St. Matthieu, évangéliste et apôtre, est un homme précis et un bon pédagogue. Il a ordonné la vie de Jésus en alternant la parole et les actions du Messie en des doublets constants. Chez Matthieu, on voit Jésus à l'½uvre et on l'entend parler. Dans l'exhortation de cette parabole, plusieurs indices nous font comprendre qu'un acte important va se passer.
Cette parabole est le point central du plus important des 5 discours qui divisent l'évangile de Matthieu. Le grand discours sur les paraboles du Royaume est le 3ème. Des 5 discours. Il est donc au centre de cet évangile. Autre indice de son importance, Jésus est assis et les gens, eux, écoutent debout. C'est une foule immense, note St. Matthieu. Ce symbolisme voulu a une signification. Devant toute l'humanité, Jésus prend la position du juge, de celui qui se prononce définitivement, comme Dieu le fera au jugement dernier. Autre indice, Jésus parle : « il dit beaucoup de choses » selon l'expression de l'évangéliste. Il faudrait traduire : Jésus « révèle ». Et ce mot est repris 5 fois. Il s'agit donc bien d'une révélation importante.
Enfin, la dernière clef, est l'introduction du discours : »En ces jours-là » : nous sommes à Capharnaüm, près du lac de Génésareth, appelé par les contemporains : mer de Galilée. Cette formule fait toujours allusion au « jour du Seigneur » c'est à dire un moment où Dieu se manifeste, où Dieu sort de son silence. Et l'on est renvoyé à l'incarnation du verbe, moment où le Fils, Parole du Père, sort du Père et descend du ciel pour faire irruption dans l'histoire.
Avant de dire un mot sur ce que nous faisons de cette parabole, acte de révélation de Dieu, il nous faut nous interroger sur l'identité de ce semeur qui nous est présenté ici. Qu'elle est la révélation première que Dieu veut nous faire ? Porte-t-elle sur les différents terrains en question ou sur le Semeur ? Matthieu insiste d'abord sur le symbole de Jésus- Semeur :« Un semeur sortit pour semer » dira-t-il.
Le peuple d'Israël, dans son attente du Messie promis, n'attendait pas un semeur, un moissonneur, mais un Messie et un maître puissant. Israël l'avait proclamé. Avec le Messie on allait assister à la grande épuration du jugement final. Si Jésus est Christ, oint et messie, il doit causer le grand bouleversement final, il doit détruire définitivement le mal, libérer Israël de l'ingérence illégitime du pouvoir impérial romain, mettre un point final à l'histoire humaine païenne, et même, il doit enfin introduire les élus dans la Gloire. Or que se passe-t-il ? Pas grand chose ! Cet ex-charpentier, prédicateur pérégrinant, raconte des histoires, soulage et guérit, conteste ouvertement le Sanhédrin, mange avec les pécheurs(il est donc contaminé par le mal), parle aux femmes, se laisse toucher par elles et défend une adultère. Etrange Messie ! D'ailleurs, les titres que Jésus se donne dans le chap.9 de St. Matthieu vont dans le même sens. Il est le serviteur qui enlève les infirmités des hommes. Il est le Seigneur de la moisson et le maître de la tempête. Il est le « Fils de l'homme », titre messianique par excellence, qui pardonne. Il est le médecin. Il se présente comme le berger, le bon pasteur d'un troupeau qu'il mène paître. Il est l'époux, amoureusement épris d'une humanité qu'il comble de sa présence et dont l'absence, un jour, sera comme un jeûne préparatoire à une renaissance éternelle. Il n'est pas comme un époux, il est l'époux. Il n'y en a qu'un au monde. Il joue ce rôle qui n'appartient qu'à lui. Il est totalement identifié à son personnage. En tous ces titres cités, il est aussi totalement absorbé par son ½uvre qu'un inventeur par sa recherche ou un grand acteur par son personnage. Par tous ces titres- symboles, Jésus fait apparaître sa propre nature, il révèle son identité.
Ici donc, l'ex-charpentier devient semeur. Mais dans sa vie, on vient de le rappeler, il côtoie le mal. Aussi, ce semeur, on le surveille de près, on l'accuse même de diablerie et de perturber la foi d'Israël et l'ordre public, à tel point que Jean-Baptiste lui-même, dans sa prison, est pris de doute. A la question du Baptiste et de beaucoup sur l'identité du Messie, Jésus répond par cette parabole et nous dit, comme à ses auditeurs du moment : ce n'est pas l'heure de l'engrangement, ce n'est pas encore le temps de la moisson, c'est le temps des semailles, c'est le temps des commencements et des recommencements. Il sait la résistance du monde face au bon grain de sa Parole. Mais il sèmera. Et la semence rencontrera bien un jour, quelque part, la bonne terre. Isaïe55 l'avait déjà dit : on n'arrête pas la Parole de Dieu. La fine pointe spirituelle de la parabole est là. Le beau geste large du semeur symbolise l'infinie et merveilleuse prodigalité de Dieu. L'agriculteur divin déploie le grand champ d'amour de son Royaume. Le Messie proclame à tous vents la Bonne- Nouvelle du salut et annonce une ère de grâce à toute l'humanité. L'identité de Jésus- Messie est là dans sa magnanimité de vie et de pardon. L'identité de Dieu est là dans la grandeur plénière de son amour.
