« Le Christ est le médiateur d’une alliance nouvelle, d’un testament nouveau. »
(Lettre aux Hébreux 9,15)
Le sang de l’alliance (Exode 24,3-8)
Moïse vint rapporter au peuple toutes les paroles du Seigneur et toutes ses règles. Tout le peuple répondit d’une seule voix et dit : « Toutes ces paroles que le Seigneur a dites, nous les mettrons en pratique. » Moïse écrivit toutes les paroles du Seigneur. Il se leva de bon matin et il bâtit un autel au pied de la montagne, et il dressa douze pierres pour les douze tribus d’Israël. Puis il envoya des garçons parmi les fils d’Israël, et ils offrirent des holocaustes et immolèrent au Seigneur, en sacrifice d’alliance, des taureaux. Moïse prit la moitié du sang et le mit dans des bassines ; puis avec l’autre moitié du sang il aspergea l’autel. Il prit le livre de l’alliance et il le lut aux oreilles au peuple. Et ils dirent : « Tout ce que le Seigneur a dit, nous le mettrons en pratique et nous écouterons. » Moïse prit le sang, en aspergea le peuple, et dit : « Voici le sang de l’alliance que le Seigneur a conclue avec vous sur la base de toutes ces paroles. »
La scène qui fait l’objet de la lecture est centrée sur la conclusion effective de l’alliance entre le Seigneur et Israël au Sinaï. Elle en est presque la conclusion. Pour saisir de quoi il est question, il est utile de se rapporter à la scène qui fait pendant à celle-ci au début du long récit consacré à l’alliance (Exode 19–24). C’est le moment où, par l’intermédiaire de Moïse, Dieu propose à Israël de conclure une alliance avec lui. Voici ce qu’il demande à Moïse de communiquer à Israël : « Vous avez vu ce que j’ai fait à l’Égypte, que je vous ai portés sur des ailes d’aigle et vous ai amenés jusqu’à moi. Maintenant, si vous écoutez ma voix et gardez mon alliance, vous serez mon domaine particulier parmi tous les peuples ; en effet, toute la terre est à moi, mais vous, vous serez pour moi un royaume de prêtres, une nation sainte. » (Exode 19,4-6) Cette proposition, que j’ai commentée pour la Pentecôte, vise à faire du peuple libre qu’Israël est devenu en sortant d’Égypte, l’allié de Dieu dans son désir de vie pour toutes les nations, tous les humains. Il s’agit d’en faire une « nation sainte » à travers son lien à Dieu pour qu’elle serve de « prêtre », c’est-à-dire de médiateur, entre le Seigneur et les autres nations.
Aux paroles que Moïse lui répète, le peuple donne un accord de principe qui permet à Dieu d’aller de l’avant et de sceller l’alliance autour des Dix paroles. Ces paroles ont une double fonction : d’une part, établir une relation spéciale entre Israël et Dieu, d’autre part, valider les lois de base qui sont celles des autres nations en signe de son appartenance au concert des peuples. Dieu commente ensuite les dix paroles, comme pour montrer qu’elles sont à traduire dans les situations variées de la vie et de l’histoire. C’est ici que commence la scène qui fait l’objet de la lecture, quand Moïse revient vers le peuple et lui répète « les paroles » (les dix commandements) et « les règles » (les commentaires), auxquelles le peuple donne alors son assentiment. Sa déclaration manifeste que les deux partenaires sont d’accord entre eux sur les termes de leur alliance. On peut donc rédiger un document, une charte, qui entérine cet accord, et sceller l’alliance celle-ci par des rites qui la signifient.
Moïse commence par poser une sorte de décor : il édifie un autel et dresse 12 stèles. L’autel symbolise la présence de Yhwh et les stèles les composantes du peuple. Ce décor figure et donc rend visibles les acteurs que les rites vont unir. Le premier de ceux-ci, ce sont des holocaustes, un repas que le peuple offre à Dieu, puisque toute la victime monte vers lui sous forme de fumée. Ils sont suivis de sacrifices d’un autre genre, souvent appelés sacrifices de communion (ou de paix) où la victime est partagée entre Dieu, le peuple et les servants qui les offrent. Aux holocaustes qui lui sont offerts, le Seigneur répondra quand les représentants du peuple qui monteront ensuite sur la montagne mangeront et boiront en sa présence le repas qui leur sera servi (verset 9-11). Ce triple repas est significatif de ce qu’est l’alliance. Elle est d’abord service du partenaire : chacun offre à manger à l’autre. Elle est aussi confiance en l’autre et en sa volonté de vie : chacun en effet mange la nourriture que l’autre lui a préparée sans en consommer lui-même. Elle est aussi partage et communion puisque, dans les « sacrifices de paix », les partenaires communient en partageant le même repas.
