Vous connaissez peut-être la technique de la « navigation à l’estime ». Naviguer à l’estime consiste à calculer approximativement sa position en mer à l’aide d’une boussole rudimentaire, qui portait le nom d’estime. L’estime est donc originellement un mode de calcul de trajectoire qui permettait aux marins d’avoir une orientation plus ou moins précise de leur chemin.
Aujourd’hui, la littérature sur l’estime est absolument débordante. Mais, vous l’imaginez, elle se situe bien évidemment dans les rayons « santé et bien-être » plutôt que dans ceux consacrés à la navigation. L’estime de soi est en effet un concept très à la mode —trop peut-être pour certains— et souvent mal compris. Nous imaginons parfois qu’il s’agit d’une prétention un peu mal placée, incompatible avec l’humilité. Or, il s’agit d’une réalité essentielle pour s’orienter dans la vie. Dans son livre « L’estime de soi pour grandir », le psychopédagogue Bruno Humbeeck, détaille trois composantes cette réalité. L’estime de soi se compose selon lui
- de l’amour de soi (nécessaire pour aimer en retour)
- de l’image de soi (que l’on donne aux autres et qu’on ne mesure pas toujours)
- et de la connaissance de soi.
L’estime regroupe ces trois dimensions et l’essentiel est une question d’équilibre ! Car on peut très bien se connaître, avoir une image précise de soi, sans s’aimer soi-même. Et une personne peut mal se connaître, tout en ayant une haute image d’elle-même.
L’évangile de ce jour nous confronte à toutes ces questions de la connaissance et de l’image de soi. « Pour vous, qui suis-je ? » dit Jésus à ses disciples. « Au dire des gens, qui est le fils de l’homme ? ».
Comme pour nous rappeler que c’est en partie à travers le regard des autres qu’on se découvre soi-même… La connaissance de soi passe en effet par la reconnaissance de l’autre, par le regard de nos proches. Se connaître, c’est fondamentalement se poser la question de ce qu’on donne à reconnaître aux autres, tout en sachant qu’on ne s’y réduit jamais. C’est oser leur poser la question « Qui suis-je pour vous ? »
Toutefois, dans nos relations humaines, nous confondons souvent connaissance et compréhension de soi. Nous sommes des êtres de contradictions. Toutes et tous, ne pouvons faire l’expérience de ne pas comprendre un proche, alors que nous le connaissons fort bien. Il y a en effet plus de chances d’entendre un proche vous dire « je ne te comprends pas », que « je ne te connais pas » ! Bien souvent donc, nous pensons qu’il est nécessaire de comprendre l’autre pour pouvoir mieux l’accompagner. Or, « comprendre », écrira Bruno Humbeeck, n’est pas toujours utile. Au contraire, on peut très bien aimer l’autre sans le comprendre. Dans toute relation, en effet, il est souvent plus avantageux de s'intéresser l'un à l'autre, de chercher à se connaître que de s'évertuer à se comprendre complètement l'un l'autre.
« Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! » dira Pierre. Réponse juste, mais qu’il ne comprend sans doute pas réellement. Voilà pourquoi «ce n’est pas la chair et le sang qui lui ont révélé cela», mais le Père. Pierre est ainsi à l’image de nos contradictions, de nos zones d’ombres et de lumière. C’est lui qui dira au bord du lac de Tibériade « Oui, Seigneur, tu sais que je t’aime ». C’est lui qui trahira le Christ, en disant « je ne connais pas cet homme ».
Alors, plutôt que de chercher à saisir, c’est comme si cet évangile, à travers la figure de Pierre, nous glissait ce conseil aussi simple qu’exigeant : n’essayons pas à tous les coups de comprendre notre prochain, notre partenaire, nos amis, nos parents, nos enfants,… Ne tentons pas de déchiffrer ce qu’ils vivent. Cependant, vivons au contraire avec eux ce qu’ils essaient de comprendre eux-mêmes. Accompagnons-les sur leur propre chemin de vérité.
Connaître l’autre, ce n’est pas le comprendre. Et si cela est vrai dans nos relations humaines, cela est d’autant plus vrai avec Dieu. Connaître Dieu, ce n’est pas chercher comprendre. C’est faire place à une sage inconnaissance. Et tel est le message de la lettre aux Romains : « Quelle profondeur dans la richesse, la sagesse et la connaissance de Dieu ! Ses décisions sont insondables, ses chemins sont impénétrables ! »
Toute relation se nourrit donc davantage de curiosité que l'on suscite chez l'autre que la certitude d'être compris par lui. « Et pour vous, qui suis-je ? » Cette question s’adresse à chacun de nous. A chacun d’y répondre. Alors heureux sommes-nous, si le Père inspire nos paroles, et que nous avons une hauteur de vue sur les autres et sur nous-mêmes. Amen.