J'ai choisi avec votre Pasteure, de venir en dominicain, parce que cet habit, pour St. Dominique, était hautement symbolique. Dans l'habit blanc, dont la couleur biblique est réservée à Dieu, Dominique voyait un habit de lumière et l'exigence pour ses fils d'être dans le monde un reflet de la bonté divine. Habit de paix, car les hommes de guerre et les hommes d'affaires portaient l'habit court et le collant ; les gens de paix, l'habit long. Habit de pauvre, il nous rappelait que, dans notre ministère, nous étions de passage( un autre moissonnera...), et que nous devions aussi être toujours prêts à recevoir la lumière et la fraternité des autres. Le message des textes de ce jour va nous ramener à l'essentiel et être une leçon pour nous tous. Le premier texte nous donne un témoignage admirable de Pardon (1er livre de Samuel, 26,2). Celui de Paul ( 1Cor.15,15-19), nous rappelle qu'enfant de la terre, avec tout notre poids humain, nous sommes cependant devenus enfant du ciel sous le souffle de l'Esprit. Et l'extrait de l'Evangile de Luc nous livre toute une prédication donnée par Jésus dont l'évangéliste avait vu l'importance puisqu'il l'insère directement après sa version des Béatitudes. Les conseils évangéliques du Seigneur sont centrés sur le primat de la charité. Ici aussi, il est question de miséricorde et de pardon, non d'un amour facile ou à fleur de peau, non d'amour calculateur ou ergoteur, non de bonté vécue avec une âme crochue qui rentabilise la générosité.
La charité fraternelle ! Quintessence du christianisme ! Premier témoignage rayonnant du disciple et propre de l'agir chrétien. De tout cela, nous sommes persuadés, mais comme cet amour de l'autre est difficile et comme il est exigeant de s'harmoniser entre nous ! Toutes les religions proclament l'amour de Dieu comme premier. Toutes les philosophies s'honorent de l'amour du prochain, et même du pardon des offenses et de l'amour des ennemis. Des spéculations des Upanisads au thème de la bienveillance chez le bouddha, de la loi d'or des rabbins juifs ( Hillel notamment), au thème du respect chez Lao Tsu, de la compassion chez les stoïciens et les pythagoriciens à la présence de la « miséricorde » d'Allah dans le Coran ! Mais, ce qu'il y a d'unique et d'original dans le christianisme, c'est ce lien que Jésus met entre l'amour pour Dieu et l'amour du prochain. Jamais, nulle part ailleurs, ce lien n'est aussi fortement marqué. L'originalité du christianisme c'est cette relation établie entre l'amour fraternel et notre propre amour de Dieu et la signification donnée à l'amour.
Dans l'amour d'autrui, Dieu devient réel pour l'homme, Dieu devient personne pour l'homme. Si Dieu est lui-même, indépendamment de nous, plénitude et absolu d'amour ; si le Tout-Autre est une intériorité absolue de conscience et d'amour, si Dieu est autre chose que la somme de toutes nos amours de charité, pour nous, il devient réel et personnel à travers nos frères. Il faut être frères entre nous pour que Dieu soit réellement Père pour nous. Il faut faire la fraternité humaine sans cela la paternité divine est dépourvue de sens. Le danger de toute religion est de s'illusionner sur Dieu. Nous croyons « penser » à Dieu d'autant plus que, parfois, nous ne pensons qu'à lui et à personne d'autre. Nous sommes pleins d'élan vers lui, pris dans des bouffées de piété qui nous isolent en Lui. Mais, dans le christianisme, quand nous disons à Dieu » Tu es mon Dieu, tu es mon Tout. » Jésus répond » Ton prochain est aussi ton Dieu, ton voisin, c'est moi ! ». Quand nous vivons une paisible intimité avec Dieu, Dieu nous ramène ou nous lance vers nos frères. Nous n'aurons pas plus d'amour réel pour Dieu que nous n'aurons de compassion concrète pour nos frères. Nous ne serons pas plus près de Dieu que nous ne le serons du prochain. 64 fois, dans l'évangile, Jésus parle de l'amour du prochain, beaucoup plus que de l'amour pour Dieu. Jésus en parle toujours comme du signe de l'amour du disciple pour son Dieu. Ainsi le mystère de la charité fraternelle s'enracine bien dans le mystère de l'incarnation. Un autre aspect fait aussi l'originalité chrétienne de cette charité. C'est la valeur eschatologique de cet amour. Vous connaissez le critère du jugement dernier chez Matthieu (25-31 : vêtir, nourrir, désaltérer, visiter son frère, c'est ...Jésus). Nous savons aussi par St. Jean que le but de l'aventure humaine, c'est l'unité de tous en Dieu dans l'amour du Père. (Jean 14 au chap. 17 que le pasteur protestant luthérien David Distractus appelait la « prière sacerdotale »). Nous pouvons affirmer que dans un monde où l'homme n'a plus assez confiance en l'homme pour éviter que les différends ne se règlent dans la haine et le sang, nous, nous croyons que quelque chose tient bon à quoi l'espérance peut se raccrocher. Nous croyons à « la force d'aimer », à la promesse que le monde pécheur ressuscite et entre dans la rédemption de par un seul geste d'amour vrai. Le plus petit geste d'amour, le plus méprisé ou le plus inconnu, le plus méconnu ou le plus bafoué, va dans le sens de l'histoire Il fait aboutir l'histoire humaine et la fait basculer en Dieu. Tout ce qui, par la médiation du c½ur de l'homme à été consacré et offert au Seigneur, sera éternellement récupéré par Dieu, repris dans la grande récapitulation christique dont parle St. Paul. C'est là, la foi qui donne à notre amour sa dimension d'éternité. L'amour est premier parce qu'il incarne Dieu parmi nous, à l'instar du Christ, et parce qu'il construit le Royaume. Pourquoi s'aimer sinon parce que Dieu s'est identifié à chacun d'entre nous et qu'il nous a confiés les uns aux autres et que nous sommes tous semblables.