Jésus avait mis l'accent sur le labeur du semeur. Matthieu, lui, donnera une explication aux premières communautés chrétiennes de cette histoire en mettant l'accent, non sur le travail du semeur, mais sur les différents terrains qui recueillent la semence et qui sont les manières dont tout disciple peut recevoir l'annonce du Royaume. Ces différents terrains ne définissent pas seulement des groupes particuliers ou des catégories bien définies de chrétiens, ils nous disent encore comment chacun de nous cultive en lui-même la Parole de Dieu, quel accueil chaque disciple lui réserve. Toutes ces semailles, nous les retrouvons en chacun d'entre nous à différents moments de notre vie spirituelle. Les terres arides ou les maquis broussailleux expriment, chacun à leur manière, la pauvreté de notre accueil.
Parfois, nous sommes si distraits ou si indifférents, si lunatiques ou inconscients, si peu persévérants ou si centrés sur nous-même ! Et la Parole de Dieu passe. Nous la laissons s'étioler comme les graines mangées par les oiseaux. D'autres fois, notre c½ur n'est pas disponible. Nous sommes encombrés par nos soucis, si enfermés dans nos défauts, étouffés par tant de préoccupations farfelues et futiles que la parole entendue se perd. Cette parole de vie s'égare comme perdue dans les ronces de nos inquiétudes inutiles et de nos bonnes intentions stériles. A d'autres moments encore, on entend cette parole et on se dit : « Il faut agir ! » Mais voilà, nous sommes si sollicités par nos prestations en tout genre, si stressés par nos vies surpeuplées qu'il y a mieux à faire que répondre à nos engagements religieux. Oh ! bien sûr on essaye un peu, un petit peu, un peu trop vite, un peu trop court, puis on se laisse reprendre par le train-train coutumier de la vie et ses sollicitations journalières, et on remet à plus tard, c'est-à-dire à jamais, nos devoirs spirituels. Et la Parole de Dieu meurt, comme ces graines sans racines qui sèchent et périssent sur l'asphalte durcie de notre vie profane. Mais s'il y a des échecs et des gâchis, il n'y a pas que cela en nous. Il y a mieux. Il y a aussi du positif . Notre c½ur qui écoute et qui comprend, qui accueille et qui réfléchit est le bon terreau qui garde la vérité libératrice de la foi et qui la médite, l' âme fidèle et généreuse qui s'engage, aime et agit.
Une dernière leçon de la parabole regarde l'Eglise. L'évangéliste Matthieu note que Jésus monte dans une barque. Elle est le symbole évangélique de l'Eglise comme l'eau est l'image biblique du monde inconsistant, fragile, dangereux, incertain où règnent les forces du mal. Il y a là une lumière sur le rôle de l'Eglise. L'Eglise doit circuler vers tous les rivages. L'Eglise doit parler à toutes les cultures. L'Eglise doit comprendre qu'il faut semer, semer toujours, sans préjuger des résultats, semer sans oublier aucun sol, sans juger les terrains qu'elle sillonne.
Mais, voilà, au lieu de semer l'Eglise veut elle-même aussi moissonner. L'Eglise oublie qu'elle n'est pas le Royaume. Elle veut elle-même percevoir les résultats, avoir la décision finale, jouir déjà de la récolte définitive. Mais, c'est à l'infinie miséricorde de Dieu, à sa sagesse que l'Eglise doit laisser le soin ultime de moissonner et d'engranger. D'une part, le disciple ne doit jamais être en avance sur le calendrier de la vie, ni l'apôtre sur le calendrier divin ; d'autre part, le Royaume n'est pas de l'ordre irréel de l'utopie ou des désirs terrestres du magistère, mais il est de l'ordre de la conversion et de la sainteté.
A chacun d'accueillir la Parole de Dieu selon ce qu'il est, selon ce qu'il peut, mais aussi selon ce qu'il veut, selon sa bonne volonté foncière. Peut-être serons-nous parfois des disciples pleins d'enthousiasme, comme Pierre et André, Jacques et Jean quand on vient les appeler à laisser derrière eux leurs filets. Ou, peut-être, nous sentons-nous menacés, comme ces mêmes disciples quand ils jugent inquiétant cet homme étrange qui les entraîne jusqu'au Golgotha. Ou peut-être encore, nous trouverons-nous plutôt dans le désespoir comme Pierre sur le chemin de la croix ou ces 2 disciples déboussolés sur le chemin d'Emmaüs. Ou tout simplement, sommes-nous plongés dans le doute, comme les foules du temps de Jésus ou nous-même aux époques de conjectures obscures et périlleuses.
Aussi, rappelons-nous, humblement et inlassablement, que nos efforts de perfection seront toujours porteurs de déceptions parce que jamais parfaitement atteints. D'où les éternelles tentations de fuite, d'abandon et de découragement. Mais plutôt que de courir après la fleur bleue d'une intégrité perdue ou le mythe d'une innocence absolue, appliquons-nous plutôt à recevoir les exigences de l'Evangile dans le terreau généreux de notre bonne volonté première et de nos efforts patients, soutenus, quotidiens. La bonne terre en nous est toujours là. Dès lors, le projet d'amour de Dieu sur nous réussira malgré la lourdeur du monde pécheur et de notre incommensurable faiblesse personnelle.
La miséricorde de Jésus- semeur, ce n'est pas la capacité de Dieu à oublier mais la compassion indicible du Seigneur, c'est son infinie fertilité qui donne vie à ce qui était mort. Toute vie humaine, même dégradée, peut faire refleurir son printemps. A nous d'être, pour ce faire, le jardinier de Dieu sur les terres fertiles de nos vies.