaut à lui seul les autres commandements du Décalogue [le cœur même de la Loi].

La bienfaisance et la charité valent à elles seules autant que l’observance de tous les autres préceptes de la Loi divine.

613 commandements furent révélés à Moïse sur le mont Sinaï. Vint David qui les réduisit à 11 : « Seigneur, qui séjournera sous ta tente ? Celui qui marche intègre, pratique la justice et dit la vérité de son cœur ; il n’a pas de calomnie sur la langue, ne fait pas de mal à son prochain et ne profère point d’outrage contre son ami ; il repousse quiconque mérite le mépris, mais honore ceux qui craignent le Seigneur ; il ne se rétracte pas après avoir juré à ses dépens ; il ne prête pas son argent à intérêt et n’accepte pas de pot-de-vin aux dépens de l’innocent » (Psaume 15). Puis vint Isaïe qui les réduisit à 6 : « Qui de nous peut demeurer auprès d’un feu dévorant ? Celui qui marche dans la justice, parle avec droiture, refuse un gain acquis par extorsion, secoue la main pour repousser un pot-de-vin, bouche ses oreilles aux propos sanguinaires et ferme les yeux pour ne pas se complaire au mal » (Isaïe 33,14-15). Puis vint Michée qui les réduisit à 3 : « Homme, on t’a dit ce qui est bien, ce que le Seigneur demande de toi : rien que pratiquer la justice, aimer la bonté et marcher humblement avec ton Dieu » (Michée 6,8).  Et quand vint Amos, il les ramena à un seul : « Ainsi parle le Seigneur : cherchez-moi pour que vous viviez ! » (Amos 5,4)

En réponse au spécialiste de la Loi qui veut le tester sur la question du « grand commandement », le Jésus de Matthieu propose sa propre réponse qui n’est pas très originale. Il retient deux des trois préceptes qui, dans la Torah, commencent par le verbe « Tu aimeras »[2]. Tiré d’un texte du Deutéronome récité matin et soir par les juifs, le « grand et premier » commandement est d’aimer le Seigneur, le dieu unique. Jésus lui adjoint un autre qui, précise-t-il, est semblable : aimer le prochain « comme soi-même ». Ceci m’inspire deux réflexions.

La première tient au fait que ces préceptes centraux de la Loi ordonnent d’aimer. S’il est possible de commander d’aimer, cela signifie que « aimer » ne relève pas des émotions, des sentiments, de l’affectivité. Cet « aimer »-là relève d’une autre dimension de l’être humain : la volonté, la faculté de poser un choix éthique. Le second texte du Deutéronome qui énonce cette prescription (11,1) le précise : aimer Dieu, c’est « observer ce qu’il dit d’observer, c’est-à-dire ses prescriptions et ses coutumes et ses ordres, tous les jours ».

La deuxième réflexion porte sur la précision de Jésus qui affirme que le second commandement est « semblable » au premier : en quel sens lui est-il semblable ? En ce qu’il est aussi grand, ou parce qu’il revient au même ? Et que veut dire aimer le prochain – voire l’étranger, comme le dit Lévitique 19,34 – « comme toi-même » ? Serait-ce l’aimer comme on s’aime soi-même ? Mais Dieu sait si l’être humain est capable de s’aimer mal ! (Il suffit, par exemple, d’aimer son plaisir immédiat plus que sa vie ou son bonheur…) Ne serait-ce pas plutôt aimer le prochain et s’aimer soi-même : avoir pour soi autant de respect que pour l’autre, vouloir concrètement son propre bien-être et celui de l’autre… Cela suppose que la personne trouve un juste équilibre entre, d’une part, le désir légitime de prendre sa place et, d’autre part, la limite à poser à ce désir ; qu’elle trouve un juste partage entre son espace et celui d’autrui, et réserve une égale attention à son épanouissement et à celui de l’autre.