Dieu s'est confié à nous dans et par nos frères. « Ce que vous faites aux plus petits des miens... » Dans une flaque d'eau, on peut voir un peu d'eau sale, boueuse, nauséabonde, mais dans la même flaque d'eau je puis voir le reflet du ciel et l'image du soleil. Dans les autres, je puis apercevoir leurs limites, leurs défauts mais mieux, regarder leurs vertus et qualités. Il n'est alors pas possible de ne pas avoir de la sympathie pour un enfant de Dieu quand on y voit la force sacrée du Père.
Dieu nous a confiés les uns aux autres. Il nous dit que par là, il veut notre bonheur puisque seul l'amour rend heureux et que nous ne pouvons rendre un être meilleur qu'en le rendant heureux ! Lorsqu'on partage un gâteau il diminue. Lorsqu'on partage un toit rien ne change, tout reste en place. Par l'affection, il en est autrement de nos joies et de nos peines. Mettre ses joies en commun et connaître ce mystère de les voir grandir et se multiplier ! Mettre ses peines en commun et connaître ce mystère autrement étrange de les voir s'amoindrir et diminuer ! Par l'amour, Dieu nous confie les uns aux autres et, c'est là, vivre ce que nous connaissons ce matin entre nous. En effet, aimer c'est connaître l'émotion née de la joie d'être ensemble et ressentir une promotion de soi-même par l'accueil d'autrui.
Nous sommes tous pareils et, cependant, tous différents. Oui, il n'y a pas d'ange parmi nous. Ce mystère de l'ambiguïté humaine, St. Paul l'avait déjà perçu : « je ne fais pas le bien que je voudrais faire et je fais le mal.... Ambiguïté : source de nos heurts et de nos déchirements, fondement de nos différences ! Si nous nous demandons pourquoi il est si difficile de nous aimer et de cheminer en harmonie l'un vers l'autre, il faut bien reconnaître que cela réside en nos différences. Différents par l'âge, par l'éducation, l'intelligence, la santé et notre niveau moral et spirituel. Nous posons les problèmes différemment et nos solutions sont diverses, voire divergentes ou opposées. Ayant des vécus différents, il nous est parfois pénible de dialoguer. Nos sensibilités et nos options nous séparent. Il n'y a pas que l'adolescent qui aime en copiant l'autre. Le fan imite sa vedette. Il reproduit sur lui la coiffure, le maquillage, l'habillement de sa star favorite. Il aime par clonage. Il en va autrement de l'adulte. Adulte, nous comprenons que loin d'éliminer nos distinctions et de minimiser nos différences, nous devons être de plus en plus respectueux de ces distinctions et attentifs à ces différences car elles constituent les seuls chemins et les meilleures pistes pour aller à la découverte de l'autre, de ce que mon frère ou ma s½ur sont en tant qu'autre. Ce tout différent de moi, cet au-delà de moi-même.
La difficulté de s'harmoniser à son origine dans nos différences ! Evoquons dès lors l'importance de la relation conflictuelle. Dans un monde où tout est construit sur des rapports de force, où seul le « battant » triomphe, il est urgent de redonner son sens réel et humain au conflit. Sachons d'abord qu'une relation affective n'est jamais totalement harmonieuse. Elle est faite de oui et de non, de pour et de contre, d'attrait et de retrait. L'ordre de l'amour est un lieu d'interaction avec ses moments fusionnels et ses ajustements et réajustements constants.
Mais le conflit n'est pas la guerre. La guerre, c'est la domination de l'un par l'autre, la destruction de l'adversaire, l'élimination de l'autre, la mort de l'ennemi. Le conflit dont il est question, lui, entre gens qui fondamentalement se respectent ou s'estiment, invite à approfondir nos convictions, à repenser notre point de vue, à percevoir le bien-fondé de l'opinion de l'autre. S'il y a conflit c'est qu'il n'y a pas indifférence. L'amour indifférent laisse périr son objet. L'amour possessif l'étouffe et le tue. L'amour oblatif, seul, le promeut. Le conflit invite à réfléchir à tout ce qui nous unit, à inventer des solutions originales. L'amour ça rend débrouillard. Il faut faire de nos crises des crises de croissance.
