Christ-Roi : 34ème dimanche ordinaire A

Temps liturgique: Temps ordinaire
Année liturgique: A
Date : 26 novembre 2023
Auteur: André Wénin

« Même si je vais dans des ravins d’ombre et de mort,
je ne crains aucun mal, car tu es avec moi »
(Psaume 23,4)

« C’est le Christ qui doit régner jusqu’au jour où Dieu aura mis sous ses pieds tous ses ennemis. Et le dernier ennemi qui sera anéanti, c’est la mort. » Dans ce bref texte de la 1re lettre aux Corinthiens (15,25-26), l’apôtre Paul explicite une dimension essentielle de sa foi : par la résurrection, le Christ a vaincu la mort, et cette victoire est destinée à s’accomplir pour toute l’humanité. Mais un peu plus haut, il a précisé deux choses : la mort dont il parle est celle « qui est venue par un homme » (v. 21), et ceux qui recevront la vie sont ceux « qui appartiennent au Christ » (v. 23). Il importe que la royauté – le pouvoir suprême – soit celle du Christ. Autrement, la mort régnera.

Pour Paul, l’expression la mort venue par un homme renvoie à ce qui est raconté à propos d’Adam. Dans le récit de la Genèse, l’être humain (c’est le sens du mot ’adam en hébreu) préfère écouter sa convoitise, le refus de tout manque, au mépris de la parole de Dieu. Or, que dit cette parole ? Elle invite l’être humain à accepter une juste limite pour que sa vie puisse s’épanouir loin des pièges de la mort. Un tel épanouissement passe par des relations harmonieuses avec autrui, et cela suppose qu’on lui ouvre une place où il peut être lui-même, dans sa différence et avec son mystère. C’est là la fonction de la limite. La refuser, ajoute Dieu, c’est choisir la mort.

Ainsi, la mort venue par un homme n’est pas le terme naturel de toute vie. C’est la mort qui consiste à empoisonner la vie à sa source, à la pourrir, à la détruire en écoutant la convoitise. Le contrepoison, c’est le message d’amour du Christ – de toute la Bible, devrais-je dire. Ceux qui appartiennent au Christ traquent le poison de la convoitise dans leur propre existence, cherchent à lui faire échec en lui préférant la parole de l’évangile. Ils font ainsi du Christ leur roi. Et la promesse de Dieu, selon Paul, c’est que « lors du retour du Christ », la « mort » sera définitivement anéantie, Christ sera roi de l’univers et remettra lui-même ce pouvoir souverain à son Père qui le lui a confié (1 Corinthiens 15,27-28). 

Dieu, bon berger (Ézéchiel 34,11-17[1])

Ainsi a dit le Seigneur Dieu : « Voici que moi-même, je prendrai soin de mon petit bétail, et je n’en occuperai. Comme un berger s’occupe de son petit bétail quand il est au milieu de ses brebis dispersées, ainsi je m’occuperai de mes brebis, et je les délivrerai de tous les endroits où elles ont été dispersées un jour de nuages et d’obscurité. [Je les ferai sortir d’entre les peuples, je les rassemblerai loin de ces pays et je les amènerai sur leur terre : je les ferai paître sur les monts d’Israël, près des cours d’eau et dans tous les lieux habités du pays. Dans un bon pâturage je les ferai paître, et sur les hauts monts d’Israël sera leur pacage. Là, elles se reposeront dans un bon pacage, elles paîtront un gras pâturage sur les monts d’Israël.] C’est moi qui ferai paître mon troupeau, moi qui le ferai reposer – oracle du Seigneur Dieu. La brebis perdue, je la chercherai ; l’égarée, je la ramènerai. La blessée, je la panserai. La malade, je lui rendrai des forces. Celle qui est grasse et vigoureuse, je la détruirai. Je les ferai paître avec justice. Quant à vous, mon petit bétail, ainsi a dit le Seigneur Dieu : voici que je vais juger entre bête et bête, entre les béliers et les boucs ».

Dans l’état où la liturgie le propose, le texte d’Ézéchiel a un message simple : Dieu est le bon pasteur de son peuple. Mais il va le juger. La suite vous intéresse ? Allez voir l’évangile du jour !… Une fois de plus, le censeur a frappé : il a réduit le passage d’Ézéchiel pour « coller » à l’évangile, s’il qu’il n’en a rien à cirer de ce que le prophète veut dire. Ce n’est que l’Ancien Testament, après tout. Qu’il ait ou non des choses intéressantes à dire, on s’en contre-fiche.

