33ème dimanche ordinaire A

Temps liturgique: Temps ordinaire
Année liturgique: A
Date : 19 novembre 2023
Auteur: André Wénin

« Heureux qui craint le Seigneur et marche selon ses voies !
Tu te nourriras du travail de tes mains :
Heureux es-tu ! À toi, le bonheur ! »
(Psaume 128,1-2) 

Quel est le lien entre l’éloge de la « femme de valeur » à la fin du livre des Proverbes et la parabole des talents de l’évangile de Matthieu ? En principe, il devrait y en avoir un, mais je ne parviens pas à le voir. Sans doute les deux textes proposent-ils des personnages zélés, mais est-ce bien là ce qu’ils cherchent à dire ?

La femme de valeur (Proverbes 31,10-31 – extraits) 

Une femme de valeur, qui la trouvera ? Elle est précieuse plus que les perles ! Le cœur de son mari a confiance en elle : il ne manquera pas de ressources. Elle le comble de bien/bonheur, et non de mal, tous les jours de sa vie. Elle se procure de la laine et du lin et travaille d’une main joyeuse. […] Elle tend la main vers la quenouille, sa paume dirige le fuseau. Sa paume s’ouvre en faveur du pauvre, elle tend la main au malheureux. […] Elle ouvre la bouche avec sagesse, sa langue enseigne la loyauté bienveillante. […] Trompeur est le charme et vaine, la beauté ; la femme qui craint le Seigneur, c’est elle qu’on louera. Le fruit de ses mains lui revient, pour que ses œuvres chantent sa louange au cœur de la ville !

La femme évoquée par ce poème est parfois appelée « la femme forte de l’évangile ». Mais le livre des Proverbes ne fait pas partie des évangiles (que je sache – mais peut-être la sagesse populaire a-t-elle compris que l’Ancien Testament n’a rien à envier au Nouveau…). Quant à la traduction « femme forte », elle n’est pas plus correcte que le « femme parfaite » proposé par la traduction liturgique. « De valeur » me semble plus correct : valeur morale, certes, mais aussi économique !

Ce poème a quelque chose de désuet qui peut prêter à sourire et qui choquera certain(e)s à cause de l’image de la femme qui en ressort – et encore, si on lisait tout le poème, ce serait pire (en ce sens, merci pour une fois au censeur) ! C’est qu’il témoigne d’un autre âge, où la relation entre hommes et femmes était vécue d’une tout autre façon que dans notre société. La maison, la famille, l’intérieur, c’était le domaine de la femme ; la ville, la société, l’extérieur, celui des hommes. Une façon comme une autre de partager les tâches, même si nous n’en voyons que trop les travers possibles (souvent sans voir que notre façon de faire a aussi les siens). Lire ce texte aujourd’hui pourrait d’ailleurs éveiller la nostalgie d’un monde pas si ancien que cela, voire entretenir les velléités de le restaurer même s’il est bel et bien révolu. Bien plus intéressant est de chercher à voir ce qui sous-tend une telle vision qui n’est plus la nôtre.

En réalité, derrière ce texte, il y a une certaine idée du bonheur, de ce qui est « plus précieux que les perles ». Ce bonheur est fait de relations basées sur la confiance mutuelle où chacun se montre fiable en faisant sa part en faveur du bien commun. Il se nourrit de cette sollicitude qui ne cesse de chercher ce qui fait du bien à autrui et tente d’éviter de lui faire du mal, mais aussi du labeur qui traduit concrètement cette sollicitude au jour le jour. Ce bonheur est encore attention au pauvre : vers lui s’ouvre et se tend la même main qui se tend et s’ouvre pour le travail. Ce bonheur vit de paroles mesurées qui entretiennent la bienveillance et la loyauté ; il se méfie des apparences souvent trompeuses, leur préférant la « crainte de Dieu ».

Cette expression appelle une brève mise au point. Dans la Bible, l’expression « craindre Dieu » se rencontre dans deux contextes différents. Il peut s’agir d’une émotion ou d’une attitude. L’émotion surgit chez quelqu’un lorsqu’il fait l’expérience soudaine de la présence de Dieu. Cette émotion est analogue à celle qui nous saisit devant un spectacle époustouflant, un paysage ou une œuvre d’art à couper le souffle. Une admiration mêlée de sidération qui suspend le temps et laisse sans voix. Ainsi, dans le livre de l’Exode, quand les Israélites sont libérés de la menace de l’armée du pharaon lancée à leur poursuite puis miraculeusement engloutie par la mer, ils « craignent le Seigneur ». Cette expérience les amène à mettre leur confiance en Dieu et à chanter sa louange (Exode 14,31). La « crainte de Dieu » est aussi l’attitude, la manière d’être qui prolonge la confiance suscitée par cette expérience : elle se traduit par l’adhésion à Dieu, par la conviction que son désir pour les humains est la vie, la liberté et le bonheur et, par conséquent, elle devient obéissance à sa Loi qui est source de cette sagesse consistant à savoir s’y prendre avec la vie, les relations, soi-même et les autres. C’est ainsi qu’en parle le Deutéronome (6,24) : « Le Seigneur nous a ordonné de mettre toutes ces prescriptions en pratique en craignant le Seigneur notre Dieu, afin que nous soyons toujours heureux et qu’il nous fasse vivre. » Et le livre des Proverbes (14,27) affirme à son tour : « La crainte du Seigneur est source de vie : elle détourne des pièges de la mort ». Mais attention : coupée de l’expérience de Dieu qui nourrit la confiance en lui, cette crainte peut devenir servile et engendrer l’esclavage intérieur.