Le sang des bêtes immolées, qu’il est interdit de consommer, est utilisé pour un autre rite : une double aspersion, sur l’autel d’abord puis sur le peuple. Le sang, dit une loi du Lévitique (17,14), c’est la vie. La double aspersion signifie donc que Dieu et le peuple sont désormais liés par la même vie. Mais ce rite a encore une autre dimension : c’est le rite de la consécration des prêtres dans l’Ancien Testament (voir Exode 29,20-21 ; Lévitique 8,22-24). Ainsi, par ce « sang de l’alliance », Israël acquiert le statut de « royaume de prêtres », médiateur de la relation entre le Seigneur et les autres nations. Cependant, avant de procéder à la seconde aspersion et de consacrer Israël pour ce service, Moïse a lu la charte qui servira de témoignage et de mémorial de l’alliance. Et c’est seulement après que le peuple a répété pour la troisième fois son engagement solennel que le sang établit définitivement le lien vital avec son partenaire divin : « Tout ce que le Seigneur a dit, nous le mettrons en pratique, et nous écouterons ».
À mes yeux, il est étonnant que l’on ait « oublié » la toute fin de ce récit. « Et Moïse monta, et Aaron, [ses fils] Nadav et Avihou et 70 parmi les anciens d’Israël. Et ils virent le Dieu d’Israël, et, sous ses pieds, comme une œuvre de brique de saphir et comme l’essence même des cieux en pureté. Et sur les notables des fils d’Israël, il ne porta pas la main, et ils contemplèrent le Dieu, et ils mangèrent et ils burent » (v. 9-11). Si, dans ce texte, il y a un lien avec l’Eucharistie qui est au cœur de la « Fête-Dieu », c’est bien ce moment où, par la vertu de l’alliance, les représentants d’Israël sont reçus à la table de Dieu qu’ils contemplent dans son indescriptible beauté, dans sa majesté indicible. Selon plusieurs passages bibliques, « on ne peut pas voir Dieu sans mourir » (par ex. Exode 33,20). Pourtant, ici Dieu se laisse contempler par ceux qui sont désormais ses partenaires et qui, loin de périr, se nourrissent plutôt de sa présence…
La dernière Cène (Marc 14,12-16.22-26)
Le premier jour de la fête des pains sans levain, où l’on immolait l’agneau pascal, les disciples de Jésus lui disent : « Où veux-tu que nous allions faire les préparatifs pour que tu manges la Pâque ? » Il envoie deux de ses disciples en leur disant : « Allez à la ville ; un homme portant une cruche d’eau viendra à votre rencontre. Suivez-le, et là où il entrera, dites au propriétaire : “Le Maître te fait dire : Où est la salle où je pourrai manger la Pâque avec mes disciples ?” Il vous indiquera, à l’étage, une grande pièce aménagée et prête pour un repas. Faites-y pour nous les préparatifs. » Les disciples partirent, allèrent à la ville ; ils trouvèrent tout comme Jésus leur avait dit, et ils préparèrent la Pâque. […]
Pendant le repas, Jésus, ayant pris du pain et prononcé la bénédiction, le rompit, le leur donna, et dit : « Prenez, ceci est mon corps. » Puis, ayant pris une coupe et ayant rendu grâce, il la leur donna, et ils en burent tous. Et il leur dit : « Ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la multitude. Amen, je vous le dis : je ne boirai plus du fruit de la vigne, jusqu’au jour où je le boirai, nouveau, dans le royaume de Dieu. » Après avoir chanté les psaumes, ils partirent pour le mont des Oliviers.
Du passage de Marc, on a ôté le dialogue qui précède le partage du pain et du vin. Il concerne la future trahison de Jésus. Tous les disciples se sentent concernés quand Jésus dit que l’un d’eux s’apprête à le trahir : tristes, chacun à son tour demande à Jésus « Est-ce moi ? ». Chacun confesse ainsi sa fragilité, sa conscience d’être capable de trahison. C’est pourtant à ceux-là que Jésus donne ensuite toute sa personne, corps et sang – y compris, d’ailleurs, à cet homme dont il dit qu’il vaudrait mieux qu’il ne soit pas né (verset 21).
Les gestes de Jésus sont simples et ses paroles le sont tout autant. En bénissant le pain, Jésus reconnaît d’abord que ce pain et ce qu’il représente sont d’un Dieu généreux et bienveillant. Il rompt ensuite le pain en signe de partage et de communion. Puis il précise – de façon inattendue – que c’est lui-même qui, au moment où il se prépare à donner sa vie, se livre en nourriture par le truchement de ce pain. La parole sur la coupe modifie à nouveau radicalement sa signification. Elle fait voir dans le vin que les disciples viennent de boire autre chose que ce que leurs sens ont perçu : c’est son sang, sa vie qu’il donne en signe d’une alliance nouvelle. En lui, Dieu s’unit intimement aux humains qui l’accueillent. L’allusion au passage d’Exode 24,8 est évidente. Elle souligne cependant la différence : désormais, ce n’est plus une aspersion extérieure du sang d’une bête qui signifie leur union ; c’est une communion de vie qui la réalise grâce au don que Jésus fait de lui-même. Comme le dira l’auteur de la Lettre aux Hébreux, « en répandant, non pas le sang de boucs et de jeunes taureaux, mais son propre sang, le Christ a obtenu [pour les humains] une libération définitive ». Voilà pourquoi « il est le médiateur d’une alliance nouvelle » (Hébreux 9,12 et 15).
André Wénin