Deuxième dimanche du temps ordinaire

Temps liturgique: Temps ordinaire
Année liturgique: B
Date : 14 janvier 2024
Auteur: André Wénin

« Votre corps est un sanctuaire de l’Esprit Saint,
lui qui est en vous et que vous avez reçu de Dieu. »

(1re lettre aux Corinthiens 6,19)

Le Seigneur appelle Samuel (1er livre de Samuel, 3,3b-10.19)

Ce jour-là, le jeune Samuel était couché dans le temple du Seigneur à Silo, où se trouvait l’arche de Dieu. Le Seigneur appela Samuel, qui dit : « Me voici ! » Il courut vers le prêtre Éli, et il dit : « Me voici, puisque tu m’as appelé. » Éli répondit : « Je n’ai pas appelé. Retourne te coucher » et il alla se coucher. De nouveau, le Seigneur appela encore Samuel. Et Samuel se leva. Il alla vers Éli et dit : « Me voici, puisque tu m’as appelé. » Éli dit : « Je n’ai pas appelé, mon fils. Retourne te coucher ». Or, Samuel ne connaissait pas encore le Seigneur, et la parole du Seigneur ne lui avait pas encore été révélée. De nouveau, le Seigneur appela Samuel la troisième fois, et il se leva et alla vers Éli, et il dit : « Me voici, puisque tu m’as appelé. » Alors Éli comprit que c’était le Seigneur qui appelait l’enfant et il lui dit : « Va te recoucher, et si on t’appelle, tu diras : “Parle, Seigneur, ton serviteur écoute.” » Samuel alla et il se coucha à sa place. Le Seigneur vint, il se tint là et il appela comme les autres fois : « Samuel ! Samuel ! » Et Samuel dit : « Parle, ton serviteur écoute. » […]

Samuel grandit. Le Seigneur était avec lui, et il ne laissa aucune de ses paroles sans effet.

Voici un bref récit tout au plus anecdotique. Dieu appelle Samuel. Le garçon se méprend, mais il a des excuses : c’est la première fois. D’ailleurs, il est diligent, réagit à l’instant même et fait preuve de patience vis-à-vis d’un vieux prêtre lent à comprendre ce qui se passe. Quand il saisit enfin, il met Samuel sur la piste et le contact s’établit avec Dieu. Le garçon invite celui-ci à parler… mais on ne saura pas ce que le Seigneur lui dit, ni même en vue de quoi il l’appelle de façon aussi patiente qu’insistante… C’est que, conforme à ses (mauvaises) habitudes, le censeur a largement amputé le récit et l’a privé de son contexte. C’est que l’histoire racontée dans la Bible est autrement plus forte. Elle aurait même des relents d’anticléricalisme. (Ceci explique cela ?)

Résumons le contexte. L’histoire se passe à Silo, le sanctuaire où se trouve l’arche de Dieu, qui, depuis que Moïse l’a fait fabriquer, est le lieu où le Seigneur se rend présent et parle à son peuple. Depuis quelques années, le jeune Samuel réside dans ce sanctuaire. C’est sa mère Anne qui, en quelque sorte « a eu la vocation » pour lui quand elle l’y a amené très jeune suite à un vœu. Là, Samuel est au service de Dieu, tandis que le sacerdoce est exercé par le prêtre Éli assisté de ses deux fils. (Dans l’Ancien Testament, la charge de prêtre est héréditaire.) Totalement dévoyés, les fils d’Éli méprisent les pèlerins et profitent honteusement de ce que ceux-ci offrent à Dieu (1 Samuel 2,12-18). Ils vont jusqu’à abuser sexuellement de femmes en service autour du temple (verset 22 – rien de nouveau sous le soleil ?). Leur père Éli est mécontent, mais c’est un faible : il se contente de leur adresser des reproches mais n’intervient pas pour faire cesser leurs agissements. Le Seigneur envoie alors un prophète à Éli pour l’informer qu’ils sont allés trop loin : aussi, c’en est fini de cette lignée sacerdotale. Les prêtres en charge vont périr et Dieu suscitera à leur place un prêtre fidèle selon son cœur.