C’est la crainte de Dieu qui, finalement, donne toute sa valeur à la femme du livre des Proverbes : c’est elle, et non sa beauté ou son charme, qui suscite l’éloge que l’on fait d’elle ; c’est elle qui lui permet de jouir du fruit de son labeur et du bonheur qu’elle contribue à épanouir.

Un psaume du même tonneau (128,1-4)

Heureux quiconque craint le Seigneur et marche dans ses voies ! Tu te nourriras du travail de tes mains : Heureux es-tu ! À toi, le bonheur ! Ta femme sera comme une vigne généreuse au cœur de ta maison ; tes fils, comme des plants d’olivier autour de la table. Voilà comment sera béni l’homme qui craint le Seigneur.

Le début de ce psaume reflète le modèle familial de l’ancien Israël. Comme le poème du livre des Proverbes, il évoque les ingrédients d’un bonheur simple et sobre : pouvoir se nourrir des fruits de son travail, et donc être indépendant et vivre de façon digne dans un contexte de paix, de tranquillité ; connaître une relation privilégiée faite d’amour, de confiance et de générosité, qui ouvre aux joies simples ; vivre une existence féconde, qui produit des fruits eux-mêmes fertiles, et jouir des plaisirs de la vie, comme ici le repas partagé. Un tel épanouissement est signe de la bénédiction destinée à quiconque vit dans la crainte du Seigneur en parcourant les chemins tracés par sa parole.

Un éloge évangélique du capitalisme néo-libéral ? (Matthieu 25,14-30)

Jésus disait cette parabole à ses disciples : « C’est comme un homme qui s’expatriait : il appela ses serviteurs et leur transmit ses biens. À l’un il donna 5 talents, à un autre 2, et à un troisième un, à chacun selon sa force. Puis il s’expatria aussitôt. Celui qui avait reçu les 5 talents s’en alla travailler avec eux et en gagna 5 autres. De même, celui qui avait reçu les 2 talents en gagna 2 autres. Mais celui qui en avait reçu un s’éloigna, creusa la terre et cacha l’argent de son maître.

Longtemps après, le maître de ces serviteurs vient et il fait les comptes avec eux. S’approchant, celui qui avait reçu 5 talents présenta 5 autres talents et dit : “Maître, tu m’as transmis 5 talents ; voici, j’en ai gagné 5 autres”. Son maître lui dit : “Bien, serviteur bon et fiable ! Pour peu de choses tu as été fiable : je t’en confierai beaucoup. Entre dans la joie de ton maître”. S’approchant également, celui qui avait reçu 2 talents dit : “Maître, tu m’as transmis 2 talents ; voici, j’en ai gagné 2 autres”. Son maître lui dit : “Bien, serviteur bon et fiable ! Pour peu de choses tu as été fiable : je t’en confierai beaucoup. Entre dans la joie de ton maître”. S’approchant également, celui qui avait reçu un talent dit : “Maître, je savais que tu es un homme dur : tu moissonnes là où tu n’as pas semé, tu ramasses là où tu n’as pas répandu. J’ai eu peur, et je me suis éloigné, j’ai caché ton talent dans la terre. Voici, tu as ce qui est à toi.” Son maître répondit et lui dit : “Serviteur mauvais et timoré, tu savais que je moissonne là où je n’ai pas semé, que je ramasse là où je n’ai pas répandu. Alors, il fallait remettre mon argent aux banquiers ; et en arrivant, j’aurais retiré ce qui est à moi avec un intérêt. Enlevez-lui donc le talent et donnez-le à celui qui a 10 talents. À quiconque a, en effet, on donnera, et il sera dans l’abondance ; mais celui qui n’a rien, même ce qu’il a lui sera enlevé. Quant à ce serviteur inutile, jetez-le dans les ténèbres extérieures ; là, il y aura des pleurs et des grincements de dents !”. »

