« Dieu, tu es mon Dieu, je te cherche dès l’aube : mon être a soif de toi»
(Psaume 63,2)
Les évangiles des derniers dimanches de l’année liturgique sont toujours centrés sur la question de la fin, en termes savants, l’eschatologie (littéralement, discours sur ce qui vient en dernier lieu). Les textes rappellent avec insistance le caractère passager ou transitoire de toute réalité humaine confrontée un jour ou l’autre à sa fin. Les sages grecs insistaient de leur côté sur l’importance qu’il y a à garder conscience de cette fin : c’est elle, en effet, qui fixe définitivement le sens des réalités humaines. Il en est ainsi des Écritures bibliques qui invitent à considérer et à vivre le présent à la lumière de la fin. Non pour se résigner face aux imperfections, aux difficultés et aux souffrances du temps présent en se disant que cela ira mieux après, dans l’autre vie. Au contraire, pour rester vigilant. Car si la fin est inéluctable, il n’y a pas de temps à perdre pour vivre pleinement.
Des jeunes filles égoïstes ? (Matthieu 25,20-26)
Le chapitre 25 de l’évangile selon Matthieu est composé de trois paraboles que Jésus propose à ses disciples dans un discours qui répond à leur demande : « Dis-nous […] quel sera le signe de ta venue et de la fin du monde (de son accomplissement) » (24,3). La fin se confond donc avec la venue du Fils de l’homme et elle est imprévisible. De là l’importance de rester vigilant, car « cette génération ne passera pas avant que tout cela n’arrive » (24,34). C’est donc de chacun(e) qu’il s’agit, et non d’une fin du monde dont il est permis de penser qu’elle peut attendre et qu’elle ne nous concerne donc pas : « Tenez-vous prêts car c’est à l’heure que vous ignorez que le Fils de l’homme doit venir » (24,44). S’agit-il de notre mort ? On l’a pensé. Mais peut-être s’agit-il d’un moment inattendu où le Christ peut faire irruption pour renouveler la vie et lui donner une dimension ou une orientation tout aussi inattendue.
La première parabole du ch. 25 est propre à Matthieu : c’est celle « des vierges sages et des vierges folles ». Comme la suivante (la parabole des talents au programme du 33e dim. A), elle pourrait servir à dénoncer une mentalité et un comportement qui ne vont pas vraiment dans le sens d’une humanité juste et solidaire.
[Jésus disait cette parabole à ses disciples :] « Alors, le royaume des cieux sera semblable à dix jeunes filles [invitées à des noces], qui prirent leur lampe et sortirent à la rencontre du marié. Cinq d’entre elles étaient stupides et cinq avisées : les stupides, en prenant leurs lampes, n’avaient pas pris d’huile avec elles, tandis que les avisées avaient pris de l’huile dans des flacons avec leurs lampes. Comme le marié tardait, toutes s’assoupirent et dormaient. Au milieu de la nuit, il y eut un cri : “Voici le marié ! Sortez à sa rencontre”. Alors toutes ces filles s’éveillèrent et préparèrent leurs lampes. Les stupides dirent aux avisées : “Donnez-nous de votre huile, car nos lampes s’éteignent”. Mais les avisées leur répondirent : “Jamais elle ne suffira pour nous et pour vous : allez plutôt chez les marchands et achetez-en pour vous”. Alors qu’elles étaient parties en acheter, le marié arriva ; celles qui étaient prêtes entrèrent avec lui dans la salle des noces, et on ferma la porte. Plus tard, les autres filles arrivent à leur tour en disant : “Maître, maître, ouvre-nous !” Mais il répondit et dit : “Amen, je vous le dis : je ne vous connais pas”. Veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l’heure. ».