Or, dans les récits que la Genèse consacre à la création, le personnage de Dieu apparaît d’abord comme celui qui sépare et distingue chaque chose et chaque être : il garantit ainsi à chacun sa place propre et sa singularité, et il l’invite à vivre et s’épanouir dans ce qu’il est. S’il en est ainsi, « aimer Dieu », c’est aimer celui qui veut que chacun(e) devienne soi-même, donc dans une relation juste entre l’un(e) et l’autre, sans envahissement ni écrasement. C’est aimer ce qui me rend différent et qui différencie l’autre de moi. C’est donc aimer l’autre en tant qu’il est autre, plutôt que de l’aimer (ou ne pas l’aimer) en fonction de moi-même, de mes désirs ou de mes peurs.

En ce sens, ces deux grands commandements n’en font qu’un (l’évangéliste Luc l’a compris, lui qui ne parle pas d’un « second » commandement) : s’attacher à Dieu et à sa parole qui fait vivre et apprendre à vivre un juste rapport à soi et à autrui, c’est tout un. Vivre ainsi suppose que l’on mobilise tout son cœur (nous dirions la réflexion et la volonté), toute son âme (nous dirions la force vitale) et toute sa pensée (ou faculté de compréhension).

Des commandements (Exode 22,20-26)

Cela dit, l’amour peut rester une belle idée. Aimer Dieu et autrui, c’est au quotidien que cela se vit, dans le concret. Sinon, on se paie de mots. C’est ici que « les commandements » trouvent leur intérêt ! Car si « la plénitude de la loi, c’est l’amour » (Paul aux Romains 13,10), la loi ne perd rien de son utilité en ce qu’elle donne des orientations pour vivre l’amour dans la vie concrète, de même que l’impératif de l’amour rappelle sans cesse la finalité dont la loi tire sa légitimité. Quelques orientations de la Loi de Moïse nourriront la réflexion. Elles concernent la protection des plus faibles.

Un immigré, tu ne le maltraiteras pas et tu ne l’opprimeras pas, car vous avez été des immigrés au pays d’Égypte. Aucune veuve et (aucun) orphelin vous n’humilierez. Si tu devais l’humilier et qu’il a à crier vers moi [le Seigneur], je devrai écouter son cri. Ma colère s’enflammera et je vous tuerai par l’épée : vos femmes seront veuves et vos fils, orphelins. Si tu prêtes de l’argent à quelqu’un de mon peuple, au pauvre qui est avec toi, tu ne seras pas pour lui comme un créancier : vous ne lui imposerez pas d’intérêts. Si tu dois prendre en gage le manteau de ton prochain, avant le coucher du soleil tu le lui rendras. C’est en effet sa seule couverture ; c’est son manteau pour son corps, en lui il se couche : s’il crie vers moi, je l’écouterai car je suis compatissant.

À la lecture de ces quelques lignes, une chose frappe : l’alternance incessante du singulier et du pluriel de la 2e personne, alternance que la traduction liturgique gomme presque totalement. Ce procédé est pourtant essentiel au sens du passage. Il souligne en effet que les préceptes donnés ne fixent pas seulement une ligne de conduite éthique à l’individu (« toi »). Ce sont aussi des lois qu’il s’agit de traduire dans leur dimension collective et donc politique (« vous »). Si chacun(e) a personnellement sa part à faire, il lui incombe aussi de faire en sorte que la société se donne les moyens d’adopter collectivement ces pratiques que la loi impose.

La première loi concerne l’immigré qui réside au milieu du peuple, et plus largement celles et ceux que la vie a fragilisés socialement comme les veuves et les orphelins. (Dans l’ancien Israël, ils étaient marginalisés et privés de droits, leur survie dépendant du bon vouloir des familles ou de la société.) La loi prévient ensuite des dangers de l’argent : il attise si facilement la recherche de l’intérêt personnel et du profit, et conduit à l’envie, à l’injustice, à la violence. Exemple : la violence qui consiste à garder le manteau que l’on a pris en gage à un démuni pour s’assurer qu’il remboursera sa dette avec les intérêts. Cette violence revient à fragiliser un peu plus celui qui l’est déjà, mais surtout à exploiter sa vulnérabilité pour lui imposer de s’appauvrir davantage encore.