C’est ici qu’intervient la scène retenue pour ce dimanche. Elle commence par situer les personnage (passage zappé par le censeur) : « Le jeune Samuel servait le Seigneur en présence d’Éli. Mais la parole du Seigneur était rare en ces jours-là, aucune vision ne se produisait » (v. 1), comme si l’infidélité des prêtres faisait obstacle à ce que Dieu se fasse proche de son peuple. « Or, ce jour-là, Éli était couché à sa place ; ses yeux commençaient à décliner et il ne pouvait plus voir. Pourtant la lampe de Dieu n’était pas encore éteinte. Quant à Samuel, il était couché dans le temple du Seigneur où se trouve l’arche de Dieu » (v. 2-3). Une opposition se dessine ici : d’un côté, le vieux prêtre couché à sa place, presque aveugle (pas seulement physiquement, on le verra bientôt) ; de l’autre, le jeune desservant couché à proximité de l’arche de Dieu. Entre les deux : la lampe indiquant le lieu où Dieu peut se rendre présent, lampe qui risque de s’éteindre bientôt. Seul Samuel est éclairé par cette flamme vacillante alors qu’Éli est plongé dans le noir.

La scène des trois appels infructueux souligne à nouveau l’opposition entre les deux personnages. D’une part, Samuel fait preuve d’une disponibilité à toute épreuve, même s’il se méprend sur l’origine des appels qu’il perçoit. Croyant qu’ils viennent du vieux prêtre, il se précipite à son chevet, et sa réponse trois fois répétée (« Me voici, puisque tu m’as appelé ») manifeste à la fois sa diligence, son respect et sa patience vis-à-vis de celui qu’il pourrait prendre pour un vieillard gâteux. La parenthèse insérée après le deuxième appel a toute son importance : « Samuel ne connaissait pas encore le Seigneur, et la parole du Seigneur ne lui avait pas encore été révélée ». D’une part, elle dédouane le jeune Samuel : il se méprend parce qu’il n’a pas encore bénéficié d’un contact personnel avec un dieu dont les manifestations sont plus que rares. Il ne peut donc identifier l’origine de l’appel qu’il entend. D’autre part, elle suggère l’aveuglement du vieux prêtre qui devrait connaître le Seigneur. Mais même quand Samuel lui dit avoir été appelé une seconde fois, il est incapable de comprendre que c’est Dieu qui se manifeste. Le manège se répète « la troisième fois » (un mot « oublié » dans la version liturgique), et Samuel se rend à nouveau près d’Éli. Cette fois, le vieillard comprend enfin…

« La troisième fois ». Quiconque connaît un peu les contes sait que des choses y vont souvent par trois, la troisième fois étant fréquemment la bonne, et donc la dernière. Ici, au troisième appel du Seigneur, « le franc d’Éli tombe » enfin. Mais n’est-ce pas trop tard ? La lampe de Dieu ne va-t-elle pas s’éteindre à jamais par la faute d’un vieux prêtre aveugle, incapable d’encore reconnaître son dieu ? Le Seigneur a appelé trois fois : le fera-t-il une quatrième ? Éli semble le croire puisqu’il dit indirectement à Samuel que c’est sans doute le Seigneur qui appelle, en lui conseillant de l’inviter à parler et de se dire prêt à l’écouter. Dieu ne se laisse pas arrêter par les lenteurs coupables du prêtre : il s’approche et appelle, et cette fois, on l’entend répéter le nom du garçon, « Samuel, Samuel ». Quand celui-ci répond, il ne reprend pas tout à fait les mots qu’Éli lui a conseillé de dire : il ne dit pas « Seigneur », comme s’il n’osait pas identifier celui qui l’appelle et qu’il ne connaît pas.