L’attitude des filles dites « avisées », « prévoyantes » ou simplement « sages », au moment crucial où le marié survient est franchement égoïste. Bien peu généreuses, elles refusent de partager l’huile qu’elles ont en réserve, et vont jusqu’à profiter de la stupidité de leurs compagnes pour les envoyer acheter de l’huile au magasin, en pleine nuit (on n’avait pourtant pas encore inventé les Night & Day). On dirait qu’elles veulent accaparer jalousement le marié et profiter seules de sa présence au cours du repas de noces. Et de fait : quand, après avoir réveillé le marchand, les autres rappliquent avec leurs lampes, les cinq qui sont entrées n’interviennent pas pour prier le « maître » de leur ouvrir la porte. Je les imaginerais même en train de rire sous cape… Où est le partage, la solidarité, voire la simple courtoisie ? En laissant les filles stupides dehors, le marié encouragerait-il un tel comportement ?
Pertinente à sa façon, cette interprétation oublie les premiers mots du texte : « Alors (lors de la venue du Christ) le royaume des cieux sera semblable à… ». De plus, si on regarde cette histoire avec des yeux neufs, on y trouve un tas de détails étranges[1] : un mariage sans mariée, un époux qui arrive à minuit, cinq filles tête en l’air qui oublient de quoi entretenir leur lampe (une ou deux qui oublient de charger leur smartphone, on comprend, mais cinq ?), de l’huile à acheter en pleine nuit, la porte d’une salle de noces fermée à double tour, un maître qui sort d’on ne sait où et qui dit « je ne vous connais pas » à des demoiselles d’honneur… En réalité, tous ces traits invraisemblables donnent à penser que l’on a affaire ici à une allégorie : ce qui commande les éléments du récit n’est pas la vraisemblance, mais ce qu’ils représentent. Ici, il s’agit de l’attente de la venue de la fin. Le marié, c’est le Christ, la salle des noces est le lieu de la rencontre joyeuse avec Dieu, et les jeunes filles sont les croyant(e)s qui attendent cette rencontre sans savoir quand elle aura lieu.
Alors que d’autres paraboles invitent à rester vigilant pour ne pas être surpris « quand le Fils de l’homme viendra » (Matthieu 24,42-44), celle-ci n’insiste pas sur ce point. En effet, comme l’époux tarde, toutes les filles s’endorment et aucun jugement négatif n’intervient pour le leur reprocher. Un autre point est mis en évidence ici. Pour accéder à la salle des noces, il faut avoir eu la prudente sagesse de prendre de l’huile pour la lampe, en prévision un possible retard de l’heure fatidique de l’arrivée du marié. Que représente cette huile qui permet de répondre présent quand il arrive ? Dans la parabole, elle permet à la lumière de briller dans le noir. Or, dans l’Écriture, la vraie lumière a deux sources : la parole de Dieu (Psaume 119,105 : « Une lampe pour mon pas, ta parole, une lumière pour mon sentier », voir Genèse 1,3) et la sagesse (Qohélet 2,13 : « La sagesse a sur la stupidité le même avantage que la lumière sur l’obscurité » ; voir aussi le début de la lecture ci-dessous). Faire provision de sagesse pour savoir que l’on n’a pas prise sur l’avenir et que celui-ci se prépare maintenant, faire provision de la Parole pour éclairer le chemin quand la nuit vient à tomber… De telles provisions sont personnelles, impossible à les partager ! Et la parabole de lancer un avertissement à chacun(e) : plus tard, ce sera trop tard. Voilà ce que suggère en finale la réponse implacable que le maître oppose aux retardataires.
Désirer la sagesse, désirer Dieu (Sagesse de Salomon 6,12-16)
La Sagesse est resplendissante, elle ne se flétrit pas. Elle est aisément contemplée par ceux qui l’aiment, elle est trouvée par ceux qui la cherchent. Elle devance ceux qui désirent qu’elle se fasse connaître la première. Qui précède l’aurore pour elle ne se fatiguera pas : il la trouvera assise à sa porte. Penser à elle est la perfection de l’intelligence, et quiconque veille à cause d’elle sera bientôt sans souci. Elle-même va et vient cherchant ceux qui sont dignes d’elle ; sur les sentiers, bienveillante elle leur apparaît ; dans chacune de leurs pensées, elle vient à leur rencontre.
