Dans la vie, il est difficile de cerner la personnalité de ceux et celles qui nous sont quotidiennement proches. Dès lors n'est-ce pas une tâche impossible de rejoindre Marthe et marie qui ont vécu il y a 2000 ans et sur qui on ne possède que quelques indications ?
Et pourtant, le peu de références trouvées dans l'Evangile nous permettent de découvrir et d'admirer ces deux personnages bibliques féminins. Une phrase lapidaire de l'Evangile donne déjà le ton et cristallise le sens de Béthanie dans la vie de Jésus. St. Jean nous dit : « Or Jésus aimait Marthe et sa s½ur Marie et Lazare. » Béthanie, leur maison, signifie : maison de la pauvreté, de l'affliction mais aussi maison de l'amitié. Affliction lors de la mort de Lazare ou, quand Jésus est lacéré par les attaques des Pharisiens et Sadducéens, étonné de la lourdeur d'esprit de ses disciples, déçu par le rejet de sa famille. Amitié quand Jésus y trouve un lieu de respect et de chaleur fraternelle, d'amitié tendre de deux s½urs et de leur frère.
Marthe et Marie, deux femmes qui s'expriment différemment envers Jésus mais qui lui sont unies non seulement par une intime amitié mais surtout par un lien profond de foi. N'est-ce pas Marthe qui, lors de la mort de son frère, convie sa s½ur à ne pas désespérer et qui dira à Jésus : « Oui Seigneur, je crois que tu es le Christ, le fils de Dieu, celui qui doit venir et que tu as les paroles de la vie éternelle. » Marie fera la même belle profession de foi que sa s½ur, écoutant la parole de Dieu aux pieds du Seigneur.
Le commentaire traditionnel de ce passage nous le connaissons. Marthe serait l'image de la vie active, du service des frères, de la sainteté au travers de tâches quotidiennes. Marie serait le prototype de la vie contemplative, de l'étude de la parole de Dieu, du service de Dieu dans la prière. On connaît aussi le commentaire, un rien réaliste du bon croyant plein de bon sens et qui se dit : si Marthe ne s'était pas activée qu'auraient eu Jésus et la famille comme repas ! Et, il serait même légitime d'imaginer que si Marie avait aidé Marthe, toutes deux auraient pu profiter de la parole du maître. Et si le Seigneur proclame que Marie a choisi « la bonne part » selon l'exacte traduction du texte et non la « meilleure part », ne serait-ce pas précisément Marthe qui aurait choisi la meilleure part, car n'est-ce pas la plus belle, la plus risquée sans doute : le service qui nous salit les mains, qui stresse et fatigue ? Et un service généreux des frères, comme Marthe l'aurait prouvé déjà, peut très bien aller de pair avec l'attention portée à Dieu.
Ce serait bien là d'ailleurs, pour tout croyant, le problème éternel : comment concilier le service de Dieu avec le service des hommes, la vie chrétienne et la vie laïque ? Or, c'est à cette question que veut répondre st. Luc et ce pourquoi peut-être, il relate cet épisode. A l'époque de Luc, les apôtres voulaient-ils se réserver la prédication, l'étude et la méditation préalable de la parole ? Mais Luc montrera dans les Actes des A. que, d'une part la diaconie ne peut en aucun cas être réduite au seul service des tables, ni à la seule question matérielle des églises et que d'autre part, l'apôtre de son côté ne doit pas, lui, se dispenser de tâches plus humbles et du service des autres. Paul d'ailleurs revendiquera qu'il ne dépend de personne et qu'il gagne sa vie de ses propres mains. En cette péricope, Luc nous dit donc que toute vraie croyance comme tout ministère ecclésial supposent, et le service de Dieu, et l'amour des frères.
Vous savez l'importance des noms en Israël puisqu'ils signifiaient et donnaient un rôle, une fonction, une mission. Or les noms de Marthe et Marie ont tous deux le même radical qui signifie : témoin, maîtresse, patronne. Et le mot « part » dont il est question, la bonne part ou la meilleure, réservée à Marie, possède aussi le même radical. C'est assez dire que les deux attitudes, piété et service doivent être la maîtrise et le témoignage du chrétien et sa « bonne part », qu'à l'exemple de Jésus, elles doivent s'harmoniser. Il s'agit de faire de la volonté de Dieu, sa nourriture et de la charité fraternelle, le fruit de sa prière.
Marthe, très fidèle en cela à son nom, interpelle Jésus en le nommant « Seigneur », c'est-à-dire : son Sauveur. Celui qui peut la redresser de son activisme parfois excessif mais celui qui avait aussi recommandé l'esprit d'équipe puisqu'il envoyait ses disciples en mission deux par deux.
Tout au long de sa prédication Jésus appelle le disciple à écouter sa parole et à le suivre. Et il rappelle aussi le primat de la charité fraternelle. C'est bien ce que firent Marthe et Marie. Marie crut en Jésus : parole de vie, Marthe en Jésus : pain de vie. Mais toutes les deux le suivirent.