Répondant à l’invitation de Samuel « Parle… », le Seigneur lui communique une information qu’Éli connaît déjà, à savoir que sa maison sacerdotale est condamnée sans appel, car sa faute est telle qu’elle est impossible à expier (v. 11-14). Dieu ne confie aucune mission à Samuel : il se contente de le mettre au courant de ce qu’il a décidé et qui aura bientôt lieu. Samuel se recouche alors. Le lendemain matin, reprenant son service, « il ouvrit les portes de la maison du Seigneur » (v. 15a), un geste a forte portée symbolique : en ouvrant ces portes, le jeune Samuel rend à nouveau possible la communication entre le Seigneur et son peuple. Cela dit, le récit le précise : Samuel est dans ses petits souliers car il redoute de devoir parler de son expérience nocturne à Éli. Et on le comprend puisqu’on connaît la teneur de la parole qu’il a reçue. Mais

Éli appela Samuel et dit : « Samuel, mon fils », et il dit : « Me voici ». Et [Éli] dit : « Quelle est la parole que l’on t’a dite ? Je te prie, ne me le cache pas ! Que Dieu amène le malheur sur toi, et pire encore, si tu me caches un mot de toute la parole que l’on t’a adressée ! » Alors Samuel l’informa de toutes les paroles sans rien lui cacher. Et [Éli] dit : « C’est bien le Seigneur ! Qu’il fasse ce qui est bien à ses yeux ».

Après ce qui s’est passé pendant la nuit, Éli sait que le garçon a sans doute reçu une parole du Seigneur. Et, si c’est le cas, il tient à savoir laquelle. Mais sa façon de poser la question est aussi insistante que bizarre : d’une part, il menace Samuel des pires malheurs s’il ose faire de la rétention d’information, mais d’autre part, il ne nomme pas celui qui a parlé à Samuel. En réponse, celui-ci répète tout ce qu’on lui a dit, mais il n’identifie pas non plus la source du message. Or, en entendant le rapport du garçon, Éli s’entend confirmer la condamnation que le prophète lui a déjà communiquée de la part de Dieu. Pour lui, il n’y a plus de doute. Aussi dit-il à Samuel : « C’est bien le Seigneur (qui t’a parlé) ». C’est bien le Seigneur qui appelait Samuel, comme il l’avait finalement compris pendant la nuit. Cette déclaration d’Éli est capitale : disqualifié et condamné, le vieux leader religieux authentifie l’expérience du garçon et reconnaît que c’est désormais par lui que Dieu se manifestera au peuple. La lampe de Dieu qui vacillait à cause de la faute des prêtres pourra briller à nouveau pour Israël à travers Samuel.

Pourtant, Samuel ne sera pas le prêtre fidèle annoncé à Éli. Il sera plutôt un prophète, comme si ce n’était plus à travers le culte que Dieu entendait se faire proche d’Israël, mais au moyen d’une parole vivante. C’est sur cela que la finale de l’épisode insiste : « Samuel grandit, tandis que le Seigneur était avec lui. Et il ne laissa aucune de ses paroles sans effet, et Israël tout entier sut que Samuel était accrédité comme prophète du Seigneur. Et le Seigneur continua à apparaître à Silo, car le Seigneur se révélait à Samuel à Silo au moyen de la parole du Seigneur » (v. 19-21). Ainsi, ce n’est pas seulement un jeune garçon plein de zèle, disponible et capable d’écoute qui remplace un vieux prêtre aveugle, lent à la détente et résigné. C’est aussi la parole vivante qui prend la place du culte comme lieu où Dieu manifeste sa présence au milieu de son peuple. Et la répétition à cinq reprises du mot « Seigneur » fait contraste avec le début du récit qui enregistre que « la parole du Seigneur était rare en ces jours-là ». Il fallait que le contact s’établisse entre Dieu et Samuel pour que la parole du Seigneur revienne habiter le présent du peuple.