Voyons cela de plus près. Ézéchiel a connu la tragédie de l’exil à Babylone. C’est d’ailleurs là qu’il a été appelé à être prophète. À ses yeux, cette déportation consacre l’échec total de l’aventure de la royauté en Israël. Les rois ont conduit le peuple à la catastrophe. C’est ce qu’il expose au moyen d’un oracle où il commence par dénoncer ses rois comme de « mauvais pasteurs », recourant en cela à une métaphore courante. (La diatribe d’Ézéchiel aux v. 1-10 figure à la fin de ce document.) Les griefs que le prophète martèle avec insistance sont simples. Les rois ne se soucient que d’eux-mêmes au détriment du peuple, le « petit bétail » que Dieu leur a confié. Ils l’exploitent sans vergogne à leur seul profit, n’hésitant pas à le sacrifier ; ils ne se soucient pas des plus faibles qu’ils abandonnent à leur triste sort ; ils imposent leur pouvoir avec cruauté, puis laissent le peuple à lui-même qui ne peut que se disperser, sans protection aucune, à la merci de n’importe quel prédateur. Aussi, Dieu décide-t-il de le libérer de la tyrannie des rois et d’empêcher à tout jamais ceux-ci de l’exploiter honteusement. Les répétitions insistantes de ce passage traduisent à la fois le dépit de Dieu, son indignation et sa colère face à ces comportements qui le révoltent.

Ici s’insère l’extrait retenu comme lecture du jour. Dieu a donc repris la main en privant les rois de leur pouvoir. Que fera-t-il à présent ? Il va cesser de le déléguer à des humains pleins de convoitise qui ne pensent qu’à eux-mêmes : lui-même se fera le pasteur de son peuple. Il va arracher les gens à leur solitude et aux ténèbres où ils errent faute de soins, les libérer des lieux où ils sont des proies faciles, les ramener chez eux et en prendre soin avec sollicitude. Ici aussi, le texte se fait insistant par des répétitions (jugées inutiles par le censeur). C’est qu’il importe au prophète de souligner sans équivoque la bienveillance de ce dieu pasteur dont le comportement est aux antipodes de celui des rois bergers déchus. Et cela, avant de détailler la façon dont s’exerce sa prévenance : chercher la bête perdue, ramener l’égarée, panser la blessée, fortifier la malade…

Mais pourquoi celle qui est grasse et vigoureuse, je la détruirai ? (À nouveau, le censeur a modifié le texte et propose « je la garderai », délaissant l’original hébreu au profit de versions anciennes.) Pourquoi parler de faire paître avec justice et de juger – c’est-à-dire procéder à un tri – entre les bêtes ? Pour annoncer le texte de l’évangile de Matthieu ? Non, bien sûr. Pour comprendre ces mots, il faut lire la suite du texte (reprise au bas de ce document). On y découvre une évidence : quand le berger se moque du troupeau, la loi de la jungle s’installe et les « boucs et béliers », les mâles, les plus forts, imposent leur loi, écrasent les plus faibles. Si le roi s’impose par la force sans souci du peuple, les forts l’imitent et les petits trinquent. (Qui a dit que l’Ancien Testament n’était plus d’actualité ?) Aussi, pour le bien-être du peuple, il est aussi urgent qu’indispensable que Dieu fasse un peu de ménage.

Si, dans le troupeau, certaines bêtes sont malingres et d’autres plantureuses, ce n’est pas dû au hasard. C’est le résultat de l’injustice qu’impose la loi du plus fort ; le résultat du mépris, de l’arrogance, du « tout pour moi » (à nouveau la convoitise…) ; le résultat de la violence de celui qui veut toute la place, des bousculades et autres coups de cornes par lesquels il dicte sa loi. Quel bon berger soucieux du bien de tout le troupeau tolérerait de tels comportements ? Il en va de même au sein du peuple de Dieu. Voilà pourquoi un jugement s’impose. La même bienveillance qui anime Dieu quand il vient au secours de son peuple en chassant les rois l’anime aussi quand il vient en arbitre pour défendre le droit des petits, des écrasés, des exclus. Envers et contre tout, au sein de son peuple, il reste le dieu de l’exode qui libère l’opprimé et l’empêche d’être encore victime des prédateurs humains.

Si l’on se met à la place de la « brebis chétive » libérée du bélier qui la molestait et gâchait sa nourriture et son eau, on comprend mieux le psaume 23 que la liturgie invite à méditer (dans son intégralité pour une fois !) : Le Seigneur est mon berger : je ne manque de rien. Sur des prés d’herbe fraîche, il me fait reposer. Près des eaux du repos, il me mène. Il me fait revivre et me conduit par des chemins de justice pour l’honneur de son nom. Même si je vais dans des ravins d’ombre et de mort, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi : ton bâton me guide et me rassure. Tu prépares devant moi une table face à mes ennemis ; tu répands le parfum sur ma tête, ma coupe déborde ! Bonheur et grâce me suivent tous les jours de ma vie, et j’habiterai la maison du Seigneur pour la durée de mes jours.