Lisez cette histoire comme si elle n’était pas dans le Nouveau Testament, comme si elle ne parlait pas du « Royaume des cieux » (voir Matthieu 25,1). Et considérez la façon d’agir du maître de cette histoire. Au moment de s’expatrier, il remet ses affaires à des employés, mais avec le souci de leur rentabilité. Ainsi, il répartit ses biens (considérables !) en fonction de ce qu’il sait des capacités de chacun : le plus fort, qui a manifestement sa confiance, est donc avantagé dès le départ ! Cet homme favorise ainsi le chacun pour soi, non la collaboration. Ainsi, tandis que le mieux doté se donne à faire pour accumuler encore plus, le moins doté prend peur, tétanisé à l’idée de perdre le peu qui lui a été confié. Lorsque le maître se repointe et parle comptes avec eux, les meilleurs, c’est-à-dire ceux qui sont entrés dans la logique de l’argent et de l’enrichissement reçoivent du maître des félicitations teintées de paternalisme (« C’est bien, bon serviteur »… de moi et de l’argent). Quant à celui qui a refusé d’entrer dans le jeu au point même de ne pas ouvrir un compte d’épargne, il est pris à partie, dépouillé (en faveur du plus riche, évidemment !) puis expulsé comme un malpropre pour avoir eu le culot de critiquer le maître et de dénoncer sa logique capitaliste. Celui-ci, en réponse, énonce le principe qui justifie le résultat du système néo-libéral qu’il promeut : « À quiconque a, on donnera et il sera dans l’abondance ; mais celui qui n’a rien, même ce qu’il a lui sera enlevé. »

Serait-il possible que la figure du maître et son comportement odieux serve à dénoncer ce qui est le plus contraire à l’Évangile ? Un système basé sur le profit qui, sans pitié, « jette dans les ténèbres extérieures » quiconque n’a pas la possibilité de jouer son jeu ou refuse volontairement de s’y soumettre. Un système on ne peut plus opposé au « Règne des cieux » qui, précisément, met au centre les pauvres, comme le souligne la première béatitude (Matthieu 5,3 et surtout Luc 6,20 et 24). Pourquoi cette histoire n’aurait-elle pas une double signification ? Voyons comment elle peut résonner autrement…

Car si on lit le texte comme une parabole du « Royaume des cieux », si on la replace dans le contexte du chapitre 25 de Matthieu où est évoquée la « venue de Jésus » et la reddition finale des comptes, si l’on regarde non plus le maître mais les serviteurs, l’histoire acquiert un autre sens. Tout s’y joue dans la façon de recevoir le don et ce dont il est porteur. Ainsi, la parabole oppose deux comportements très différents. L’un consiste à se donner à faire, à travailler pour faire fructifier ce qui a été reçu. Le second consiste à le cacher, à le conserver passivement pour le rendre tel quel. Le premier est explicitement référé à la confiance : à la confiance du maître qui a remis ses biens correspond celle des serviteurs qui les font fructifier. Cette convergence dans la confiance est créatrice de joie. Quant au second, il est dicté par la peur. Et, à entendre le troisième serviteur, on comprend que cette peur est basée sur l’image qu’il se fait de son maître et qu’il tient pour vraie (« je savais… ») : à ses yeux, c’est un profiteur – mais si c’était vraiment le cas, ouvrir un compte d’épargne aurait été plus logique et plus prudent ! Selon lui, c’est un maître sans égard pour ses serviteurs… Et force est de constater que ce serviteur timoré sera traité selon cette image à laquelle il a réduit son maître. Une image fausse, à en croire ce qui se passe avec les deux premiers serviteurs.

Lue dans cette optique, la parabole devient l’histoire d’un don, celui de la vie, et donc aussi celle de dons différents car chaque être humain part dans la vie avec des dons qui lui sont propres : qui plus, qui moins. Ce don, on peut le recevoir avec la confiance qui pousse à prendre des risques et à s’employer à le faire fructifier. On peut le recevoir avec la méfiance qui engendre la peur et qui, finalement, laisse se perdre ce qui a été donné, paralyse la vie et éteint toute joie. De plus, l’attitude que l’on adopte par rapport au don, confiance joyeuse ou méfiance craintive, est intimement liée à la façon dont on voit le « maître », le dieu source de tout don. La confiance le donne à voir comme un dieu fondamentalement bienveillant, un être qui prend le risque de donner et fait confiance à celles et ceux à qui il donne. Mais à celui que la méfiance pousse à avoir peur, le même dieu apparaît comme un être dur et avide, qui attend l’homme au tournant, sans égard pour ses fragilités.

En réalité, notre façon de recevoir la vie trahit quelque chose de notre façon de voir Dieu. Et peut-être que celui-ci prend l’être humain au sérieux, jusqu’à se montrer à lui sous les traits qu’il lui prête : à celui qui a confiance en lui, il se montrera comme un dieu aimant qui donne sans compter ; aux yeux de celui qui se méfie et a peur, il ne sera jamais qu’un juge sans pitié.

Bible et liturgie

Commentaires des lectures du dimanche par André Wénin

L’Église ne sait pas ce qu’elle perd à négliger le Testament de la première Alliance…

Les textes qu’on lira sous cette rubrique ne sont pas des homélies. J’y propose plutôt un commentaire, à mi-chemin entre une analyse exégétique et une lecture attentive à la fois au texte biblique et à la réalité humaine qui est la nôtre.
La traduction des textes commentés (le plus souvent les passages de l’Ancien Testament et de l’évangile) est très souvent corrigée. La version liturgique est globalement insatisfaisante, en effet. Elle lisse le texte au point d’en gommer les difficultés, c’est-à-dire précisément les points où peut venir "s’accrocher" le commentaire parce qu’ils posent question. Quant au texte de l’Ancien Testament, il est fréquemment amplifié de manière à restaurer le passage dans son intégralité en vue du commentaire. 

André Wénin