Lu de cette façon, le récit de la « vocation de Samuel » prend de l’ampleur. Il raconte que les institutions, aussi sacrées soient elles, ne sont jamais à l’abri de la faillite, car les personnes qui les incarnent sont susceptibles de les ruiner – ne fût-ce que par lassitude ou par faiblesse. Des ruptures sont alors nécessaires, des changements de cap, la disparition de ce qui a vieilli et l’émergence de formes qui sauront rendre l’essentiel à nouveau accessible. Ici, le culte, les rites, les prêtres sont devenus incapables de permettre l’accès au dieu qui veut la vie : aussi, celui-ci les délaisse et trouve un autre moyen d’établir le contact pour que la vie puisse circuler à nouveau entre lui et son peuple : une parole prophétique qui révèle son vrai visage.

L’appel des premiers disciples (Jean 1,35-42)

Jean [le Baptiste] se trouvait avec deux de ses disciples. Posant son regard sur Jésus qui marchait, il dit : « Voici l’Agneau de Dieu. » Les deux disciples, l’entendant parler, accompagnèrent Jésus.

Se retournant, Jésus vit qu’ils l’accompagnaient, et leur dit : « Que cherchez-vous ? » Ils lui dirent : « Rabbi (ce qui veut dire : Maître), où demeures-tu ? » Il leur dit: « Venez, et vous verrez ». Ils allèrent donc, virent où il demeurait et restèrent près de lui ce jour-là. C’était environ la dixième heure.

André, le frère de Simon-Pierre, était l’un des deux disciples qui avaient entendu la parole de Jean et avaient accompagné Jésus. Il trouve d’abord son propre frère Simon et lui dit : « Nous avons trouvé le Messie (ce qui veut dire Christ) ». Il l’amena à Jésus. Posant son regard sur lui, Jésus dit : « Tu es Simon, le fils de Jean ; tu t’appelleras Kèphas (ce qui veut dire Pierre) ».

Avant de commenter ces quelques versets, je propose de lire ceux qui ont été retenus pour le 3e dimanche ord. B (dimanche prochain), où Marc propose une autre version du même « événement ».

Des pêcheurs d’hommes (Marc 1,14-20) = 3e ord. B

Après que Jean [le Baptiste] ait été livré, Jésus partit pour la Galilée proclamer l’Évangile de Dieu. Il disait : « Les temps sont accomplis : le règne de Dieu s’est fait proche. Convertissez-vous et croyez à l’Évangile ».

Passant le long de la mer de Galilée, il vit Simon et André, le frère de Simon, en train de jeter les filets dans la mer, car c’étaient des pêcheurs. Il leur dit : « Venez à ma suite. Je vous ferai pêcheurs d’humains. » Aussitôt, laissant leurs filets, ils l’accompagnèrent. S’avançant un peu, il vit Jacques, fils de Zébédée, et son frère Jean : dans la barque, ils réparaient les filets. Aussitôt, il les appela et laissant leur père Zébédée dans la barque avec ses ouvriers, ils allèrent à sa suite.

Cette scène double relate les toutes premières actions de Jésus dans l’évangile de Marc. Elle suit directement le baptême de Jésus. Celui-ci semble prendre le relais du Baptiste, mis pour ainsi dire hors-jeu lors de son arrestation. Mais au lieu de rester en Judée comme Jean et d’attirer au désert les gens de Jérusalem, Jésus part pour la Galilée d’où il provient, porteur de « l’heureuse annonce de Dieu ». C’est le cœur de sa première prédication : il se fait le porte-parole de Dieu pour dire que son règne est là : il va prendre lui-même la tête de son peuple pour le guider vers la vie. Le moment est donc propice pour changer de mentalité et croire cette nouvelle inattendue. À la différence du baptiste qui axait son message sur la confession du péché comme nécessaire à la conversion (Marc 1,4-5), Jésus met l’accent sur l’heureuse nouvelle de la proximité de Dieu, dont qu’il faut mettre à profit pour se (re)tourner vers lui.