Une dernière chose. La métaphore développée par Ézéchiel permet de mettre un contenu concret sur le thème évangélique du Royaume de Dieu (ou des cieux, chez Matthieu). L’expression recouvre une façon d’être conforme au désir du dieu « roi », « pasteur » : construire un vivre-ensemble où l’on se soucie du bien commun en prenant soin de chacun, à commencer par qui en a davantage besoin, en reconnaissant à chacun sa place, en veillant à ce que la justice s’impose à chacun pour le bien-être de tous. De ce vivre-ensemble seront bannies l’arrogance, l’exclusion, l’humiliation, la violence, et le respect mutuel nourrira la confiance. Pour Jésus, se mettre au diapason de ce « royaume » qui s’approche avec lui, suppose de changer de mentalité, de façon de voir la vie (voir Matthieu 4,17). 

Un « jugement dernier » ? (Matthieu 25,31-46)

L’enseignement que le Jésus de Matthieu dispense aux disciples se poursuit : après les paraboles des dix jeunes filles et des talents, il conclut par une quasi-parabole, dont l’image est inspirée par la métaphore du prophète Ézéchiel : en effet, le berger qui trie son troupeau est aussi un « roi ». Par rapport au jugement qu’évoque le prophète, celui-ci va plus loin. Chez Ézéchiel, en effet, il consiste à dénoncer la méchanceté, et appelle donc le lecteur à éviter tout comportement semblable vis-à-vis d’autrui. Chez Matthieu, ce jugement promeut des actions en faveur des plus faibles comme essentielles pour « appartenir au Christ », comme dit l’apôtre Paul.

Quand le fils de l’humain viendra dans sa gloire, et tous les anges avec lui, alors il siégera sur son trône de gloire. Toutes les nations seront rassemblées devant lui ; il les séparera les uns des autres, comme le berger sépare les brebis des chèvres : il placera les brebis à sa droite, et les chèvres à gauche.

Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : « Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume préparé pour vous depuis la fondation du monde. Car j’avais faim, et vous m’avez donné à manger ; j’avais soif, et vous m’avez abreuvé ; j’étais étranger, et vous m’avez accueilli, ou nu et vous m’avez habillé, malade et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venus vers moi ! » Alors les justes lui répondront : « Seigneur, quand t’avons-nous vu affamé et t’avons-nous nourri ? avoir soif, et t’avons-nous abreuvé ? Quand t’avons-nous vu étranger, et t’avons-nous accueilli ? être nu et t’avons-nous habillé ? Quand t’avons-nous être malade ou en prison, et sommes-nous venus vers toi ? » Et le roi leur répondra : « Amen, je vous dis : chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ».

Alors il dira à ceux qui seront à sa gauche : « Partes loin de moi, vous les maudits, vers le feu éternel préparé pour le diable et ses anges. Car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’avais soif, et vous ne m’avez pas abreuvé ; j’étais étranger, et vous ne m’avez pas accueilli ; nu, et vous ne m’avez pas habillé ; malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité ». Alors ils répondront, eux aussi : « Seigneur, quand t’avons-nous vu affamé ou assoiffé ou nu ou étranger ou malade ou en prison, et ne t’avons-nous pas servi ? » Il leur répondra : « Amen, je vous dis : chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, c’est à moi que vous ne l’avez pas fait ». Et ils s’en iront, ceux-ci vers un châtiment éternel, et les justes, vers une vie éternelle.

Selon la vision de Daniel au chapitre 7 du livre qui porte ce nom, le « Fils de l’humain » est celui que Dieu investit pour procéder au jugement. Or, juger, c’est d’abord et avant tout dévoiler (ou établir) la vérité des faits et des personnes impliquées. Cette vérité, en effet, est souvent enchevêtrée dans la complexité de la vie, ou cachée sous des apparences plus ou moins fallacieuses. En outre, situer le jugement à la fin du monde est une manière de révéler ce qui fait vraiment la différence, ce qui est essentiel « en dernière instance » pour l’avenir de la personne et de l’humanité. La parable porte donc moins sur la fin que sur le présent, où se jouent le sens et la réussite de l’existence.