Liée à une situation sociale et à une histoire qui ne sont plus les nôtres, la formulation de ces lois les rend désuètes – à l’exception de la première ! Certes, on pourrait les transposer à la situation présente. Mais il me semble plus utile de réfléchir à partir des éléments qui, dans le texte biblique, appuient ces lois pour pousser à les respecter. Ainsi, le respect de l’immigré est motivé par le souvenir du séjour d’Israël en Égypte : immigré, il y a été maltraité, opprimé. Or, le récit de l’Exode dévoile ce qui pousse des autochtones à agir ainsi. Par sa seule présence, l’étranger suscite la méfiance, le soupçon, la peur. Pour s’en protéger, on se montre plus fort, et on fait peur pour neutraliser la menace… alors que l’étranger est déjà en position de faiblesse et de vulnérabilité. C’est elle qui doit guider la façon d’agir envers lui, pas la peur d’une menace largement fantasmée.

Une deuxième raison doit pousser à respecter les faibles : le Seigneur. C’est lui qui prendra leur défense, comme il l’a fait pour Israël quand il était dans la même condition qu’eux. Transgresser ces lois, c’est aller à rebours de ce qui plaît à Dieu et permet d’être en alliance avec lui. Aussi ne peut-il rester sans réagir. Dans sa colère, il pratiquera la rétorsion et infligera aux coupables ce qu’ils ont fait subir à autrui ; mais il prendra soin du pauvre et de l’humilié. Certes, on peut ne voir ici que les menaces d’un Dieu vengeur qui cherche à contraindre son peuple à se plier à sa volonté. Il est permis d’y voir plutôt l’indication de ce qui est en jeu dans ces lois : le lien avec celui qui permet que la vie s’épanouisse, et donc la vie et le bonheur de chacun(e) et de ses proches.

Troisième raison d’obéir à ces lois : la simple pitié que l’on peut ressentir vis-à-vis de quiconque connaît le dénuement et la fragilité. C’est l’« humanité » au sens fort du terme : elle pousse à laisser au démuni, avec le seul manteau qu’il a pour se couvrir, le bénéfice du doute, voire carrément à lui remettre sa dette. Cette « humanité » sous-tend la loi que l’on nomme « règle d’or » : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas que l’on te fasse » (voir Tobie 4,15a).

Ainsi, même si leur formulation est surannée, ces lois sont de nature à révéler les enjeux profonds de choix personnels et collectifs.

[1] Je tire ces textes d’Edmond Fleg, Anthologie juive. I. Des origines au Moyen Âge, Paris, G. Crès et Cie, 1923, p. 230-231. Je modifie la traduction des textes bibliques cités.

[2] En fait, dans la Bible hébraïque, seuls 4 textes ont cette forme spécifique du verbe « aimer » : Lévitique 19,18 (le prochain) et 34 (l’étranger) ; Deutéronome 6,5 et 11,1 sont semblables et prescrivent d’aimer Dieu. En Matthieu 5,43 (// Luc 6,27), Jésus ajoute « l’ennemi » à la liste de ceux qui sont à aimer.

 
Bible et liturgie

Commentaires des lectures du dimanche par André Wénin

L’Église ne sait pas ce qu’elle perd à négliger le Testament de la première Alliance…

Les textes qu’on lira sous cette rubrique ne sont pas des homélies. J’y propose plutôt un commentaire, à mi-chemin entre une analyse exégétique et une lecture attentive à la fois au texte biblique et à la réalité humaine qui est la nôtre.
La traduction des textes commentés (le plus souvent les passages de l’Ancien Testament et de l’évangile) est très souvent corrigée. La version liturgique est globalement insatisfaisante, en effet. Elle lisse le texte au point d’en gommer les difficultés, c’est-à-dire précisément les points où peut venir "s’accrocher" le commentaire parce qu’ils posent question. Quant au texte de l’Ancien Testament, il est fréquemment amplifié de manière à restaurer le passage dans son intégralité en vue du commentaire. 

André Wénin