La seconde partie de la lecture raconte l’appel des premiers disciples (le seul autre appel que Marc racontera est celui de Lévi, avant l’appel général des Douze en 3,13-19). Il s’agit de deux paires de frères, des pêcheurs du lac de Tibériade. L’appel de Jésus les surprend en pleine activité professionnelle : les premiers sont en train de pêcher, les autres réparent les filets de l’entreprise familiale. La seule parole de la scène est celle de Jésus qui propose à Simon et André de faire d’eux des « pêcheurs d’humains ». Une expression curieuse, énigmatique. Pêcher, c’est capturer dans un filet – dans le contexte, en tout cas – et tirer le poisson hors de son milieu naturel, ce qui a pour conséquence de le faire périr pour s’en nourrir. Est-ce bien là ce que les disciples devront faire avec les hommes ? (Nul doute que, dans l’histoire de l’Église, certains ecclésiastiques ne s’en sont pas privés, mais est-ce cela que Marc voulait faire dire à Jésus ?) Je verrais une autre façon de comprendre. Si un humain est dans l’eau, le (re)pêcher, c’est lui sauver la vie… que cette eau soit celle de la mer où il va se noyer, ou la métaphore de tout ce qui est susceptible d’engloutir un être humain et de le faire périr. (Dans la scène parallèle, Luc utilise un autre terme pour évoquer la mission future des disciples, un verbe qui signifie « prendre vivant, ramener à la vie ». Il clarifie ainsi le sens de l’image de la pêche qu’il reprend à Marc.) L’image est bien celle du salut, dont la plus belle illustration dans l’Ancien Testament est ce moment où Israël sort vivant de la mer par laquelle son oppresseur est englouti (Exode 14) ? Après l’heureuse annonce d’un dieu qui vient pour être roi de son peuple, Jésus appellerait des hommes pour faire d’eux des libérateurs de leurs frères…

Les deux scènes d’appel en Marc (Simon & André / Jean & Jacques) sont à la fois dépouillées et idéalisées. L’initiative revient chaque fois à Jésus qui « voit » deux frères et leur adresse un appel tranchant à partir avec lui : rien n’est demandé, en effet, que de l’accompagner en chemin. La réponse est immédiate, sans hésitation : pour s’attacher à Jésus, ils « abandonnent », laissent tomber ou envoient bouler, selon le sens concret du verbe aphièmi employé par deux fois, les uns leurs instruments de travail, les autres leur père et leurs compagnons. « Aller derrière » Jésus, c’est-à-dire se faire son disciple, implique un tel arrachement. Suivre un itinérant suppose que l’on rompe les amarres. Et puisqu’il s’agit d’apprendre à être libérateur, un tel acte de liberté n’est pas accessoire.

La version de l’appel des premiers disciples dans le 4e évangile est toute différente (voir texte ci-dessus) : la visée des récits n’est pas de faire l’histoire, mais de raconter une histoire capable de mettre en évidence le message de l’évangéliste. Cette scène du début du 4e évangile est autrement symbolique que celle de Marc. Elle compte trois parties. La première commence avec Jean le baptiste. Comme chez Marc, c’est même la sortie de scène de ce personnage. Mais ici, cette sortie n’est pas due à son arrestation. Jean disparaît parce qu’il a terminé sa mission de témoin de la lumière en désignant le fils de Dieu investi de l’Esprit saint. Jésus est « l’agneau de Dieu » qui, comme le Serviteur du Seigneur évoqué par Isaïe, prend sur lui le péché pour en délivrer les humains. Voyant Jésus passer, Jean reconnaît en lui le Serviteur de Dieu. En entendant cela, deux de ses disciples qui étaient avec lui le quittent définitivement pour s’attacher à Jésus. Jean a joué son rôle, il a passé le relais : il peut s’effacer…