Que révèle donc le jugement mis en scène par le Jésus de Matthieu ? Il révèle essentiellement la vérité des « brebis » et des « chèvres », cachée au creux de la vie : ce que la personne a fait en faveur des affamés, des sans vêtement, des étrangers, des malades, des prisonniers touche directement le roi, le berger, le fils du Père. Il est tellement proche des « petits », en effet, que se faire proche de ces frères, c’est le rejoindre lui. Et c’est là une autre réalité que le jugement révèle : les priorités de Dieu lui-même. Ce qui est décisif pour l’épanouissement de l’être humain et son véritable bonheur, ce n’est pas l’orthodoxie à laquelle le lecteur de Matthieu peut s’attendre, après tous les débats auxquels il a assisté entre Jésus et les autorités religieuses. C’est l’amour des petits, la proximité avec celles et ceux qui attendent que leurs besoins essentiels soient rencontrés.

Les rois d’Israël, bergers dégénérés (Ézéchiel 34,1-10)

Il y eut une parole du Seigneur pour moi : Fils d'homme, prophétise sur les bergers d'Israël, prophétise et dis-leur, aux bergers : Ainsi a dit le Seigneur Dieu : Malheur aux bergers d’Israël qui se paissent eux-mêmes ! N'est-ce pas le petit bétail que les bergers doivent paître ? La graisse (des bêtes), vous la mangiez ; la laine, vous vous en revêtiez. La bête dodue, vous l’égorgiez ; les brebis, vous ne les paissiez pas. Les bêtes faibles, vous ne les fortifiiez pas, la malade, vous ne la soigniez pas, la blessée, vous ne la pansiez pas, l’égarée vous ne la rameniez pas, la perdue, vous ne la cherchiez pas ; c’est par la force que vous les avez soumises, et avec cruauté. Elles se sont dispersées en l’absence de berger et elles ont servi de nourriture à toutes les bêtes sauvages, et elles se sont dispersées. Mon petit bétail errait sur toutes les montagnes et sur toutes les hautes collines ; sur toute la surface du pays mes brebis se sont dispersées, mais personne pour s’en préoccuper, mais personne pour les chercher.

C’est pourquoi, bergers, écoutez la parole du Seigneur ! Aussi vrai que je suis vivant, oracle du Seigneur Dieu, puisque mon petit bétail est devenu un objet de pillage, que mon petit bétail a servi de nourriture pour toutes les bêtes sauvages, faute de berger ; puisque mes bergers ne se sont pas préoccupés de mon petit bétail, puisqu’ils se paissaient eux-mêmes, mais que mon petit bétail, ils ne le paissaient pas – pour cela, bergers, écoutez la parole du Seigneur ! Voici ce qu’a dit le Seigneur Dieu : Me voici face aux bergers : je me préoccupe d’aller chercher mon petit bétail dans leur main, je ne les laisserai plus paître mon petit bétail ; les bergers ne les paîtront plus eux-mêmes. J'arracherai mon petit bétail de leur bouche et il ne leur servira plus de nourriture.

Le jugement des brebis (Ézéchiel 34,17-22)

Quant à vous, mon petit bétail, ainsi a dit le Seigneur Dieu : voici que je vais juger entre bête et bête, entre les béliers et les boucs. Cela ne vous suffit-il pas de brouter le bon pâturage, que vous piétiniez le reste du pâturage ? Cela ne vous suffit-il pas de boire une eau claire, que vous salissiez le reste avec vos pieds ? Et mon petit bétail brebis doit paître ce que vous avez piétiné, il doit boire ce que vos pieds ont sali ! C'est pourquoi, ainsi leur a dit le Seigneur Dieu : Me voici, et je vais juger entre bête grasse et bête maigre. Puisque du flanc et de l'épaule vous avez bousculé, puisque de vos cornes vous avez frappé toutes les chétives jusqu’à les disperser au dehors, je porterai secours à mes brebis, qu’elles ne soient plus objet de pillage. Je vais juger entre bête et bête !

[1] Lecture complétée. Le censeur a supprimé les v. 13-14 (entre crochets ci-dessus).

Bible et liturgie

Commentaires des lectures du dimanche par André Wénin

L’Église ne sait pas ce qu’elle perd à négliger le Testament de la première Alliance…

Les textes qu’on lira sous cette rubrique ne sont pas des homélies. J’y propose plutôt un commentaire, à mi-chemin entre une analyse exégétique et une lecture attentive à la fois au texte biblique et à la réalité humaine qui est la nôtre.
La traduction des textes commentés (le plus souvent les passages de l’Ancien Testament et de l’évangile) est très souvent corrigée. La version liturgique est globalement insatisfaisante, en effet. Elle lisse le texte au point d’en gommer les difficultés, c’est-à-dire précisément les points où peut venir "s’accrocher" le commentaire parce qu’ils posent question. Quant au texte de l’Ancien Testament, il est fréquemment amplifié de manière à restaurer le passage dans son intégralité en vue du commentaire. 

André Wénin