Le dialogue entre Marthe et Marie est inscrit à l'intérieur de l'amitié. Ni Jésus, ni Marthe ne se mettent sur le plan du reproche mais sur celui de l'intimité, là où l'on ose s'exprimer dans la vérité de son c½ur. Au c½ur de cette amitié sincère, au c½ur de cette femme au verbe spontané et franc, attentive aux besoins des autres, nous percevons une foi courageuse qui sait même interpeller Dieu. Marthe casse la chaîne de tous les privilèges cléricaux. Il n'y aura plus désormais le grand- prêtre seul qui peut parler d'égal à égal avec Dieu. Mais une femme peut revendiquer devant Dieu. Tout croyant peut être debout devant Dieu son Seigneur.
J'admire cette femme qui a réconforté Jésus par la chaleur de sa maison et celle d'un bon repas, qui l'a interpellé par sa remarque courageuse, intempestive même, mais confiante et amicale. Et Marie, je l'admire pour sa liberté d'avoir osé enfreindre les privilèges sociaux de son époque. La femme du Proche-Orient ne parlait pas aux hommes et ne s'attardait pas auprès de son hôte. La femme, affirme Marie, peut aussi donner, dans sa vie, priorité à l'écoute de la parole de Dieu. Elle n'est pas que maîtresse de maison. Elle choisit une « bonne part » dans un contexte culturel qui refusait aux femmes de pouvoir, simplement, choisir. Et Jésus les soutient et leur donne raison. Il trouve bon que les femmes se donnent la liberté de réfléchir et d'approfondir leur foi, Il dit aux femmes que l'horizon des casseroles n'est ni leur seul destin, ni leur seul salut, même si cet horizon touche le ciel par-delà toutes les générations. A travers Marthe et Marie, le Christ s'adresse à chacun d'entre-nous. Non seulement la priorité des priorités reste Dieu, mais nous avons à respecter, à aider le choix des autres. Et ne pas choisir à leur place. En effet, n'y a-t-il pas de quoi être lassée pour une femme de n'être appréciée qu'en tant que mère ou ménagère, même si ces rôles sont nobles et admirables ? N'y a-t- il pas de quoi être lassée de ces célibataires qui n'en finissent pas de leur dire ce qu'elles sont, comme si elles ne le savaient pas mieux qu'eux ? N'y a t il pas de quoi être lassée de discours doctrinaux et moralisateurs, confisqués aux seuls profits des mâles, jusqu'à l'autorité même de Dieu ?
La frontière entre Marthe et Marie passe par le c½ur de chacun. Il existe un certain activisme qui ne sert finalement que notre orgueil. Il existe une certaine contemplation qui n'est que peur de l'affrontement, fuite ou mépris du monde. Cet évangile n'est pas un petit code juridique. Il nous invite à nous demander si nos tâches humaines, si nécessaires cependant, ne nous détournent pas de la seule priorité d'où découle tout le reste : la foi vécue dans la gratuité de l'Amour. Mais, d'un autre côté, quand Dieu se présente à nous par une telle activité requise, par telle personne rencontrée, dans tel événement douloureux et imprévu, vais-je l'éconduire ce Dieu ou l'accueillir dans cette tache imposée, cette rencontre impromptue, ce souci nouveau ? Vais-je l'ignorer ce Dieu ou le recevoir et m'asseoir près de Jésus pour l'écouter m'éclairer et marcher à sa suite ?
Il y avait une femme franche, courageuse et confiante, Marthe, debout devant Dieu, non culpabilisée et qui demande des comptes dans sa foi. Il y avait sa s½ur, Marie, féministe progressiste et non-conformiste, sans scrupule et qui agit avec la liberté des hommes de son temps. Il y avait Jésus qui s'invite chez des femmes et converse avec elles d'égal à égal, et qui, par-là, transgresse aussi les lois judaïques. Aujourd'hui, les Marthe, ces femmes fortes de l'Evangile s'inquiètent parfois de la volonté de libération des Marie. Et les Marie, bravant les interdits pour une juste libération, s'énervent parfois de l'humilité passive des Marthe. Il faudrait jumeler dans sa vie, l'abnégation des Marthe à n'être point Marie et l'angoisse des Marie à laisser peiner Marthe. Il faudrait unir en équipe dans son c½ur, Marthe lavant dans l'ombre les verres du dernier repas en s'essuyant les yeux et Marie au pied de Jésus dénouant ses cheveux et qui ne parle pas et qui pleure ses erreurs. Il faudrait être à la fois, et bon serviteur, l'ayant servi au mieux, pour que tout soit en ordre quand le Seigneur viendra, et croyant pieux pour le reconnaître ce Seigneur, émerveillé de l'inlassable amour qu'il nous offre en retour dans son éternelle bonté.