Premier dimanche de l'Avent B

Temps liturgique: Avent
Année liturgique: B
Date : 3 décembre 2023
Auteur: André Wénin

 

« Dieu est fidèle, lui qui vous a appelés
à vivre en communion avec son Fils, Jésus Christ notre Seigneur. »

(1re Lettre aux Corinthiens 1,9)

Rester éveillé (Marc 13,33-37)

[Jésus disait à ses disciples :] « Prenez garde, restez en éveil : car vous ne savez pas quand c’est le moment. C’est comme un homme parti à l’étranger : en quittant sa maison, il a donné tout pouvoir à ses serviteurs, fixé à chacun son travail, et ordonné au portier de rester éveillé. Restez donc éveillés, car vous ne savez pas quand le maître de la maison arrive, le soir ou à minuit, au chant du coq ou le matin ; s’il arrive à l’improviste, il ne faudrait pas qu’il vous trouve endormis. Ce que je vous dis, je le dis à tous : restez éveillés ! »

Chaque année, l’invitation à la vigilance est au cœur du passage d’évangile retenu pour le 1er dimanche de l’Avent. Celui qui a été choisi dans l’évangile de Marc constitue la fin d’un long discours de Jésus qui commence par l’annonce de la destruction du temple de Jérusalem. Les disciples interrogent alors Jésus : quand cela aura-t-il lieu et comment saura-t-on que le moment est arrivé ? Jésus lance alors une série d’avertissements et il évoque ce qui va venir. Clairement inspirée d’événements intervenus au cours du 1er siècle de notre ère, cette évocation est aussi à l’image de l’histoire universelle. Elle est jalonnée de guerres entre nations, de calamités naturelles (séismes, famines), de persécutions haineuses contre les croyants, de familles déchirées, etc. C’est dans ce contexte qu’il s’agit de tenir, de persévérer dans la foi (Marc 13,3-13). Ces aléas de l’histoire ne sont cependant pas le début de la fin. Une grande détresse s’annonce, et des « messies » en profiteront pour se présenter en sauveurs. Ce sont des imposteurs. Aussi faut-il rester sur ses gardes pour éviter de se laisser séduire par ces abuseurs qui ne cherchent qu’à égarer. Quant à la fin, elle viendra en son temps : quand le Fils de l’homme viendra rassembler les justes (v. 14-27).

À entendre ces paroles, on se dit que tout cela est pour des temps lointains, que cela ne nous concerne pas. Mais Jésus ajoute : « Cette génération ne passera pas que tout cela n’arrive », à un moment que nul ne connaît. Chacun est donc directement concerné. D’où l’appel à rester éveillé, et la petite parabole qui fait l’objet de la lecture de ce dimanche.

Faudrait-il donc distinguer les événements de l’histoire universelle qui prendra fin un jour et ce qui peut se passer dans l’histoire personnelle de chacun ? Cette histoire personnelle s’inscrit dans le monde troublé que Jésus décrit, un monde émaillé de conflits, de déchirements, de fléaux, de haine, de violences de toutes sortes. C’est bien là le pain quotidien de l’humanité. Pour Jésus, ce n’est cependant que l’arrière-plan, l’écume des jours. Cependant, sa dureté risque de capter toute l’atten­tion, au point de faire oublier que l’essentiel se joue ailleurs, dans la « venue du maître de maison » ou du « Fils de l’homme ». Cette venue, cette irruption de Jésus au cœur de l’existence peut survenir à tout moment. Et ce n’est pas pour la mort qu’il vient, mais au contraire pour la vie. Cette venue, c’est le moment où le sujet naît à ce qu’il est vraiment, à ce qu’il est en vérité aux yeux de Dieu ; le moment où sa vie bascule et trouve son sens, sa direction. Un moment à saisir, et que l’on risque de rater si l’on se laisse happer par les malheurs du temps, détourner par les messies de pacotille ou endormir par l’insouciance ambiante. D’où l’invitation pressante « à tous » : restez en éveil, gardez l’œil ouvert sur l’essentiel et soyez comme un guetteur, prêt à saisir la grâce quand elle passe…

En m’appuyant sur le début du texte du prophète Isaïe proposé dans la première lecture (en lisant tout et pas seulement les extraits retenus par le censeur), je tente de développer un peu ce que je viens de dire. Mais le texte du prophète n’est pas des plus simples…

Errance et espoir (Isaïe 63,16–64,1 ; 64,2-8)

C’est toi [Seigneur], notre père. Car Abraham ne nous connaît pas et Israël ne nous reconnaît pas. C’est toi, Seigneur, notre père ; ton nom, c’est « Notre rédempteur depuis toujours ». Pourquoi, Seigneur, nous laisses-tu errer hors de tes chemins ? Pourquoi endurcir notre cœur pour qu’il cesse de te craindre ? Reviens, à cause de tes serviteurs, des tribus qui t’appartiennent. C’est pour peu de temps que ton peuple saint a possédé (le pays) ; nos adversaires ont piétiné ton sanctuaire. Nous sommes depuis toujours ceux dont tu n’es pas le souverain, ceux sur qui ton nom n’est pas prononcé. Si seulement tu déchirais le ciel, si tu descendais : devant toi les montagnes seraient ébranlées – comme un feu enflamme les buissons ou fait bouillir de l’eau –, pour faire connaître ton nom à tes adversaires. Devant toi les nations trembleraient. 

