Ce passage du livre de l'Exode est un des plus mystérieux et un des plus essentiels de toute l'écriture sainte. Moïse garde le troupeau de son beau-père, chez qui il habite. Rien de plus quotidien pour un berger que d'être avec ses brebis. Mais au milieu de cette vie quotidienne, Moïse voit quelque chose d'extraordinaire, un buisson qui brûle sans se consumer. Et bientôt, il se trouve en conversation avec Dieu. Il n'y rien de plus impossible.
Dans le contexte du Carême, l'importance de ce passage est que Dieu y annonce qu'il va libérer son peuple ; c'est une libération qui préfigure la libération qu'effectue Jésus par sa passion, sa mort et sa résurrection. Mais il y a dans ce texte un mystère encore plus profond et essentiel que cela, et c'est le mystère de Dieu lui-même. Cette conversation avec Moïse est le moment où Dieu se présente, où il se révèle, où il dévoile son nom. C'est une procédure tout à fait compréhensible. Ici, Moïse et Dieu se rencontrent pour la première fois, et il est normal que Dieu, qui connaît déjà le nom de Moïse, lui donne le sien. Désormais, Moïse va connaître Dieu, il faut donc qu'il connaisse son nom. La connaissance du nom d'une personne est normalement un élément intégral de la connaissance de la personne elle-même. C'est en employant le nom de quelqu'un qu'on dialogue avec lui, qu'on pense à lui, qu'on parle de lui, et qu'on le connaît de plus en plus.
Mais le grand mystère de cette rencontre est ceci : le nom que Dieu révèle à Moïse n'est pas un nom. Il dit simplement "Je suis celui qui suis". Même cette traduction n'est pas certaine. L'hébreu pourrait signifier également "Je suis ce que je suis", "Je serai ce que je suis", "Je suis celui qui je serai", etc. Si Moïse souhaite savoir qui est ce dieu avec qui il parle, la réponse "Je suis celui qui suis" n'est pas une réponse. Moïse ne connaîtra jamais le vrai nom de Dieu ; il saura seulement que ce dieu est celui qui est. Ce qui veut dire qu'il ne connaîtra jamais Dieu. Dieu, en se révélant à Moïse, révèle effectivement qu'il est inconnaissable, qu'il n'a pas de vrai nom ; il est impossible de lui imposer une étiquette qui corresponde à qui il est. Dieu est en soi mystérieux ; il n'est pas qu'inconnu, mais il est inconnaissable. Quand nous parlons de Dieu, nous parlons de ce nous ne connaissons pas, de ce que nous ne comprenons pas. Il faut quand même en parler de temps en temps. Dans l'Ancien Testament, en parlant de Dieu on remplace toujours ce nom qui n'est pas un nom par le titre 'le Seigneur'. Quand on parle du Seigneur, on emploie un mot compréhensible, et cela peut nous donner l'impression que nous savons de qui ou de quoi nous parlons. Mais ce n'est pas le cas. On impose cette étiquette maniable à Dieu, mais elle se décolle tout le temps, la réalité de Dieu est trop glissante, trop insaisissable, pour qu'elle colle. Il en va de même pour le mot 'Dieu' que nous employons fréquemment ; ce n'est qu'une étiquette qui ne correspond pas à la réalité. On commence à comprendre Dieu seulement quand on sait et accepte qu'il est incompréhensible. C'est pourquoi, pour les juifs, il était toujours interdit de faire une image de Dieu. Toute image de Dieu est trompeuse ; non seulement elle ne correspond pas à la réalité de Dieu, mais elle peut aussi nous faire croire qu'elle y correspond et nous fourvoyer ainsi. Une image de Dieu est toujours une fausse image de Dieu, et elle devient facilement l'image d'un faux dieu. Il en va de même pour toutes nos images verbales. Malgré toutes nos Bibles, tous nos livres de théologie et tous nos dogmes, nous ne comprendrons jamais Dieu, et s'ils nous font croire avoir compris Dieu, ils sont dangereux.
Nous savons simplement qu'au fond de l'existence, au fond du ciel et de la terre, il y a cette réalité mystérieuse et inépuisable qui nous dépasse et nous dépassera toujours, une réalité qui est ce qu'elle est. On peut d'une certaine manière rencontrer cette réalité, même au milieu de la vie quotidienne, comme l'a fait Moïse, et cette rencontre peut changer notre vie, comme elle a changé celle de Moïse. En fait, nous allons à la rencontre de ce mystère chaque fois que nous nous mettons à prier, et chaque fois que nous venons, comme aujourd'hui, à la messe.