Sixième dimanche du temps ordinaire

Temps liturgique: Temps ordinaire
Année liturgique: B
Date : 11 février 2024
Auteur: André Wénin

« Tout ce que vous faites : manger, boire, ou toute autre action,
faites-le pour la gloire de Dieu. »

(1re lettre aux Corinthiens 10,31)

Une loi concernant les «lépreux» (Lévitique 13,1-2.45-46)

Le Seigneur parla à Moïse et à Aaron, et leur dit : « Quand un homme aura sur la peau une tumeur, une inflammation ou une pustule, qui soit une tache de lèpre, on l’amènera au prêtre Aaron ou à l’un des prêtres ses fils.

[…ici, on saute 42 versets…]

Le lépreux atteint d’une tache portera des vêtements déchirés et les cheveux en désordre, il se couvrira le haut du visage jusqu’aux lèvres, et il criera : “Impur ! Impur !” Tant qu’il gardera cette tache, il sera vraiment impur. C’est pourquoi il habitera à l’écart, sa tente sera hors du camp. »

Le livre du Lévitique se présente globalement comme une série de discours de Dieu qui fixe des lois rituelles, communautaires et morales à Israël, dans le cadre de l’alliance au Sinaï. Moïse vient d’édifier, selon les instructions divines, une Tente-sanctuaire où Dieu pourra demeurer au milieu de son peuple en chemin dans le désert. Dans ce contexte, les lois fixent les règles du culte par lequel Israël honorera son hôte divin et signifiera l’alliance qu’il a avec lui ou la restaurera si elle a été rompue. D’autres lois visent à garantir la cohabitation entre Israël et son dieu. Vivre en présence du Seigneur n’est possible, en effet, qu’à certaines conditions. L’une d’entre elles est la « pureté ». Celle-ci n’a rien à voir directement avec la santé et encore moins avec la morale. Il s’agit d’une perte de vitalité, d’un état lié à la mort d’une façon ou d’une autre (une perte de sang, par ex.). Celui qui en est affecté se trouve comme éloigné du dieu source de vie, et son impureté est considérée comme contagieuse par contact. D’où la nécessité de l’éloigner du camp pour un temps, de sorte que le reste du peuple puisse continuer à y cohabiter avec Dieu. Cependant, aucune impureté n’est définitive : les lois prévoient en effet des processus (1) pour déterminer si la personne est effectivement impure et doit donc être éloignée et (2) pour vérifier si l’impureté perdure ou non ; enfin (3) des rites sont prévus pour réintégrer la personne au sein du peuple quand l’impureté a cessé.

Tel est le cas de personnes présentant des maladies de la peau, des marques visibles qui ressemblent de près ou de loin à la détérioration de la peau d’un mort. (Le mot « lèpre » est la traduction usuelle d’un mot hébreu générique sans équivalent en français.) Si ces personnes sont amenées aux prêtres, c’est pour qu’ils déterminent, selon des critères bien définis, si les symptômes sont bien ceux d’une « impureté » : des vérifications doivent attester que la tache cutanée répond à des caractéristiques repérables, qu’elle est durable, qu’elle se développe malgré des mesures d’hygiène, etc. L’éloignement de la personne « impure » répond donc à des règles qui empêchent que cet éloignement soit arbitraire et s’assimile purement et simplement à un rejet ou à une exclusion. Le rituel situe la personne affectée de « lèpre » par rapport au reste du peuple ; il est une façon – certes étrange à nos yeux – de continuer à la considérer comme membre du peuple, tout en permettant à celui-ci de continuer à vivre en présence du dieu vivant et à le servir.

Malheureusement, le censeur liturgique n’a gardé du texte complexe du Lévitique que l’idée d’exclusion sociale et cela, sans doute, pour montrer comment Jésus réintègre un lépreux en le purifiant. Pourtant, l’évangile ne dit rien qui laisse supposer que le lépreux souffre particulièrement d’une exclusion durable ! Pour une cause qu’il croit bonne, le censeur défigure complètement un texte bien plus subtil, qui vise précisément à prémunir contre une exclusion définitive des gens qu’une maladie peut rendre suspects, voire dangereux pour les autres. Et cela, même si un éloignement perçu comme positif d’un point de vue social et religieux, peut évidemment être vécu par le malade comme une exclusion pénible voire injuste, surtout si la situation perdure.