Dans ce passage, le prophète s’exprime au nom de son peuple. Pour Israël, seul le Seigneur est un « père » (celui qui donne la vie) et un « rédempteur » (le membre de la famille qui doit venir au secours d’un proche en difficulté, criblé de dettes, dépouillé, esclave…). Dieu est son seul « père », car ses ancêtres Abraham et Jacob (l’autre nom d’Israël) ne le reconnaissent plus. Pourquoi ? Parce que le peuple s’est éloigné de ce qu’ont été ces pères : il s’égare loin des chemins de Dieu, il a le cœur endurci, il a perdu le pays que Dieu lui a donné, il a laissé ses ennemis détruire le temple. Aux yeux des Israélites, c’est comme si Dieu n’avait jamais été leur souverain, comme si le nom du Seigneur ne leur avait pas été donné, comme le nom d’un père est donné à son fils.

En réalité, ce n’est pas exactement ce que dit Isaïe. Celui-ci, en effet, reprend les mots par lesquels Israël exprime sa situation d’aliénation. Le peuple est devenu tellement étranger à lui-même qu’il va jusqu’à incriminer Dieu de ses malheurs : « Tu nous laisses errer, tu endurcis notre cœur ; c’est toi qui es loin ; tu nous as donné un pays, mais pour peu de temps, jusqu’à ce que des ennemis profanent le lieu de ta présence… En fait, tu n’en as rien à faire de nous ! Et si tout ceci n’est pas vrai, si tu es notre “père” et que tu veux notre vie, montre-le-nous par un signe spectaculaire qui montre de quel côté tu es ». Quand Israël incrimine Dieu pour les malheurs qu’il subit, il exprime sa propre vérité d’être souffrant. Ayant perdu pied, pour ne pas se noyer, il se donne une explication qui trahit sa conscience d’être une victime et son espoir d’en sortir. Et c’est vrai qu’il est une victime. Mais le responsable n’est pas Dieu qui, en changeant d’attitude, pourrait changer tout cela. Non. La cause de cette situation, c’est « l’errance hors des chemins » de Dieu, des chemins du « père ».

Cette errance, elle est le lot de tout être humain dans sa condition «naturelle» (culturelle, en fait). Tout humain naît dans un contexte (social, familial) où les autres nourrissent pour lui attentes, projets, désirs plus ou moins conscients. Il grandit dans l’évidence qu’il lui faut se conformer à ces attentes, que ces projets et ces désirs sont les siens. Si cela devient trop pesant, il se rebelle, légitimement, mais sans voir que la rébellion ne fait qu’inverser la dépendance en contre-dépendance, et que ce sont donc toujours les modèles d’autrui qui le déterminent. C’est de cela qu’il lui faut se libérer pour devenir la personne unique qu’il est aux yeux de Dieu : ainsi, Abraham a renoncé au confort consistant à être ce que son père exigeait qu’il soit ; Jacob a compris que le désir de sa mère pour lui l’entraînait dans des conflits stériles. C’est l’entrée de Dieu dans leur histoire – c’est du moins ce que raconte le récit biblique – qui leur a permis de rompre avec le rôle qui leur avait été assigné, pour trouver peu à peu leur singularité de personne unique. En cela, Dieu s’est montré père : en leur donnant de naître à eux-mêmes. (Il faudrait lire patiemment la Genèse pour montrer tout ceci.) D’où l’importance de l’invitation évangélique à rester éveillé pour ne pas rater le moment où Dieu vient…

Pour revenir à Isaïe, l’errance dont le peuple se lamente n’a donc pas vraiment de responsable. Et ce n’est certainement pas Dieu qui en est la cause. C’est simplement que le peuple ne connaît pas le chemin de ses pères Abraham et Jacob. Pas encore, en tout cas. Mais quand il se plaint de cette situation et accuse Dieu d’en être responsable, il exprime déjà qu’il espère autre chose, qu’il désire que Dieu se montre « père » et « rédempteur », qu’il intervienne enfin clairement.

