Il s'était cogné partout, Bartimée, aux arbres, aux pierres, aux hommes, aux murs. Il s'était enfoncé dans les impasses de la vie, à l'aveugle, explorant tous les excès, faisant marche arrière pour chercher encore autre chose, et recommencer. Il avait tout essayé, épuisant sa jeunesse, se faisant très mal parfois, tombant souvent, se relevant comme il pouvait, lançant des appels, laissés sans réponse, désespérant chaque fois sans pouvoir trouver d'issue car le désespoir est aussi un chemin sans fin, un puits sans fond. Mais dans ce désespoir il avançait encore, à la recherche du miracle, inscrit dans son désir : le miracle qu'un aveugle connaisse les couleurs, qu'un incroyant comprenne la foi, qu'un solitaire découvre les nuances de l'amour. Et ce Bartimée a beaucoup à nous apprendre car il faut, comme lui, avoir cherché longtemps, désespéré vraiment, pour prendre conscience de la beauté de la lumière et du sens de la vie.
Des Bartimée, aveugles ou non, qui laissent les autres jouer, en restant sur la touche, il y en a des milliers, des centaines de milliers même, des millions dans le monde entier. On ne les écoute pas et s'ils crient, on veut les faire taire. Ils ne sont pas intéressants, insolvables, impuissants. La foule va son chemin et veut les ignorer. Ils font peur, comme des morts vivants.
Il en va ainsi pour beaucoup de gens dans ce monde concurrentiel : hors course, dépassés. Mais que dit l'Evangile ? Jésus s'arrête. Il ne va pas plus loin. Arrêt sur image car dans cette pause se trouve l'essentiel. C'est un arrêt qui met en marche ! Une pause sabbatique qui ouvre sur un grand bouleversement, comme le silence qui précède la parole décisive, lumineuse, créatrice. Dans cet arrêt, trois gestes forts : le regard de Jésus qui voit celui qui ne voit pas, le manteau négligemment jeté et la parole de l'aveugle qui crie tout son désir.
Il a tout d'abord cet arrêt, qui ne va pas du tout de soi, parfaitement hors programme et incongru. J'y suis sensible car je ne supporte pas d'être bloqué dans mon élan. Partagez-vous ce sentiment ? Acceptez-vous facilement d'être interrompu, dérangé au beau milieu d'un projet ? Détourné de votre chemin ? Et le regard des autres ne canalise-t-il pas rendant plus difficile encore un changement de cap ? S'arrêter, c'est relativiser, mettre en cause le but premier pour en choisir un autre. Une foule ne se détourne pas facilement. Mais Jésus n'est pas « mimétisé », il agit librement. Il n'est pas un robot, il reste toujours capable de changer son programme et tout stopper pour entendre un appel. L'appel d'un homme est pour lui un absolu qui l'emporte sur tous les grands projets. Car au fait, pourquoi Jésus était-il donc descendu à Jéricho ? Nul ne le saura jamais, l'histoire n'a retenu aucune raison. Un mendiant aveugle sur le bord de la route est devenu le centre du récit. Tout le reste s'est effacé : la foule, les projets et l'impatience aussi peut-être. Jésus n'a jamais peur d'être en retard. En cela il diffère beaucoup de nous. Il est maître du temps. L'aveugle l'appelle et il se rend disponible pour lui, comme s'il était le seul homme important de tout le paysage. Jésus attend. « Appelez-le » dit-il. L'appel répond à l'appel ! Et l'autre se lève. Il était donc assis, ou couché, cette attitude qui symbolise la mort et il se « lève », en grec le mot signifie « résurrection » ou même « insurrection ». Il jette son manteau.
Ce geste théâtral vaut un long discours. Il le jette. Il ne le dépose pas, comme pour pouvoir venir le rechercher. Ce qui l'a si longtemps protégé du froid et du vent, il le jette, s'en sépare, presque violemment. Comme s'il pensait n'en avoir plus jamais besoin, comme s'il s'agissait de tout son passé, comme s'il s'agissait de l'aveuglement lui-même, le vieil homme usé, cassé, « la mauvaise vie ». Le manteau lui-même n'est rien, il vaut pour tout ce qu'il signifie, et ce n'est pas un détail qui nous est confié. L'aveugle bondit et court. Avec un manteau, il est difficile de bondir, de courir. Sans manteau, c'est encore dangereux ! Imaginez-vous bondir et courir les yeux fermés ! Mais il a confiance, Bartimée, après toute une vie d'errance, voici qu'il sait où il va, pour la toute première fois.
Jésus lui pose une question. Jésus offre rarement des réponses, il présente toujours des questions. Ici, la réponse semble aller de soi. Mais Jésus pose la question quand même. Il aime poser des questions parce qu'il a soif de nos réponses. Du genre « Pierre, m'aimes-tu ? » ou bien « Qui suis-je, pour toi ? » A l'aveugle, il demande : « que veux-tu que je fasse pour toi ? » Imaginez-vous d'autres réponses ? « Que tu m'offres une canne blanche toute neuve, ou bien que tu me tiennes la main ? Ou bien que tu me bénisses ? »
L'aveugle dit ce qu'il désire le plus. Il ne se censure pas : « Maître, que je voie ! » De nouveau, et cette fois, dans sa parole, il s'élance de tout son poids. Il bondit radicalement. Et Jésus lui répond : « Ta foi t'a sauvé ». Il ne lui dit pas « tu as de la chance que je passe par là ». Il assure l'aveugle de la justesse de son mouvement, de ce mouvement intérieur qui emporte tout, qui sauve tout : « ta foi t'a sauvé ! » Comme si cet aveugle, qui avançait à tâtons depuis toujours, n'avait jamais cessé de croire qu'un jour il verrait ! Comme si c'était cette « foi aveugle » dans la lumière qui nous était demandée à nous aussi.
Arrêt sur image. Nous sommes la génération Bartimée, qui se cogne partout mais qui a tout essayé, la révolution, le sexe, la drogue, la consommation, les médias, la compétition, les bonus, que sais-je, marche avant, marche arrière, peu importe le chemin, avec toujours cette sorte de « foi aveugle » qu'il y aura bien quelque chose ou quelqu'un finalement, qui réponde à notre désir infini.
La rumeur s'amplifie, Jésus n'est plus loin, jetons le vieux manteau comme un linceul et lançons nous à sa rencontre. Il est notre lumière et notre résurrection.