Une curieuse purification (Marc 1,40-45)

Un lépreux arrive près de Jésus en le suppliant et en tombant à ses genoux ; il lui dit : « Si tu le veux, tu peux me purifier. » Saisi de compassion, Jésus étendit la main, le toucha et lui dit : « Je le veux, sois purifié. » Aussitôt, la lèpre le quitta et il fut purifié. Tonnant alors contre lui, Jésus l’expulsa aussitôt et lui dit : « Garde-toi de ne rien dire à personne, mais va te montrer au prêtre, et offre pour ta purification ce que Moïse a prescrit [dans la Loi] : ce sera pour eux un témoignage ». Une fois sorti, l’homme commença à proclamer beaucoup de choses et à divulguer l’affaire, de sorte que Jésus ne pouvait plus entrer ouvertement dans une ville, mais restait dehors, dans des endroits déserts. Et de partout on venait à lui.

N'y a-t-il pas quelque chose d’étonnant à la réaction de Jésus, une fois le « lépreux » purifié ? Il gronde contre lui, l’expulse, le met en garde énergiquement… Voilà qui contraste avec la compassion dont il a d’abord fait preuve à son égard ! C’est tellement surprenant que la traduction liturgique a cru bon arrondir les angles : « Avec fermeté, Jésus le renvoya »… Mais le texte est encore plus curieux. En effet, au lieu du verbe « saisi de compassion », certains manuscrits anciens lisent : « se mettant en colère », ce qui reflète probablement le texte original que traduit La Bible de Jérusalem. En effet, si l’on peut comprendre que des copistes remplacent un étonnant « se mettant en colère » (orgistheis) par un bien plus raisonnable « saisi de compassion » (splanchnistheis), le contraire est quasiment inimaginable. Du reste, la colère est bien en phase avec les réactions suivantes de Jésus.

Bien sûr, penser que Jésus est remué jusqu’aux entrailles envers le lépreux et se laisse émouvoir par ses paroles est plus simple à comprendre, et surtout plus conforme à l’image que nous avons de Jésus. D’ailleurs, c’est sans doute de cela que témoigne la correction du texte dès les manuscrits anciens. Pourquoi, en effet, Jésus se mettrait-il en colère ?

Il est pourtant possible de comprendre la colère de Jésus. Pour certains, elle ne serait pas dirigée contre le lépreux, mais contre un système qui l’exclut de la vie sociale et religieuse. Mais alors, pourquoi Jésus lui demande-t-il ensuite de se conformer à une loi qui organise ce système ? D’autres ont pensé que Jésus était en colère contre le lépreux parce qu’il transgresse les lois en s’approchant de lui. Mais alors, pourquoi lui-même le touche-t-il ensuite ?

Pour ma part, je crois que le contexte immédiat permet d’aller plus profond dans la compréhension de la colère de Jésus. Jusqu’ici, il a expulsé des démons qui le provoquaient et il a guéri des malades parce que d’autres lui ont parlé d’eux ou les lui ont amenés (voir les évangiles des deux dimanches précédents). Ce n’est pas le cas ici : le lépreux vient lui-même à Jésus et ne fait preuve d’aucune réserve dans sa façon de l’aborder. Sa demande a même quelque chose d’agressif : ni interpellation (ne serait-ce que « Seigneur ! »), ni entrée en matière ou formule de politesse. Il ne demande rien non plus, d’ailleurs : il affirme tout de go que Jésus détient un pouvoir et qu’il lui suffit de vouloir. Ne voyant Jésus qu’en fonction de sa maladie et de son désir de purification, il lui renvoie l’image de quelqu’un qui a le pouvoir de lui être utile, mais qui ne le sera que si tel est son bon vouloir. Il voudrait lui forcer la main qu’il ne s’y prendrait pas autrement. Or, chercher à forcer la main, c’est l’inverse de la confiance ! Au fond, cet homme est la preuve vivante que Jésus peut être pris pour une vedette (éventuellement capricieuse ou ombrageuse), ce que précisément il refuse. Il suffit de voir comment il enjoint à l’homme guéri de ne rien dire à personne, puis comment il cherche à fuir le succès et ceux que sa renommée attire…