Le prophète poursuit alors, toujours en parlant au nom du peuple :

Quand tu as fait des prodiges que nous n’attendions pas, tu es descendu : les montagnes ont été ébranlées devant toi. Jamais on n’a entendu, on n’a ouï dire, nul œil n’a vu un autre dieu que toi agir ainsi pour celui qui compte sur lui. Tu vas à la rencontre de celui qui se réjouit de pratiquer la justice, qui se souvient de toi en suivant tes chemins. Voici que tu t’es irrité : nous avions dévié, alors que c’est sur eux (tes chemins) que, toujours, nous pourrions être sauvés.

Le lien entre cette partie et ce qui précède n’est pas clair. Voici comment je comprends. Après que le peuple s’est lamenté de ses malheurs, il a exprimé son souhait de voir Dieu intervenir pour le sauver : Si seulement tu déchirais le ciel, si tu descendais : devant toi les montagnes seraient ébranlées – comme un feu… Ces images lui rappellent une intervention passée de Dieu. Un jour, à la surprise générale, il est descendu, il a ébranlé les montagnes, s’est manifesté dans un feu : c’était au Sinaï, quand il est descendu pour faire alliance avec Israël. En se le remémorant, le peuple reconnaît un événement unique dans l’histoire : seul son Seigneur a agi ainsi ! À l’époque, Israël a appris que son dieu vient au-devant de ceux qui pratiquent la justice et suivent ses chemins. Mais quand Dieu voit que le peuple s’en détourne, cela le fâche, car le peuple se prive ainsi du salut, de la vie qu’il veut pour lui. Ce souvenir change alors le regard du peuple sur sa situation présente :

Nous tous, nous sommes comme des gens impurs, et tous nos actes justes sont comme des habits souillés. Nous tous, nous sommes desséchés comme du feuillage, et notre faute, comme le vent, nous emporte. Personne n’invoque ton nom, ne s’éveille pour s’attacher fermement à toi. Aussi tu nous as caché ton visage, tu nous as fait mollir au moyen de notre faute.

Alors que le peuple rendait Dieu responsable de sa situation, le voilà qu’il fait son mea culpa. Il se croyait juste, sans reproche, pure victime d’un malheur injuste ? Rien n’est plus faux ! S’il est desséché comme une feuille balayée par le vent, il ne doit s’en prendre qu’à lui-même. C’est lui qui est loin de Dieu, qui oublie de l’invoquer et de s’attacher à lui. En témoigne le fait qu’il l’accuse de son malheur. Dans ces conditions, quoi de plus normal que Dieu se cache et laisse le peuple aux prises avec les conséquences de sa faute ? Quelle faute ? Selon l’interprétation que je propose plus haut, cette faute consiste à accuser Dieu d’être responsable d’une errance qui n’est la faute de personne puisque c’est, au départ, la situation de tout humain. Mais incriminer Dieu, c’est l’enfermer dans un rôle qui n’est pas le sien et s’interdire de voir que c’est justement au cœur de cette errance qu’il peut survenir pour y mettre fin et orienter l’être sur la voie qui lui est propre, comme Abraham et Jacob.

Mais maintenant, Seigneur, c’est toi notre père. Nous sommes l’argile, c’est toi qui nous façonnes: nous tous, nous sommes l’ouvrage de ta main. Ne t’irrite pas à l’excès, Seigneur, ne te rappelle pas indéfiniment notre faute. Regarde donc : ton peuple, c’est nous tous.

Une fois que le peuple a admis sa faute, une autre attitude devient possible : reconnaître que Dieu est un père en ce qu’il peut faire naître un sujet à lui-même, un peuple à lui-même ; être disponible à se laisser modeler selon le désir de Dieu, plutôt que par le désir ou les attentes d’autres humains ; rester en éveil pour être prêt quand il viendra à son heure.

Bible et liturgie

Commentaires des lectures du dimanche par André Wénin

L’Église ne sait pas ce qu’elle perd à négliger le Testament de la première Alliance…

Les textes qu’on lira sous cette rubrique ne sont pas des homélies. J’y propose plutôt un commentaire, à mi-chemin entre une analyse exégétique et une lecture attentive à la fois au texte biblique et à la réalité humaine qui est la nôtre.
La traduction des textes commentés (le plus souvent les passages de l’Ancien Testament et de l’évangile) est très souvent corrigée. La version liturgique est globalement insatisfaisante, en effet. Elle lisse le texte au point d’en gommer les difficultés, c’est-à-dire précisément les points où peut venir "s’accrocher" le commentaire parce qu’ils posent question. Quant au texte de l’Ancien Testament, il est fréquemment amplifié de manière à restaurer le passage dans son intégralité en vue du commentaire. 

André Wénin