La deuxième partie se passe entre ces deux disciples et Jésus. Le bref dialogue est bizarre, et son sens ne saute pas aux yeux. Je laisse la parole à Jean Zumstein, le meilleur connaisseur francophone actuel de l’évangile de Jean : « Jésus prend l’initiative du dialogue en posant une question (“Que cherchez-vous ?”) qui renvoie à la quête du sens de la vie. La contre-question des disciples (“Où demeures-tu ?”) indique qu’ils recherchent le lieu où ils pourront trouver la vie en plénitude et qu’ils associent cette démarche à la personne de Jésus. Jésus répond par une offre (“Venez et vous verrez”) qui renvoie à la révélation. Ce que les disciples découvrent est laissé en creux dans le texte, mais l’indication “c’était environ la dixième heure” ne laisse planer aucun doute, car le chiffre “dix” connote la plénitude » (J. Zumstein, « Évangile selon Jean », dans C. Focant, D. Marguerat (éds), Le nouveau Testament commenté, Montrouge – Genève, 2012, p. 414).

La troisième partie dévoile malgré tout quelque chose de la rencontre entre les deux disciples de Jean et Jésus. Cette expérience a été suffisamment marquante pour qu’André sente la nécessité d’aller trouver son frère et de lui partager sa découverte : Jésus est celui que Dieu envoie pour délivrer définitivement son peuple de l’esclavage et de la mort. On comprend qu’il veuille ensuite l’amener à Jésus pour qu’il le constate par lui-même. Mais le regard que l’évangéliste enregistre alors n’est pas celui de Simon. C’est celui de Jésus. De même qu’en « posant son regard sur Jésus », le Baptiste voyait en lui l’agneau de Dieu, en « posant son regard sur Simon », Jésus voit en lui un homme solide comme un roc (un képha’, en araméen). En changeant son nom, il se pose en substitut de son père (appelé Jean) et lui annonce une autre destinée, celle que l’évangéliste Matthieu décrit de son côté en faisant dire à Jésus : « Tu es Roc, et sur ce roc je bâtirai mon Église » (Matthieu 16,18). Jean recourra à une autre image à la fin de son évangile : celle du berger (Jean 21,15-17).

On le voit à ce bref commentaire : très différentes, les deux versions de l’appel des premiers disciples mettent en évidence des aspects différents de la relation entre Jésus et Jean le baptiste mais aussi deux façons de voir le rapport qui s’établit entre le Maître et les disciples : chez Marc, Jésus appelle, provoque, demande à être suivi ; chez Jean, il accueille ceux qui le cherchent et se révèle à eux comme Messie. Ceci vaut pour le reste des évangiles : le point de vue de chaque évangéliste, qui se contente parfois de légers changements, met en évidence une facette particulière de mêmes « faits » de la vie de Jésus ou de mêmes « traditions » répandues à son sujet dans les premières communautés chrétiennes. On aura avantage à bien repérer les points de vue de chacun de ces témoins et à les laisser jouer entre eux, car c’est dans ce jeu que se dévoile et se voile en même temps ce que nous appelons « vérité », une vérité qui, loin de se laisser saisir, a plutôt pour visée de mettre en chemin…

Bible et liturgie

Commentaires des lectures du dimanche par André Wénin

L’Église ne sait pas ce qu’elle perd à négliger le Testament de la première Alliance…

Les textes qu’on lira sous cette rubrique ne sont pas des homélies. J’y propose plutôt un commentaire, à mi-chemin entre une analyse exégétique et une lecture attentive à la fois au texte biblique et à la réalité humaine qui est la nôtre.
La traduction des textes commentés (le plus souvent les passages de l’Ancien Testament et de l’évangile) est très souvent corrigée. La version liturgique est globalement insatisfaisante, en effet. Elle lisse le texte au point d’en gommer les difficultés, c’est-à-dire précisément les points où peut venir "s’accrocher" le commentaire parce qu’ils posent question. Quant au texte de l’Ancien Testament, il est fréquemment amplifié de manière à restaurer le passage dans son intégralité en vue du commentaire. 

André Wénin