Pour découvrir le sens d'une parabole, il est nécessaire d'en connaître les auditeurs. A qui s'adresse Jésus, lorsque par elle plutôt que par discours, le Maître veut révéler les richesses du Royaume ?
Plus haut dans le texte de St. Luc, au chapitre 16, on lit : « Or, ils écoutaient tout cela, les pharisiens qui aimaient l'argent. ». Du moins un certain nombre d'entre eux car la plupart était pauvres et généreux. Pourquoi d'ailleurs la richesse serait-elle incompatible avec la piété ? C'était sûrement ce que devaient penser certains d'entre-eux. Cette parabole est la contrepartie de celle du gérant avisé qui, lui, se sert de l'argent pour se faire des amis au ciel. Mais allons à l'essentiel. Tout le chap. 16 constitue une mise en garde, claire et forte, au sujet de l'argent et de la possession. Attention à la mentalité de possédant, qu'il s'agisse d'argent ou de vertus religieuses. Jésus s'attaque ici non à la richesse mais à l'orgueil des pharisiens quant à leur vie spirituelle, à la suffisance religieuse. Par ailleurs, il faut savoir discerner le lien entre la Loi et l'Evangile de Jésus. Dans son enseignement, la loi demeure, il n'y a pas péremption de la Thora. Ici, en effet, Abraham renvoie le riche à l'écoute de la Parole. Or, dans la loi juive, comme chez les prophètes, la solidarité entre les hommes était exigée.
Dans la parabole, nous voyons deux tableaux contrastés, antithétiques : le riche et Lazare sur la terre, puis ceux-ci au séjour des morts. Là se tiennent aussi deux dialogues : le riche demande à Abraham d'envoyer Lazare lui donner un peu d'eau, puis le riche demande à Abraham d'envoyer Lazare avertir ses frères.
Dans le premier tableau, le riche est caractérisé par deux notes auxquelles Luc, en bon Grec, est sensible : l'habit et la table. L'habit est constitué de ce lin de qualité, ou byssus, que porte les riches. Ce riche est présentement dans le lin du linceul de sa sépulture. Mais l'habit est aussi cette tunique de pourpre, inventée par les Phéniciens, teintée à partir de petits coquillages pilés et que seuls les hauts personnages pouvaient s'offrir. Mais rappelle la Bible, c'est aussi dans la pourpre et le byssus qu'on drapait les statues des faux dieux. Ce riche est donc une idole comme le Mammon d'iniquité. Remarquons d'ailleurs qu'il n'a pas de prénom. C'est donc chacun d'entre nous. Et comme le nom en Israël donnait une mission, signifiait un destin, ce riche sans nom veut peut-être nous dire qu'en tant que riche on n'a pas de rôle ou de mission particuliers, que la richesse ne donne par elle-même aucun statut spécial, aucun avantage, aucune priorité. D'autre part, Lazare, lui, est nommé. Il est l'unique personnage de toutes les paraboles à porter un nom. El Azar est celui qui aide ou « Dieu a secouru », ce Lazare qui ne peut manger que des miettes, comme la petite chienne syro-phénicienne ! Notons qu'il n'y a pas de jugement moral sur ces deux personnages. Comment le riche est-il devenu riche ? Pourquoi Lazare est-il pauvre ? Non ! rien à ce sujet. Mais le riche voyait chaque jour le pauvre à sa porte et il ne faisait rien. A ce stade du commentaire on peut déjà faire une application du texte à nous-même. Il se peut que nous n'ayons rien fait de mal, mais a-t-on fait le bien ? Et cette omission, dit la parabole, fait déjà scandale. Or, en cette conjecture, arrive celle qui arrive toujours un jour : la mort. Il n'y a pas ici de description d'outre-tombe. Jésus emploie les éléments habituels de la littérature apocalyptique de son temps afin de nous alerter sur les conséquences de nos comportements. Et c'est le second tableau. Le riche est dans l'Hadès, le nom grec du royaume de la mort, un lieu de nulle part ou une fournaise purificatrice. Il est dans le feu, autrement dit : victime de ses désirs qui ne peuvent plus être assouvis. Lazare, lui, est au banquet, image par excellence de la fête conviviale, de la joie d'être unis et symbole du Royaume. Lazare est au banquet, la tête près de la poitrine du patriarche qui lui se tient à sa gauche. Dans ce second tableau, il n'y a pas de procès, pas de jugement. C'est que la mort fige les protagonistes. Chacun se forge lui-même son destin éternel par la qualité de sa vie terrestre. Il n'y a plus de retour en arrière possible, comme il n'y a plus de communication directe possible entre l'au-delà et ce qui continue à se vivre ici-bas. Dans la mort, un abîme sépare terre et ciel. Pas possible non plus d'apporter ne fusse qu'un peu d'eau d'un élu à un damné. Entre sauvé et rejeté, il n'y a plus d'échange possible. Rupture entre élu et damné, faille infranchissable entre ciel et terre, cela signifie bien que l'au-delà préserve le sérieux de notre choix libre et responsable sur cette terre. Ceci est expliqué par la suite de la parabole qui parle du sens de la rétribution finale. Comment ? Par la demande formulée par le riche anonyme à l'endroit de ses 5 frères. La requête rend compte du retournement de la situation. Le riche n'a pas accompli la Loi de Moïse qui insistait beaucoup sur les devoirs sociaux.