Mais si Jésus se fâche, il n’est pas pour autant insensible à la détresse qui pousse le malade vers lui. Et de même que celui-ci transgresse la règle lui imposant de garder ses distances, Jésus transgresse celle qui interdit de le toucher. L’évangéliste y insiste d’ailleurs, montrant comment Jésus avance délibérément la main pour toucher le lépreux, comme s’il était conscient que l’impureté et la mort n’ont pas de prise sur lui. Au contraire ! Car la parole efficace qui accompagne ce geste manifeste que la volonté de Jésus est bien la vie, même pour un homme dont l’attitude l’insupporte. Mais après l’avoir guéri, Jésus renoue avec sa première réaction : il rabroue énergiquement le lépreux purifié et l’expulse, comme il l’a fait précédemment avec les esprits impurs et les démons (voir Marc 1,34.39). Que cet homme n’aille pas se méprendre ! Même si Jésus l’a purifié, il n’est pas cet homme puissant qui n’agit que selon son bon vouloir ! Et pour qu’il ne soit pas tenté de colporter ces idées fausses, il lui enjoint de ne rien dire à personne.

Mais l’homme pourrait se méprendre sur un autre point : si, tout comme lui, Jésus a transgressé la loi en touchant un lépreux, ce n’est pas pour autant qu’il s’oppose à la loi. Aussi lui ordonne-t-il d’agir selon le rituel prévu par Moïse : se montrer au prêtre qui constatera que la « lèpre » a disparu, et faire les offrandes prescrites pour signifier qu’il peut désormais réintégrer la communauté de ceux qui sont admis à s’approcher de Dieu. Ce témoignage de sa purification lui permettra de retrouver des relations humaines normales. Bref, Jésus l’invite à se remettre à vivre comme tout le monde. Au lieu de quoi l’ancien lépreux fait tout le contraire. S’il a été bien purifié de la maladie qui l’excluait de la société, sa façon de voir Jésus n’a en rien changé : s’il rejoint cette société sans se préoccuper de la Loi, c’est pour y proclamer « un tas de choses » et divulguer ce que Jésus lui demandait de taire. De la sorte c’est sa manière de voir Jésus qu’il diffuse largement autour de lui et, par cette publicité tapageuse, il amène ses auditeurs à se méprendre à leur tour au sujet de Jésus. La finale de la scène l’atteste : alors même qu’en évitant les lieux fréquentés, Jésus tente de désamorcer un succès provoqué par ces gens qui le prennent pour un gourou, de partout, on se rue vers lui. Une situation qui ne tardera pas à se retourner contre lui…

Décidément, le Jésus que Marc met en scène dans son évangile est surprenant ! Ce n’est pas le personnage lisse, impassible, exemplaire, contrôlant parfaitement les événements Et maître de sa propre image. C’est un homme avec des émotions, des réactions affectives, des sentiments, un peu dépassé par ce qui lui arrive. En effet, il a de la peine à gérer les conséquences de la mécompréhension de gens « normaux » qui, séduits par la puissance, l’autorité naturelle et le spectaculaire de son action, le prennent pour ce qu’il n’est pas et passent à côté de l’essentiel : son annonce d’un Dieu qui se fait proche en lui et qui espère trouver des humains prêts à changer leurs façons de voir et de vivre…

Bible et liturgie

Commentaires des lectures du dimanche par André Wénin

L’Église ne sait pas ce qu’elle perd à négliger le Testament de la première Alliance…

Les textes qu’on lira sous cette rubrique ne sont pas des homélies. J’y propose plutôt un commentaire, à mi-chemin entre une analyse exégétique et une lecture attentive à la fois au texte biblique et à la réalité humaine qui est la nôtre.
La traduction des textes commentés (le plus souvent les passages de l’Ancien Testament et de l’évangile) est très souvent corrigée. La version liturgique est globalement insatisfaisante, en effet. Elle lisse le texte au point d’en gommer les difficultés, c’est-à-dire précisément les points où peut venir "s’accrocher" le commentaire parce qu’ils posent question. Quant au texte de l’Ancien Testament, il est fréquemment amplifié de manière à restaurer le passage dans son intégralité en vue du commentaire. 

André Wénin