Faire provision de sagesse… Mais qu’est-ce que cette sagesse ? Pour les anciens, c’est un art de vivre consistant à s’ajuster à l’ordre du monde. Dans la Bible, cet ordre est celui que le créateur a instauré dans sa bienveillance et sa générosité, et il en a confié la garde aux êtres humains. Non pour qu’ils s’en satisfassent, mais pour qu’en entrant dans sa dynamique profonde, ils le réinventent dans leur vivre-ensemble avec la nature, entre humains et avec eux-mêmes. Cette sagesse suppose avant tout que l’on se réconcilie avec sa propre limite en apprenant à la voir comme la chance d’un surcroît de vie et d’humanité. Il ne s’agit donc pas de se résigner à n’être que ce que l’on est, mais de faire de ses peurs, de ses fragilités, de ses manques un lieu de croissance et de rencontre authentique avec soi-même et avec autrui.
Pour ce qui est de provision de sagesse, l’auteur du livre inverse la perspective : si l’on peut chercher la sagesse, c’est en réalité parce que la sagesse nous désire comme la vie qui aspire à sa réalisation, à son épanouissement. Il suffit d’entendre en soi cet appel de la vie à la vie pour commencer à voir le chemin que la sagesse indique en venant à notre rencontre. Mais sans doute est-il nécessaire de se lever avant l’aurore, de n’être pas encore encombré par l’agitation, les soucis et les mille choses à faire, d’entrer en soi pour percevoir cette lumière qui se lève à l’intérieur en même temps que l’aube point à l’horizon. Faire le vide, être tout à son désir de vivre, chercher ce qui est là, dans l’ombre, et qui attend qu’on le désire, qu’on s’y éveille.
Le texte de la Sagesse continue : « Le commencement de la sagesse, c’est le désir d’être instruit par elle ; vouloir être instruit, c’est l’aimer ; l’aimer, c’est garder ses lois ; être attentif à ses lois c’est être assuré d’une vie qui ne se corrompt pas ; et une telle vie rend proche de Dieu » (Sagesse 6,17-19). L’enjeu de la sagesse biblique, c’est donc d’apprendre comment aimer la vie, d’être ainsi proche de Dieu, de s’approcher de la source inépuisable de la vie. Voilà pourquoi chercher la sagesse, c’est chercher Dieu. Comme le dit le psaume 63, prévu par la liturgie (versets 2-6) :
Dieu, tu es mon Dieu, je te cherche dès l’aube : mon être a soif de toi ;
pour toi ma chair languit, terre aride, altérée, sans eau.
Oui ! Je t’ai contemplé au sanctuaire, voyant ta force et ta gloire.
Ton amour vaut mieux que la vie : mes lèvres te célèbrent !
Toute ma vie je te bénirai, je lèverai les mains à ton nom.
Comme d’un festin je serai rassasié ; la joie aux lèvres, je dirai ta louange.
Un dernier passage du livre de la Sagesse achèvera d’éclairer (je l’espère) ce que la sagesse suppose, par la négative cette fois. Le sage affirme : « Je ne cheminerai pas à côté de la vérité [pour l’éviter], ni ne cheminerai avec l’envie qui fait mourir, car elle n’a rien de commun avec la sagesse » (Sagesse 6,22-23). Au fond, pour nous, Occidentaux du début du 3e millénaire, les choses sont assez simples. Il suffit de regarder comment fonctionne la société de consommation où nous vivons et ce qu’elle promeut comme normes de comportement pour voir ce que la sagesse n’est pas. Cette société n’est-elle pas en porte-à-faux permanent avec ce qui est la vérité de l’être humain ? N’est-elle pas largement fondée sur l’envie ? Et l’envie n’y sème-t-elle pas abondamment la mort ?
[1] Les commentateurs ont tenté en vain de rattacher cette parabole aux coutumes du mariage à l’époque.