En Israël, tous les 3 ans, une dîme était prélevée pour les déshérités. Tous les 7 ans, les paysans devaient laisser une partie de leur récolte pour les pauvres. Tous les 7 ans, il y avait aussi une remise générale des dettes et même une libération des esclaves hébreux. (Deuté. 15) De son côté le prophète Amos, chap. 5 et 6, prévoit même la destruction de la capitale du nord, Samarie, en raison des injustices sociales qui y règnent. Donc, la Loi et les rappels des prophètes sont clairs : si quelqu'un est insensible à la misère de son frère, il est inexcusable, il en sera maudit.
Quelle est la doctrine d'un tel enseignement appliqué à nous-mêmes ? D'abord toute manifestation, fut-elle surnaturelle, resterait toujours impuissante à persuader quelqu'un qui ne veut pas écouter la Parole de Dieu pendant sa vie terrestre. Ensuite, le texte nous dit que le riche, tout riche, n'est jamais un propriétaire exclusif et définitif de son bien, que ce soit l'intelligence, la vertu, la santé, les biens matériels. Il n'en est que le gérant disait déjà St. Luc dans la parabole de l'intendant avisé. Il insiste encore ici.
Le rejet du pauvre, c'est le rejet du Royaume. Pour Luc, seuls les pauvres obtiennent aux riches leur entrée dans la Béatitude. La seule richesse durable est celle de la vie divine. (Lazare dans le sein d'Abraham). Et le fait que ce riche formule une prière d'intercession pour ses 5 frères montre que ce riche, tout riche qu'il soit, reste cependant en manque. Purifié par le feu, par la flamme de l'amour divin, en cet au-delà, il se pourrait bien que l'on garde encore et toujours un c½ur ouvert. Et cela peut encore nous sauver à l'encontre de l'ici-bas où ne règne que notre c½ur de pierre.
Et ces 5 frères, qui sont-ils ? Sont-ce les 5 facultés : vue, ouïe, odorat, toucher, goûter qu'il faut toutes sauver en les vivant pour Dieu dans un service de foi de nos frères ? Ou les 5 frères représentent-ils les seuls juifs avec leurs 5 livres de la Loi, frères à ramener au Christ, à alerter quant au Royaume ? Ou ces 5 frères anonymes seraient-ils le symbole de toute l'humanité, cinq, le chiffre de la complétude et de l'aboutissement, le chiffre de la création et du monde face à son Dieu... Cette humanité à éveiller à l'évangile, à conduire à vivre à la suite du Christ ?
Cependant plusieurs indices nous invitent encore à approfondir la parabole dans une autre direction. Outre son sens moral, un enseignement sur la richesse ; son sens spirituel, une mise en garde contre notre égoïsme, notre auto- suffisance et le peu de ferveur de notre foi, cette histoire du riche et de Lazare pourrait bien avoir une signification religieuse de type sociologique. D'une part, si les pharisiens auditeurs de cette parabole signifient toutes les vertus avec leur richesse religieuse, le grand- prêtre, chef religieux de Jérusalem et du peuple était habillé de pourpre et de byssus, et si, d'autre-part Lazare peut être aussi la figure de tous les pécheurs de cette terre, n'y aurait-il pas une analogie à faire avec ce qui se vit parfois dans notre Eglise contemporaine ? D'une part, l'existence d'une religion établie, possédante, riche de ses valeurs institutionnelles, codifiée dans ses dogmes, ses rites, son droit canon, forte de son magistère et de ses structures et, d'autre part, la présence dans cette église de pécheurs ulcérés de se voir impitoyablement jugés et repoussés par cette institution de purs, de justes, de parfaits (homosexuels, avortées, prêtres défroqués...). N'y a t-il pas en effet, un abîme parfois entre un certain christianisme légaliste et puritain, hautain et juridique et la fraîcheur candide, l'ouverture libératrice de l'Evangile. Si le pécheur n'est pas compris dans l'Eglise, s'il n'y est ni accueilli, ni considéré, c'est qu'il ne s'agit plus de l'Eglise de Jésus-Christ.
En conclusion, un dernier commentaire s'offre à nous. Jésus est la parole de vie, la vie salvifique et la vie plénière qui est venu apporter la miséricorde du père aux pécheurs. Et Jésus fut honni, dépouillé, couvert de plaies. Il est devenu en somme comme Lazare. Lazare, c'est l'image du Christ ! Mort, il fut accueilli, non pas seulement dans le sein d'Abraham mais dans le sein du Père Eternel, là où il siégeait depuis toujours. Et il est ressuscité, comme le riche en appelle à une intervention spectaculaire et exceptionnelle, et cette résurrection n'a convaincu ni ses juges, ni le peuple. Elle ne le pouvait pas puisque ces pharisiens, scribes, prêtres et sanhédrin n'obéissaient ni à la Loi, ni aux prophètes, même s'ils le prétendaient. Leurs observances étaient toutes extérieures et formelles et ils ne suivirent pas plus Jésus pendant son ministère public.
Ainsi, la parabole révèle sa signification ultime : l'importance du message et de la personne historique de Jésus. Puis, elle nous dit que le rejet du pauvre n'est rien d'autre que le rejet du Christ et du Royaume. Enfin, que si les Juifs ne l'ont pas reconnu, les païens, eux, que les Juifs appelaient parfois les chiens, sont venus chercher la vie dans les plaies ouvertes du Seigneur. Or, nous sommes de ces gentils-là. Aussi, essayons d'être fidèles à cette vie de foi qui nous veut humbles, persévérants et fraternels, et comme le pauvre Lazare nous seront nous-aussi éternellement reçus au festin des noces célestes la tête reposant sur le sein chaleureux du Père Eternel.