Il nous faut aussi évoquer, comme les textes le suggèrent le pardon. On dit que les femmes pardonnent mais n'oublient pas. Que les hommes, eux, sont tellement égoïstes qu'ils oublient au lieu de pardonner. Les femmes auraient trop de mémoire et les hommes si peu d'intérêt pour les autres qu'ils oublieraient même de leur en vouloir. Je pense que nous valons plus et mieux qu'un tel jugement ! Mais, cela révèle la confusion que nous faisons entre oubli et pardon. Comment pardonner si l'on a tout oublié ? Pardonner, c'est refuser de se venger et de laisser la faute et la blessure rayonner en nous. Le pardon, c'est la mémoire généreuse du passé. Le pardon n'oublie pas, il traverse, il dépasse. Le mal commis reste. La blessure ancienne n'est pas supprimée mais, elle n'est plus source de grief, de revendication, de vindicte ou de vengeance. En théologie, l'excuse n'existe pas mais bien le pardon. Là où l'excuse prétend oublier, le pardon, lui, n'oublie jamais. Toutes les paraboles qui abordent le pardon montrent le Christ regardant les choses en face et l'accusé ou le pécheur. Ensuite, il s'agit de prendre conscience de la faute, de tenir compte de ce qui nous y a amené pour y échapper et continuer à avancer. Le pardon implique le partage de la faute. C'est la question de la réconciliation et de la réciprocité qui est sous jacente ici. Se réconcilier, c'est accueillir le pardon de l'autre. C'est le lui offrir et l'accueillir, l'un et l'autre sont difficiles. C'est là une humble demande, comme dans la formule de politesse : » Je vous prie de m'excuser » et non « je m'excuse »... L'offensé qui pardonne, coupe les liens qui retenaient l'offenseur dans sa faute. Par le pardon, je ne reste pas emprisonné dans le ressentiment, la ranc½ur ou la récrimination. J'assume le passé douloureux pour en changer les conséquences. Le passé cesse de condamner le présent. La faute cesse d'hypothéquer l'avenir. Je ne réduis pas mon frère à sa faute, je lui ouvre un espoir pour vivre. Je le restitue à sa propre liberté, à sa dignité. Pardonner c'est proclamer qu'un avenir est toujours ouvert. C'est affirmer ne jamais désespérer de mon frère. Quand Jésus pardonnait, il réintégrait le pécheur dans une vie sociale nouvelle, dans une vie fraternelle et festive.
Ouvrons-nous au pardon par l'humilité, c'est à dire par la connaissance de nos propres limites et la reconnaissance de nos propres fautes personnelles. Comprendre est toujours anti-inflammatoire. Par la compréhension nous ne sur valorisons pas la blessure reçue et la faute n'arrive plus à défigurer en l'autre la force sacrée de Dieu. Faisons cet accord tacite entre nous, entre personnes qui s'aiment bien, et quelle que soit la situation, de toujours faire le premier pas. Sachons montrer à l'autre que nous ne lui en voulons pas et dépasser la peur d'être rabroué si nous avons mal agi envers lui en connaissant qu'il vit, en miroir, la même situation, la même réticence à faire le premier pas ou la peur d'une réaction négative toujours possible. Et lui, ému et reconnaissant se jettera dans nos bras. C'est là l'accord tacite dont il est question.
Enfin, on nous dit toujours qu'il faut aimer les autres. Mais, pour aimer bien, il faut être aimable, capable d'être aimé. Pour bien aimer, commençons par nous aimer nous-même. Il faut être doux envers soi-même. A vivre 24h/24 avec soi-même, nous nous trouvons parfois « insupportable ». Or, les gens mécontents d'eux-mêmes accablent toujours leur entourage. Notre entourage « paye » toujours notre manque d'équilibre personnel. Pour nous bien aimer voyons nos qualités non comme des privilèges qui nous donneraient des avantages, des pouvoirs et des droits mais comme des exigences, créatrices de devoirs et ouvertes aux services. Quant à nos défauts, il faut, à la fois ne pas en prendre son parti et cependant ne pas s'acharner contre ses limites. Ne nous laissons pas étouffer par nos défauts. Certes, nous sommes toujours enracinés dans notre passé, à nous de ne pas nous y enchaîner ...surtout s'il fû défectueux. Nos fautes, confions-les à Dieu. Lui néantise le mal quand il pardonne.
Si nous nous offrons de réaliser ce programme auquel nous invite la Parole de Dieu, nous pourrons vivre ce v½u que je vous adresse, ce souhait à incarner : que ceux qui vous côtoient soient heureux ! Que ceux qui vous quittent soient meilleurs !